DOI: 10.22455/2500-4247-2016-1-3-4-174-183 УДК 821.111 ББК 83.3(0)9
PORTRAIT DE L'ARTISTE EN SINOLOGUE CAMILO PESSANHA (1867-1926) ET LA CHINE
Gérard М. М. Siary
Université Paul Valéry Route de Mende 34199 Montpellier Cedex 5
France
Received : 15 June 2016
ПОРТРЕТ ХУДОЖНИКА КАК СИНОЛОГА: КАМИЛО ПЕСАНЬЯ (1867-1926) И КИТАЙ
© 2016 г. Жерар М. М. Сиари
Университет «Поль Валери», Монпелье, Франция
Дата поступления статьи: 15 июля 2016 г.
Аннотация: В данной статье рассматривается специфика образа Китая в творчестве португальского поэта-символиста К. Песаньи; пристальное внимание сосредоточено не столько на месте Песаньи в истории португальской литературы, сколько на компаративистском аспекте, а именно на изучении представления Восточной Азии в культуре Запада, а также на связанном с ним европейском ориентализме. Образ Китая в творчестве Песаньи амбивалентен и во многом сформирован теми «мифами», которые сложились в конце XIX-XX вв. под пером писателей, публицистов и ученых-ориенталистов эпохи декаданса, чья проницательность преодолела многолетнюю закрытость китайской культуры. Песанья не любит и даже презирает Китай, однако очарован энергией этой страны, ее культуры и жителей; особое внимание Песанья уделяет Макао, который оказывается символом португальской империи. При помощи образа Макао Песанья рассуждает о прошлом, настоящем и будущем Португалии, которая может возродиться и обрести свою былую силу.
Ключевые слова: Песанья, Китай, Португалия, Макао, синофобия, декаданс.
Информация об авторе: Жерар М. М. Сиари — доктор сравнительной литературы, профессор; Университет «Поль Валери», Монпелье, Франция, 34199 Montpellier Cedex 5 France. E-mail: gerardsiary@gmail.com
Abstract: This essay analyzes the image of China in the work of the Portuguese poet C. Pessanha. Not only it focuses on Pessanha's place in the history of Portuguese literature but also analyzes such comparativist aspect as the image of East Asia in the Western culture and European orientalism. The image of China in Pessanha's work is ambivalent and was developed under the influence of the "myths" invented by
the turn-of-the-century decadent writers, essayists, and orientalists whose insights peeped into the hitherto impenetrable and closed Chinese culture. Pessanha does not like and even despises China but is fascinated by the vital energy of this country and its people. He pays special attention to Macau that becomes for him the symbol of Portuguese Empire. Through the image of Macau, he talks about the past, the present, and the future of Portugal, a country that he believed could be reborn if regained its energy.
Keywords: Pessanha, China, Portugal, Macao, sinophobia, decadence.
Information about the author: Gérard M. M. Siary, PhD in comparative literature, tenured professor; Université Paul Valéry, Route de Mende 34199 Montpellier Cedex 5 France. E-mail: gerardsiary@gmail.com
Le propos qui suit relève moins des études portugaises que de la littérature générale et comparée. En effet, pour avoir travaillé sur les voyageurs européens au Japon, je m'intéresse aux représentations de l'Asie orientale en Europe et à l'histoire de l'orientalisme. D'où l'idée de mettre en perspective l'Orient chinois de Camilo Pessanha (plus loin, CP) par rapport à ce qu'en disent les écrivains, les publicistes et surtout les orientalistes à la fin du XIXe, au début du XXe siècle et puis au-delà, car la sensibilité dite fin-de-siècle ne s'arrête pas à la clôture séculaire.
