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А. Кариу
ВОЗНИКНОВЕНИЕ, ВОЗРОЖДЕНИЕ И КОНКУРЕНЦИЯ ЕВРАЗИЙСКИХ ЖЕЛЕЗНОДОРОЖНЫХ КОРИДОРОВ
Идея строительства трансконтинентальных железнодорожных коридоров, связывающих Европу и Азию, не нова, и хороший пример тому Транссибирская магистраль, построенная в прошлом веке.
Известно, что в 2013 году Президент Китая Си Цзин Пин, первой мировой торговой державы анонсировал строительство нового проекта трансконтинентальной железнодорожной магистрали Европа-Азия «Новый шелковый путь ХХ1 века», финансируемого частными партнерами заинтересованных стран. Учитывая то, насколько с каждым днем увеличиваются грузовые и пассажирские перевозки между Китаем и Европой, такой проект отвечает интересам, как Европейских стран, так и Азии в целом.
До окончательного строительства «Нового шелкого пути» и после, Транссибирская магистраль будет конкурировать с новой магистралью, сооружаемой Китаем в партнерстве с Казахстаном. В контексте международной конкуренции возникает вопрос «Будет ли Россия финансово участвовать в этом амбициозном китайско- казахстанском проекте?», поскольку ни одна, ни другая магистраль по отдельности не может обслуживать все возрастающий поток нового геополитического евроазиатского пространства.
Ключевые слова: железнодорожный транспорт; транспортный коридор; Новый шелковый путь; магистраль.
A. Cariou
THE EMERGENCE, REVIVAL AND COMPETITION OF THE EURASIAN RAILWAY CORRIDORS
The idea of construction of transcontinental rail corridors linking Europe and Asia is not new; the Trans-Siberian Railway built in the last century being a good example of it.
It is known that in 2013 Xi Jinping, the President of China, the world's commercial power number one, announced construction of a new project of Trans-continental railway between Europe and Asia "New Silk Road of the XXI Century", financed by private partners of the countries concerned. Considering how fast freight and passenger traffic is increasing between China and Europe, this project benefits both European countries and Asia in general.
Before and after the completion of the "New Silk Road", the Trans-Siberian Railway will compete with the new railway, built by China in partnership with Kazakhstan. In the context of international competition the question arises, "Will Russia financially participate in this ambitious Sino - Kazakhstan project?", since none of the railways alone can serve the increasing flow of new Eurasian geopolitical space.
Keywords: railway transport; transport corridor; New Silk Road; the railroad.
L'idée d'un pont ferroviaire transcontinental entre l'Europe et l'Asie orientale n'est pas nouvelle, comme en témoigne l'inauguration du Transsibérien il y a déjà plus d'un siècle. Toutefois, l'émergence de la Chine comme première puissance commerciale mondiale et l'annonce en 2013, par le président Xi Jing Ping, du projet de « Ceinture économique de la Route de la soie du XXIe siècle » relance l'intérêt des Etats et des opérateurs privés pour les corridors ferroviaires transcontinentaux. Au vu de l'évolution rapide du trafic des trains chargés de conteneurs qui circulent quotidiennement entre la Chine et l'Europe, la solution continentale s'impose progressivement dans les échanges internationaux. Tel est bien le problème fondamental, alors que le transport maritime reste un vecteur privilégié de la mondialisation, comment expliquer la renaissance des corridors continentaux eurasiatiques? Cette communication propose dans un premier temps de questionner les raisons de ce renouveau, puis dans un second temps, la logique géographique des différents tracés transcontinentaux. En dernier lieu, l'analyse portera sur la comparaison et l'évaluation du potentiel de développement que portent les différents corridors des Nouvelles routes de la soie.