1. Situation chinoise de Camilo Pessanha
Mais, est-il encore possible d'apporter quoi que ce soit à tous ces travaux qui ont contribué à éclairer le tropisme chinois de CP? Un premier état des lieux de l'Orient chinois de CP amène à distinguer trois aspects, qui ne s'excluent pas: le dandysme, l'exotisme, l'orientalisme. Le dandysme tient à que ses biographes ont forgé à CP un "effet de destin" [3]. Du juge qu'il était, ils ont fait un poète décadent, coupé du monde, exilé de son propre chef, et ce portrait colle à la peau de CP [8]. Mais CP se range dans la lignée des poètes exotiques au même titre que son compatriote et contemporain Wenceslau de Moraes (1854-1929). A l'exotisme chinois, il recourt dans Clepsydra (1920), surtout dans 'Ao longe os barcos de flores" [19, p. 109]. Là, il joue de la métaphore érotique chinoise de la flûte en lien avec le topos exotique de ces embarcations trop connues de plaisir. D'ailleurs, ce poème est marqué par "O batel das flores" issu du Cancioneiro chinês (1890) d'Antonio Feijo (1859-1917), lui-même inspiré par "Le bateau des fleurs" du Livre de jade (1867) de Judith Gautier (1845-1917) [23, 5.3.2.]. Pour autant, CP ne privilégie pas l'exotisme: "a poesia de Pessanha so explicita exotismo precisamente antes da deslo-caçaô para o Oriente" [17, p. 134]. Dans 'A gruta de Camôes," il affirme que les prosateurs chantent les espaces exotiques, et les poètes, eux, juste leur patrie absente [20, p. 122]. Du reste, le lexique de son œuvre poétique ne compte que deux fois l'adjectif chinese [20, p. 227]. Quant à l'orienta-
lisme, le débat oppose les tenants d'un CP sinologue avéré, d'un esthète et collectionneur averti, à ceux qui voient en lui un simple amateur [22]. En fait, si l'examen de sa traduction d'élégies chinoises atteste bien sa compétence de traducteur, on ne saurait préjuger de sa connaissance approfondie du chinois [12].
Rien, en somme, qui éclaire sur l'image que CP se faisait de la Chine en dehors de la poésie et de l'exotisme et sur sa contribution à la sinologie à une époque où un Occidental peut défricher un champ relativement neuf de connaissance. Aussi, je me propose ici d'examiner un texte sinologique de CP: China. Estudos e Traduçoes, pour rendre compte de la tension apparente dans ce discours entre son amour de l'esthétique chinoise et son dégoût de la société chinoise moderne, et le faire au regard de sa vision du monde de poète exilé en Orient en une fin-de-siècle qui touche à la fois le Portugal et la Chine [16].
Une fois précisé le statut social de CP dans l'Asie orientale de l'époque, il convient d'étudier "Estética Chinesa (Confêrencia)" (1910), "Literatura chinesa (Confêrencia)" (1915) et Elegias Chinesas (1914) pour leur approche sinophile, puis "Introduçâo a Um Estudo sobre a Civilizaçâo Chinesa" (1912), qui offre un tableau moral de la société chinoise et illustre cette fois une approche sinophobe, avant que de terminer sur 'A Gruta de Camôes" (1924), le mythe personnel de Macao, qui dresse le portrait du poète en chantre d'un panlusitanisme larvé et montre que son Orient chinois n'est peut-être en définitive que son autoportrait de poète.
2. Pessanha, un barbare esthète en Asie
L'Orient n'est qu'un fantasme uchronique enfin cristallisé sur un espace concret [5]. Néanmoins, dans la réalité, il offre une carrière au sens professionnel du terme [24]. Qui ne trouve pas chez lui de débouché économique va s'y caser, s'y épanouir parfois, s'y déclasser souvent. Ce sont des expatriés volontaires, des migrants qui tentent de se maintenir dans un pays où ils gagnent mieux. Telle est la situation de l'écrivain anglo-irlandais Lafcadio Hearn (1850-1904), direct contemporain de CP, qui débarque au Japon en 1894, y réside jusqu'en 1904, date de son décès, survit en enseignant la langue et la littérature anglaise à coup de contrats à durée indéterminée, fait la pige dans les journaux anglais locaux, se fait naturaliser japonais, se passionne pour le pays d'accueil et en brosse une utopie spencérienne.
L'Orient de Pessanha, c'est l'Extrême-Orient. Ce terme, qui remplace alors depuis un demi-siècle au moins celle d'Indes orientales, désigne une région sise au-delà du Gange et caractérisée par des mœurs différentes de l'Orient classique. Un ensemble territorial aux limites fluctuantes, mais
dont la Chine est l'objectif majeur pour les empires européens. Macao, la plus ancienne possession portugaise depuis 1557, décline face à la possession anglaise Hongkong. Situation géopolitique inégale qui reflète celle du Portugal vis-à-vis de l'Angleterre.
Le profil social de CP ne jure pas dans la population des expatriés. Dans la partie européenne de Macao, distincte de la ville chinoise, on vend son savoir, on passe du temps avec les compatriotes, on tâche de trouver quelque intérêt au lieu où l'on se trouve. A partir du moment où il débarque à Macao le 10 avril 1894 où il sera professeur, puis secrétaire de lycée et enfin juge, CP ne va cesser de manifester, malgré maux professionnels et déboires de santé, une pensée désirante à l'endroit de la société locale : opium, femmes, objets d'art, etc. Cette curiosité, à l'origine de l'orientalisme, n'est pas toujours le fait de savants, mais de négociants, de militaires, de diplomates. Le lettré Pessanha, ainsi que d'autres amateurs, cultive l'intérêt pour la culture et la civilisation locales, qu'il intègre à sa propre substance.
Là où, dans Madame Chrysanthème (1887), Pierre Loti (1850-1923) cesse d'apprendre le japonais dès qu'il sent que sonépouse d'escale, Kiku-san, a l'air de penser et s'en inquiète, CP se met au chinois, lui, sans doute plus que Paul Claudel (1868-1955) mais bien moins que Victor Segalen (1878-1919) ou Ezra Pound (1885-1972). Tout comme Hearn profite des lumières du japonologue B. H. Chamberlain (1850-1935), le poète portugais se fait initier par un compatriote érudit, le sinologue José Vicente Jorge (1872-1900) [25], se frotte de chinois classique et publie des Elegías chinesas en traduction. Le chinois parlé, celui qu'il cite, qui ressemble dans la graphie qu'il en donne au vietnamien, n'est pas du pékinois, mais sûrement du cantonais ou même du dialecte de Macao.
CP s'adapte à Macao, mais n'en pâtit pas moins du sentiment d'exil. Relégué à l'Orient de l'Orient, notre poète souffre de cette situation forcée. Il le laisse entendre en incitant les jeunes gens à se mettre au chinois pour tromper le temps et l'ennui et se rendre utiles dans le séjour contraint de Macao: "Concluiu por un apelho dirigido a tantos portugueses moços que os acasos da fortuna ou o deer profissional condenam a passarem nes-ta remotíssima e exigua possessâo portuguesa — verdadeira prisâo com homenagem — alguns anos de mesquinha vida intellectual, para que dedi-quem ao estudo da língua chinesa e da civilizaçâo chinesa, nos seus multíplices aspectos, as horas que dos seus serviços obrigatórios lhes restarem livres, — pois que, além do alto serviço que com esse estudo prestarâo à pátria portuguesa, auferirâo do seu próprio esforço inefável deleite espiritual" [21, p. 61].
Parole de vil fonctionnaire qui sert son pays, mais reconnaissance douce-amère du plaisir intellectuel offert par l'étude de la Chine. Le résident forcé trouve le dérivatif qu'il peut. Le roman Les civilisés (1900) de
Claude Farrère (1876-1957), émule de Loti, décrit les mœurs relâchées de résidents français qui, en dehors de leurs tâches officielles, s'adonnent aux plaisirs locaux, opium, mignons, hétaïres, et renoncent à œuvrer pour leur pays, la France. Le propos de CP vise à canaliser l'énergie de ses compatriotes les plus jeunes et à lutter contre la démoralisation du séjour.
Nonobstant son intérêt pour certains aspects de la Chine, CP a une attitude nettement européocentrique. Dans ses textes sur la Chine — rares au regard de ceux de Claudel sur l'empire du Milieu, ou de Hearn et de Moraes pour le Japon, — l'idéologie de la race domine. Pour CP, l'infériorité de la race des fils de Han, comparée à la race indo-européenne, se manifeste dans sa culture. De même, L. Hearn croit à la race et prône la victoire de la race jaune contre l'occidentale, assimilée à la vile civilisation industrielle de l'Amérique. Comme tout un chacun, CP reconduit l'inégalité entre Orient et Occident, voire agite le spectre du péril jaune. Mais son préjugé de race n'est pas absolu, car il ne cache pas sa ferveur pour l'esthétique chinoise.