I. La renaissance des corridors eurasiatiques
1.1. Un nouveau contexte géopolitique eurasiatique dominé par la Chine
En 2013, la Chine s'est hissée au rang de première puissance commerciale mondiale. Cette spectaculaire montée en puissance est le fruit de la « politique de réforme et d'ouverture » lancée en 1978 qui a donné la priorité absolue au développement de la façade maritime du pays. Ce tropisme vers l'Est privilégiait l'ouverture sur l'océan mondial, fondée sur la stratégie d'hégémonie maritime pour le contrôle des mers de Chine orientale et méridionale, tandis que la Chine délaissait son hinterland continental, ses périphéries occidentales étant presque hermétiquement fermées sur le cœur silencieux de l'Asie. Or, le projet de « Ceinture économique de la Route de la Soie et la Route de la Soie maritime du XXIe siècle » lancé en 2013 par Xi Jinping annonce un retournement de situation, emblématique des nouvelles ambitions expansionnistes chinoises vers l'Eurasie. Outre le renforcement de la route maritime classique par un chapelet de nouvelles installations portuaires sur la façade méridionale du continent asiatique, la nouveauté du projet repose sur la création d'un faisceau de corridors continentaux reliant la Chine au reste de l'Asie et à l'Europe (CNDR, 2015), (fig. 1). Ainsi, la Chine finance, subventionne et réalise de nouvelles infrastructures de transport dans de nombreux pays asiatiques, notamment grâce au Fonds de la Route de la Soie créé en 2014 (doté de 40 milliards de dollars) et à la Banque Asiatique d'investissement pour les infrastructures, créée à l'instigation de Pékin et qui dispose d'un fonds de 100 milliards de dollars. Au-delà des références aux mythiques routes caravanières qui ont animé les échanges entre l'Extrême-Orient et l'Occident de l'Antiquité au Moyen Age, la stratégie chinoise de construction de corridors suscite un processus d'intégration transnationale qui implique plus particulièrement ses voisins, la Russie et les pays d'Asie centrale. Cette intégration transnationale n'est pas le fruit d'une volonté politique institutionnelle supranationale, mais s'entend comme « une mise en réseau de tout ou partie de territoires nationaux aboutissant à l'émergence de nouvelles architectures régionales, fondées sur des convergences d'intérêts entres pays partenaires » (Taillard, 2009).
Fig. 1 : La vision chinoise des nouvelles routes de la soie
Les corridors transcontinentaux: des solutions alternatives de transport
Afin de sécuriser ses approvisionnements en matières premières (ressources énergétiques, minières...) et de maintenir un certain rythme de croissance par ses exportations, la Chine mène une projection de sa puissance par la construction de corridors logistiques à l'échelle de l'Eu-rasie. En dépit d'un environnement plus complexe que le « transport maritime qui repose sur un système unifié par les grands armements » (Beyer, 2008), la solution continentale s'impose progressivement. En 2008, l'entreprise Fujitsu Siemens expérimente les premiers trains-blocs1 dont les conteneurs chargés de matériel informatique mettent 17 jours pour relier Xiangtang à Hambourg. 2011 est l'année de lancement des premiers services réguliers: des convois chargés de pièces automobiles partent du centre logistique de Leipzig pour approvisionner les chaînes de montage BMW de Shenyang tandis que la transnationale Hewlett- Packard expédie des millions d'ordinateurs de ses usines d'assemblage de Chongqing vers Duisbourg, grand terminal multimodal situé au cœur du marché européen (DB Schenker, 2015). Depuis 2015, les liaisons régulières se sont multipliées (Wuhan/Hambourg) et le service s'est élargi au groupage/dégroupage si bien que les clients peuvent expédier de
1 Un train-bloc est un train complet de marchandises acheminé directement du point de départ au point de destination, sans remaniement intermédiaire.
petits envois: produits de luxe, vin, cosmétiques... Outre une connexion aux grands ports mondiaux, le corridor possède des ramifications vers des terminaux ferroviaires qui permettent d'assurer une connexion directe aux sites de production et une redistribution porte-à-porte par route dans tous les grands foyers urbains d'Europe et de Chine.
La suprématie du fret maritime n'est cependant pas menacée, car le rail a un potentiel de transport limité: le train eurasiatique transporte 50 à 228 EVP tandis qu'un porte conteneurs géant embarque plus de 18 000 EVP. Aussi, le commerce Europe-Asie se fait à 99% par la mer à un rythme annuel de 40 millions d'EVP pour les conteneurs et 500 millions de tonnes de vrac (Rastogi et Arvis, 2014). Toutefois, la solution ferroviaire est attractive pour les industries manufacturières qui limitent leur stock par une logique d'approvisionnement en flux tendus entre leurs sites de production (BMW, Audi, Volkswagen), ou qui doivent s'adapter très rapidement à l'évolution des marchés de consommation (électronique, industrie du prêt-à- porter...). Le rail permet un transit rapide et continu des flux: le fret circule entre la Chine et l'Europe en 14 à 20 jours, là où le bateau met 35 jours (fig. 2). Plus cher mais plus rapide et flexible que le transport maritime, le trajet ferroviaire est aussi 80% moins cher que le fret aérien ce qui explique pourquoi il constitue une offre de transport intermédiaire surtout destinée aux produits à haute et moyenne valeur ajoutée: téléphones et ordinateurs portables, tablettes numériques, écrans, matériel électronique, pièces automobile, vêtements1. A l'heure où la question environnementale s'impose, le rail offre aussi l'avantage d'être un mode de transport parmi les moins polluants2.