3. Pessanha sinophile
Ce cadre socio-historique une fois tracé, la personnalité de résident ordinaire de CP établie, quelle image notre poète tisse-t-il de la Chine? Une image surtout sinophobe qui, en cela, correspond au classique stéréotype à bascule, migrating stereotype: quand on loue le Japon, on dénigre la Chine, et inversement. Depuis sa victoire sur le Japon, en raison aussi de la vogue du japonisme en Europe, le Japon a le vent en poupe, mais la Chine passe pour "l'homme malade de l'Extrême-Orient," expression appliquée auparavant à la Turquie. Même si CP exploite harmonieusement le référent chinois dans sa poésie, dans sa prose il reste hostile à la Chine, ainsi que maint voyageur et résident en ce pays [2]. On est loin de l'enthousiasme, rare encore, du diplomate Claudel, du médecin Segalen, de l'ingénieur agricole Eugène Simon (1829-1896) ou de l'inspecteur général de l'Instruction publique Emile Hovelaque (1865-1936). Mais les conférences, fort didactiques, de CP sur l'esthétique et la littérature chinoise font valoir avec des réserves les mérites de la Chine.
Dans "Estética Chinesa," CP s'interroge sur l'existence d'un art extrême-oriental, qui manifesterait l'activité supérieure psychique de la race jaune. Les études d'histoire de l'art chinois n'ont pas progressé comme celles de l'art japonais, avec notamment les travaux d'Ernest Fenollosa (1853-1908), qui en a fait connaître les périodes et les sommets sublimes. Mais Laurence Binyon (1869-1943) vient de publier un livre à succès, Painting in the Far East; an Introduction to the History of Pictorial Art in Asia, Especially China and Japan (1908), qui présente les six canons de la
peinture chinoise [1]. Sans doute, les études d'histoire de l'art, à l'orée du XXe siècle, attestent une meilleure appréciation de l'art de l'Asie orientale, mais la Chine et le ne Japon sont censés produire que des arts industriels, et la controverse sur l'esthétique orientale reste vive [11].
CP ne semble pas au courant des études modernes, qui font d'ailleurs l'objet de débats à visée identitaire autant qu'esthétique en Occident. Il reste tributaire d'une conception européenne avouée de l'art, c'est-à-dire spirituelle, et de concepts comme la beauté tragique, le pathétique ou le nu artistique, qui limitent ainsi son approche esthétique. Aussi, la Chine, faute de s'ouvrir aux influences extérieures, stagne selon lui dans un art décoratif, pittoresque, de bimbeloterie en somme, et ce même dans son art religieux. En arrivant en Chine, l'art gréco-bouddhique, tant soit peu d'origine indo-européenne, a dégénéré malgré la sérénité transcendante et alliciante de ses statues sacrées. CP est plus sensible à la peinture des personnes et des visages, au souci d'anatomie humaine ou animale du peintre, qu'à celle des paysages. Aussi insiste-t-il sur l'absence de nu, qui peut s'expliquer, d'après la sinologie actuelle, par le fait que l'impossibilité du nu en Chine tiendrait à l'épargne du souci de l'être et de la création au profit du devenir et du processus, d'où la priorité conférée à la peinture de paysage, celle dont CP ne pipe mot, et l'évitement du visage et du corps. Un juriste français, Georges Hilaire Bousquet (1845-1937) reproche justement à cet art de ne pas rechercher le beau qui est le vrai (et sans doute le bien): "Non, ce n'est pas à l'extrême Orient de nous fournir des modèles <...> L'idéal ne s'est jamais pour lui dégagé de la chimère; il prend pour imaginaire ce qui est pour nous la vérité par essence, le beau absolu. Réaliste et prosaïque ou bien fantastique et monstrueux, il ne procède d'aucune conception supérieure et n'en saurait provoquer. Il atteint quelquefois le caractère, rarement le style, jamais le beau" [4, p. 197]. En dehors du jugement convenu de CP sur l'art chinois, son goût de collectionneur mérite une étude d'histoire de l'art. Qu'il suffise de dire que là où le conférencier critique l'ignorance chinoise de l'anatomie humaine et animale et l'absence de personnages au profit de types, sa collection recèle en revanche un nombre non négligeable de peintures animalières et paysagères à partir du XIVe siècle. Même si la raison raciale de l'Européen ne l'emporte pas sur le goût du collectionneur, la réduction de l'art chinois au bibelot entraîne, dans le discours d'époque, la négation de la société, voire de son progrès. En 1889, Rudyard Kipling (1865-1936) suggère ainsi au Japon, qui vient de se doter d'une Constitution, de garder sa médaille d'or en art, i.e. de ne pas intervenir dans l'Histoire [13].