II. La multiplication des corridors eurasiatiques
Le projet des Nouvelles routes de la soie se traduit par la revitalisation et l'émergence de plusieurs axes transcontinentaux. Grâce à son soft power financier et diplomatique, la Chine s'active pour créer de longs couloirs de transport internationaux fondés sur le renforcement et la modernisation des infrastructures existantes et la réalisation de connexions dans les zones où elles font défaut.
1 Le transport porte-à-porte d'un ordinateur portable entre la Chine centrale et les Pays-Bas coûte et dure respectivement : 1,9 dollars et 38 jours par bateau ; 3,8 dollars et 22 jours par rail et 18 dollars et 4 jours par avion (DB Schenker, 2015 b).
2 Les émissions en gramme de CO2 par tonne/kilomètre sont respectivement de 24 g pour le rail, de 35 g par mer, de 89 g par la route et de 665 g par les airs.
2.1. Le Transsibérien, corridor septentrional
Mis en service il y a plus d'un siècle, le Transsibérien constitue le plus vieux corridor ferroviaire eurasiatique. Mais sa vocation est surtout liée à l'échelle nationale, russe et soviétique. Cette longue ligne qui traverse le pays d'est en ouest sur plus de 9 000 km a joué un rôle géopolitique primordial dans la conquête, le peuplement et l'intégration des régions de l'Orient et de l'Extrême-Orient russe. Son rôle est encore aujourd'hui essentiel pour l'économie du pays car le trafic domestique du Transsibérien assure 65% du transport de charbon, 25% de la production de bois d'œuvre et 20% du pétrole raffiné.
Toutefois, cet axe connaît actuellement un renouveau de trafic lié en grande partie au dynamisme de l'économie chinoise et à ses initiatives ferroviaires, via les maillons du Transmanchourien et du Transmongol. Depuis 2011, un service régulier de train emprunte le Transsibérien pour relier les vieilles régions industrielles du nord de la Chine à l'Europe. C'est notamment le cas des convois de conteneurs chargés de pièces automobiles qui partent du centre logistique de Leipzig pour approvisionner les chaînes de montage BMW de Shenyang.
2.2. Le corridor Eurasiatique: un nouveau maillon central
Parmi tous les projets de corridor, le plus abouti est celui du «Pont
Transeurasien» reliant la Chine à son plus important partenaire économique, l'Union européenne, via l'ouest de la Chine (Xinjiang) et le Kazakhstan. L'idée d'un nouveau lien ferroviaire entre ces deux pôles de l'économique mondiale n'est pas nouvelle, car dès les années 1990, les instances internationales (Commission Économique des Nations Unies, Commission Économique pour l'Europe, Central Asia Regional Economic Cooperation) ont multiplié les concertations afin de faire émerger de nouveaux axes alternatifs au Transsibérien. Pour autant, ces corridors sont souvent restés au stade de projet, bien des experts ayant montré la difficulté à établir de longs échanges ferroviaires dans des pays aux infrastructures et aux cultures très différentes. Le franchissement des frontières engendre en effet des discontinuités techniques liées à la différence d'écartement des voies entre les réseaux1, à la diversité
1 Le réseau ferré chinois et d'Europe de l'Ouest et un réseau à « voie standard » avec un écartement de 1435 mm tandis que le réseau de l'ex-Union soviétique et de ses ex-pays satellites est à « voie large » avec un écartement de 1520 mm.