Dans "Literatura Chinesa," dans le droit fil des connaissances du moment, le conférencier, qui résume d'autre part la littérature aux œuvres de Confucius, exalte les possibilités d'évocation de la langue chinoise. Comme maint linguiste d'alors, il affirme la capacité réduite des idéogrammes à fa-
voriser la création de néologismes ou de mots composés et l'enrichissement de la langue parlée — ce que dément à l'époque la création du lexique japonais moderne. Toutefois, CP souligne la haute valeur oratoire et poétique du chinois grâce aux tons et à la calligraphie qui réalise la beauté plastique. Dans son propos sur la littérature locale, il ajoute, en néophyte, qu'on ne comprend le chinois qu'en le voyant, mais exalte surtout la naturalité idéographique, le pouvoir plastique d'évocation visuelle, la valeur esthétique intrinsèque des caractères et l'eurythmie de la phrase écrite.
CP n'est ni le premier ni le dernier à encenser l'idéogramme et à lui prêter une existence quasi magique. Pareille idée, mutatis mutandis, se retrouve chez le Claudel qui, dans Connaissance de l'Est (1900), oppose de façon solennelle la Lettre Romaine au Caractère Chinois, la ligne verticale à la ligne horizontale, l'analytique au chiffre de la lettre au chiffre du caractère, et en tire des conclusions sur le statut de la chose: "La lettre d'un impérieux jambage affirme que la chose est telle ; le caractère est la chose tout entière qu'il signifie. <...> On peut donc voir dans le Caractère chinois un être schématique, une personne scripturale, ayant, comme un être qui vit, sa nature et ses modalités, son action propre et sa vertu intime, sa structure et sa physionomie" [7, p. 52-53].
A contrario, dans La pensée chinoise (1934), Marcel Granet (18841940), grand sociologue de la Chine, affirme que le mot n'est qu'un emblème vocal dans la langue chinoise, phonétiquement invariable et représenté dans les idéogrammes par une graphie purement emblématique, de sorte que la langue n'offre que peu de commodité pour l'expression abstraites des idées, et que ces mots-graphies valent en tant que forces agissantes et réelles. Autant d'erreurs qui, comme l'a montré le sinologue Léon Vandermeersch (n. 1928), préfacier de l'étude de Granet, participent à l'époque de la représentation linguistique du chinois [10, p. VIII-IX].
Mais Pessanha passe outre ce préjugé courant des linguistes. Peut-être en quête d'une langue plus concise et plus suggestive, CP traduit du chinois, de la poésie en l'occurrence [18]. Il opte pour le poème court, qui exige moins de savoir le chinois que d'avoir une compétence poétique. Reste que CP accompagne sa traduction de huit poèmes chinois, par lui qualifiées d'élégies en raison de leur caractère mélancolique, d'un appareil critique impressionnant, expressément appuyé sur les travaux du sinologue Herbert Giles (1845-1935) [9]. Traducteur en herbe, CP respecte à peu près son principe de coller à l'original: il ne renonce pas à rendre le parallélisme, figure classique de la rhétorique chinoise; il ne fait pas plus dans l'exotisme débridé qu'il n'abuse de la paraphrase à la façon d'un G. Soulié de Morant (1878-1955), mais il lui arrive de broder, de préciser ce qui reste vague, notamment les toponymes, et ce par refus déclaré de l'allusif, ainsi que d'omettre les onomatopées, voire certains mots, et pour finir de ramener le poème chinois à l'exil, à la solitude, à la nostalgie.
4. Camilo Pessanha, sinophobe
S'il admire l'esthétique chinoise, CP n'apprécie pas la société chinoise de son temps. Dans "Introduçâo a Um Estudo sobre a Civilizaçâo Chine-sa," il procure une préface verbeuse et ampoulée à peine moins importante que l'étude du docteur Palha, et il y est somme toute plus question de la vision qu'a CP de la société chinoise vue de Macao et surtout de Canton que de celle de l'auteur de cet Esboço Critico da Civilizaçâo Chinesa (1912). Il appert que CP ne supporte pas les défauts moraux des chinois, associés pour lui à l'empire des rites et des obligations sociales, implicitement le confucianisme, mais aussi à la corruption et au squeeze, auquel nul n'échappe, voleur, mandarin ou impératrice. Sinophobie d'époque. En raison de sa position de juge, CP s'attarde complaisamment, dans une belle hypotypose, sur la cruauté des exécutions publiques [26]. En cela, il rejoint la fascination d'autres Occidentaux pour les supplices de la Chine, tel Octave Mirbeau (1848-1917) dans Le jardin des supplices (1899). Ce que perçoit CP, c'est la vitalité indestructible de la race chinoise au fil du temps, sa capacité émotionnelle inentamée envers et contre les malheurs de l'histoire. Si CP ne se soucie pas du péril jaune qu'il fait remonter à Mikhaïl Bakounine (1814-1876) et non pas à l'empereur d'Allemagne, Guillaume II, pourtant promoteur de la gelbe Gefahr, il craint pourtant que la race chinoise, si vivace, ne s'éveille et n'envahisse l'Europe comme les Huns jadis, et de reconduire la menace endémique du péril jaune. Si-nophobie d'époque, manifeste dans la préface de CP à l'étude du docteur Morais Palha [21, p. 19-49].
5. Pessanha panlusiste
Pourtant, cette insistance sur le spectacle macabre de la réalité chinoise reste empreinte de la fascination pour la vie qui déborde de cette société pourtant en plein déclin. La lecture d'un texte tardif, "A Gruta de Camôes," suggère que CP a besoin de cette société en décomposition pour féconder sa poésie et optimiser sa vision du monde.
Macao apparaît comme l'espace idéal où chanter la patrie absente, et, à plus forte raison, la fameuse grotte de Camoëns, qui rappelle l'exil du plus fameux poète portugais (avant Pessoa), chantre incontesté de l'empire ultramarin du Portugal, et que l'ami de CP, Moraes, célèbre aussi depuis le Japon (1894)[15].
Si CP évoque à son tour le jardin de Macao, avec le topos du jardin décadent, c'est que ce jardin symbolise à lui seul le siège du caractère émotionnel encore vivace du poète portugais, et que Macao est en synchronie avec le Portugal, parfois même jusqu'aux lieux près, notamment le "pas-
seio da Solidâo," qui évoque la colline de Beira Alta de l'adolescence du poète. Macao, Portugal de poche propice à l'exercice de l'imagination du Portugais, est érigé en sanctuaire pan-lusitain, consacré au poète national du pays: Luis Vaz de Camôes (1525-1580), auteur de l'épopée des Lu-siades (1572).
Ce terme, pan-lusitano, point fortuit du tout, mérite commentaire. Macao est l'envers de la Chine cruelle, immorale, nauséabonde. Le lieu où l'émotion portugaise, encore intacte, peut s'envoler au contact du milieu décadent où elle déambule. Quelque chose comme le fameux poème "Une charogne" dans Les Fleurs du mal (1857) de Charles Baudelaire (18211967). Sans nul doute, CP projette sur la Chine son refus de la décadence et par suite de celle du Portugal. Inversement, il introjecte l'indestructible vitalité de la race chinoise et de sa langue suggestive et eurythmique en l'associant, voire en l'assimilant de façon implicite à la vivacité émotionnelle du Portugais sinon du poète portugais et à la possibilité de survie dans un monde qui s'effiloche.
Le lieu de Macao est appréhendé dans un rapport dialectique et créatif avec la Chine d'alentour. Mais qu'est cet espace de Macao où l'imagination créatrice du poète se nourrit autant de la décadence que de la vitalité chinoises? Qu'est-ce, sinon le portrait moral et poétique de l'artiste, l'expression de son mythe personnel, tacitement adapté à la réactualisation de la grandeur du poète portugais Camoëns et du Portugal même? En somme, une image poétique portugaise de la Chine en tant que Macao est l'ultime sanctuaire de la grandeur du Portugal et quelque part de son renouveau, de sa capacité éternelle de rebondissement, au même titre que la Chine n'en finit pas de survivre et de s'affirmer.
Dès lors, il n'y a pas de clivage entre la sinophobie et la sinophilie de CP. Il y a même continuité entre la prose et sa poésie, et la Chine est bien, comme il le dit "appareillée à ses rimes." L'utopie poétique du Portugal à venir? Tandis que, Moraes se forge une utopie du Japon, plus sensible de son côté au naturisme nippon [14], CP se retrouve à forger un lieu lointain que s'approprie son esprit national, moins en mal d'imagination et d'émotion qu'en quête d'un espace symbolique à réinvestir pour la plus grande gloire du Portugal. En ce sens, ainsi que la chose a pu être établie pour l'histoire du roman français pour la période de 1890 à 1914 [6], et aussi paradoxal que cela semble, la prose de Pessanha ne peut-elle se relire comme réaction contre la décadence?