du matériel de traction et du système de signalisation des voies. Toutefois, c'est surtout la discontinuité politique et administrative qui génère un manque de fluidité aux frontières. Aussi, toute la diplomatie chinoise déployée dans le cadre des Nouvelles routes de la soie s'efforce de réaliser l'interopérabilité des équipements et l'harmonisation des contrôles et des systèmes d'information entre les différents pays partenaires. Si la création de ce corridor est largement portée par la puissance chinoise, le Kazakhstan voit dans cette ouverture un moyen de desserrer les liens avec l'ancienne puissance tutélaire russe et d'assurer de nouveaux débouchés à ses matières premières, en dépit de l'angoisse suscitée par un «déferlement chinois» (Peyrouse, 2008). Car son développement est handicapé par une organisation territoriale marquée par l'enclavement continental et le poids de l'héritage soviétique: rails, routes, gazoducs et oléoducs convergent encore pour l'essentiel vers la Russie. Ainsi, le Kazakhstan qui rêve de devenir un pivot entre l'Europe et la Chine, mène une politique étrangère « multivectorielle » fondée sur l'équilibre des relations entre Occident, Chine et Russie. La création de ce corridor lui donne l'opportunité de passer du statut de marge enclavée de l'empire russo-soviétique à celui de carrefour centrasiatique.
C'est pourquoi, à la suite de la disparition de l'Union soviétique en 1991, la Chine a réalisé, via le Xinjiang, un premier raccordement ferroviaire avec le réseau de l'ex-URSS, consacrant ainsi la naissance d'un second «pont ferroviaire» transcontinental de plus de 11 000 km entre le port de Lianyungang situé sur la mer de Chine et Rotterdam. En 2008, l'entreprise Fujitsu Siemens expérimente ce nouveau corridor avec des trains-blocs1 dont les conteneurs chargés de matériel informatique mettent 17 jours pour relier Xiangtang à Hambourg. 2011 est l'année de lancement des premiers services réguliers, la transnationale Hewlett-Packard expédiant des millions d'ordinateurs de ses usines d'assemblage de Chongqing vers Duisbourg, grand terminal multimodal situé au cœur du marché européen (DB Schenker, 2015). Depuis 2015, les liaisons régulières se sont multipliées (Wuhan/Hambourg) et le service s'est élargi au groupage/dégroupage si bien que les clients peuvent expédier de petits envois: produits de luxe, vin, cosmétiques... Outre une connexion aux
1 Un train-bloc est un train complet de marchandises acheminé directement du point de départ au point de destination, sans remaniement intermédiaire.
grands ports mondiaux, le corridor possède des ramifications vers des terminaux ferroviaires qui permettent d'assurer une connexion directe aux sites de production et une redistribution porte-à-porte par route dans tous les grands foyers urbains d'Europe et de Chine.
Fig .2 : Le pont continental eurasiatique et les routes maritimes
L'interconnexion à la frontière sino-kazakhe a donné naissance à la ville nouvelle d'Alashankou qui s'est imposé depuis 2010 comme le plus grand port sec de Chine pour le transit du fret international: celui-ci est passé de 160 000 tonnes en 1991 à 25,4 millions de tonnes en 2014 (CAREC, 2015), notamment grâce à quarte plates formes de transbordement d'une capacité annuelle de 200 000 unités équivalent vingt pieds (EVP). La création d'une zone franche douanière en 2014 permet aux transitaires et aux industriels de bénéficier du remboursement des taxes sur les exportations ainsi que d'une exonération des droits d'importation.
Selon la même logique, l'achèvement en 2012 d'un nouveau maillon ferroviaire de 578 km entre la Chine et le Kazakhstan consacre l'interconnexion directe entre Urumqi et Almaty, deux villes importantes, respectivement capitale de la Région du Xinjiang et capitale économique du Kazakhstan. Ce corridor est dynamisé par la création à Khorgas d'une zone de libre-échange transfrontalière encadrée par un doublet de zones franches. Il préfigure le premier maillon dans la construction du nouveau corridor eurasiatique méridional.