REFERENCES
1 Binyon L. Introduction à la peinture de la Chine et du Japon [Painting in the Far East; an Introduction to the History of Art in Asia, Especially China and Japan, 1908]. Paris, Bulletin de l'amicale franco-chinoise, 1912. 144 p.
2 Boothroyd N., Detrie M. Le voyage en Chine. Paris, Laffont, 1992. 212 p.
3 Bourdieu P. Méditations pascaliennes. Paris, Minuit, 1997. 132 p.
4 Bousquet G. Le Japon et les échelles de l'Extrême-Orient. Paris: Hachette, 1877. T. 2. 428 p.
5 Chtchetkina-Rocher N. La tentation de l'Orient russe des préfigurations médiévales à la refiguration philosophique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Bordeaux, Université Bordeaux Montaigne, 2008, pp. 259-269.
6 Citti P. Contre la décadence: Histoire de l'imagination française dans le roman: 18901914. Paris, P.U.F., 1987. 358 p.
7 Claudel P. Connaissance de l'Est. Paris, Gallimard, 1974. 150 p.
8 Franchetti P. O esencial sobre Camilo Pessanha. Lisboa, Imprensa Nacional, 2008. 109 p.
9 Giles H. A. The Civilization of China. London, Williams & Norgate, 1911. 422 p.
10 Granet M. La pensée chinoise. Paris, Albin Michel, 1999. 568 p.
11 Inaga S. Images changeantes de l'art japonais: Depuis la vue impressionniste du Japon à la controverse de l'esthétique orientale (1860-1940). Journal of the Faculty of Letters, The University of Tokyo, Aesthetics. Vol. 29/30. 2004/05. P. 73-93.
12 Jinming Y. A Poesia Clássica chinesa: Uma Leitura de Traduçoes Portuguesas. Macao, P. U. de Macao, 2001. 394 p.
13 Kipling R. Lettres du Japon. Bordeaux, Elytis, 2006. 244 p.
14 Laborinho A. P. O esencial sobre Wenceslau de Moraes. Lisboa, Imprensa Nacional, 2004. 341 p.
15 Moraes W De. Traços do Extremo Oriente. Lisboa, Pereira, 1946. 271 p.
16 Paris-Montech C. L'imaginaire de Camilo Pessanha: Résonances fin-de-siècle et hantises individuelles. Paris, Gulbenkian, 1997. 403 p.
17 Pereira J. C. S. Camilho Pessanha e a transmutaçao simbolista. Historia crítica da literatura portuguesa. Lisboa, Verbo, 2004, t. VII, pp. 129-172.
18 Pessanha C. As Elegías Chinesas. O Progresso. 13 setembro 1914.
19 Pessanha C. Clepsydra. Lisboa, Relógio d'Água, 1995. 146 p.
20 Pessanha C. Clepsidra e outrospoemas. Lisboa, Lello, 1997. 341 p.
21 Pessanha C. China. Estudos e traduçoes. Lisboa, Assírio Bacelar, 1993. 212 p.
22 Ramos M. D. L. Antonio Feijó e Camilho Pessanha no Panorama do Orientalismo Portugués. Lisboa, Fundaçao Oriente, 2001. 171 p.
23 Ribeiro J. D. S. A colecçao Camilo Pessanha. Presençaportuguesa na Asia. Testemun-hos. Memorias. Colleccionismo, Museo do Oriente. Lisboa, Fundaçao Oriente, 2008, pp. 325391.
24 Said E. Orientalism. Westminster (U.S.A.), Random House Inc., 1979. 368 p.
25 Sena Tereza Falando de José Vicente Jorge (1872-1948). Available at: http://www.re-vistamacau.com/2011/06/05/falando-de-jose-vicente-jorge-1872-1948 (Accessed 28 April 2016).
26 Veiga de Oliveira C. Camilo Pessanha e o Sistema Judiciário da Sua Época. Adminis-traçâo, 2011, № 92, t. XXIV, pp. 605-614.