2.3. Le corridor méridional de la Route de la soie
Ce corridor vise à connecter la Chine aux puissances démographiques du Moyen-Orient, l'Iran et la Turquie. Le projet a aussi l'avantage d'ouvrir les échanges sur l'Europe orientale ainsi que sur deux fenêtres maritimes stratégiques, la Méditerranéenne et le golfe Persique, afin d'établir la liaison avec « la route de la soie maritime du XXIe siècle ». Bien que reprenant l'itinéraire « traditionnel » de la branche principale des routes de la soie, ce corridor peine à émerger faute de coopération entre les Etats d'Asie centrale. Si ce corridor existe physiquement, la connexité ferroviaire et routière ayant été réalisée entre le Xinjiang, l'Iran et la Turquie, l'environnement politique freine la fluidité des flux. Ainsi, le service ferroviaire quotidien inauguré en 2002 entre Almaty et Téhéran, via Tachkent et Turkménabat, a été supprimé quelques semaines après son lancement, l'Ouzbékistan ayant refusé d'attribuer des sillons réguliers de circulation aux différents opérateurs ferroviaires nationaux (Peyrouse et Raballand, 2015). Soucieux d'asseoir leur souveraineté et d'assurer leur développement, les républiques centrasiatiques érigent des barrières douanières afin de protéger leur marché intérieur. Par conséquent, le coût et la durée des transports sont surenchéris par le franchissement des frontières soumis à de fastidieux contrôles et à des frais élevés de dédouanement, de transbordement et de transit, sans compter les pots-de-vin. Loin des standards internationaux, la durée moyenne pour le passage du fret aux frontières des cinq Etats d'Asie centrale et de leurs voisins (Chine, Russie, Mongolie, Pakistan, Afghanistan) est en 2014 de 14 heures par la route et de 32,6 heures par train (CAREC, 2015). En conséquence, tout un volet du programme de la Ceinture économique vise à créer un environnement politique propice aux échanges internationaux. Sur la base d'un « bénéfice mutuel », la
diplomatie chinoise propose à ces voisins une aide au développement assujettie à des programmes de coopération portants sur le commerce, l'investissement, l'harmonisation et la normalisation des pratiques douanières. Le temps de la coopération étant beaucoup plus long que celui de la mise en place des infrastructures, les obstacles à la libre circulation ne sont cependant pas insurmontables, comme en témoigne l'émergence du corridor Chine-Europe.
2.4. Les ramifications des barreaux méridiens
La création de corridors transcontinentaux du Pacifique à l'Atlantique s'accompagne aussi de ramifications vers les mers du sud. Cela se traduit par la construction d'un nouveau barreau méridien reliant la Chine à l'Asie du Sud, le corridor sino-pakistanais. Ce dispositif vient compléter un maillage déjà existant liant la Chine aux mers d'Asie du Sud-Est, grâce aux corridors de la Région du Grand Mékong (Fau et al, 2013).
En 2015, Pékin a débloqué 46 milliards de dollars pour la réalisation d'un axe économique de 3 000 km entre Kachgar et le port pakistanais de Gwadar. L'aide chinoise est allouée au développement des liaisons routières (Karakoram Highway, Gwadar/Karachi et Gwadar/ Islamabad) et ferroviaires et à l'aménagement du port de Gwadar et de sa zone économique spéciale gérés par la société Chinese Overseas Ports Holding Company. Elément stratégique du « collier de perles », cette nouvelle fenêtre maritime dotée d'un terminal à conteneurs a pour ambition d'être un port de concentration et d'éclatement capable de concurrencer le hub de Djebel Ali (Doubaï). Le port doit aussi devenir un hub énergétique: un terminal méthanier permettra d'importer du gaz du Qatar et de liquéfier celui venu d'Iran tandis qu'une raffinerie assurera le traitement du brut moyen-oriental expédié par oléoduc vers le Xinjiang. Comme pour le corridor sino-birman, cet axe doit servir de voie alternative pour l'alimentation énergétique de la Chine car 77% de ses approvisionnements en pétrole transitent par le détroit de Malacca, zone sensible en raison des tensions qui règnent en mer de Chine méridionale (Shaikh et al, 2016). Les potentialités de développement de ce corridor sont cependant problématiques. L'axe Kachgar-Gwadar s'inscrit dans des « régions de marges » en proie aux tensions géopolitiques. Gwadar est en effet situé dans la province pakistanaise du Baloutchistan, province la plus vaste du pays, mais aussi la plus
pauvre et peuplée par des populations baloutches hostiles au pouvoir central. Cela ne va pas sans rappeler la situation du Xinjiang, où les Ouïgours frappés par un déclassement socio-économique, contestent le pouvoir et la politique de Pékin (Cariou 2015). De plus, le corridor passe au Cachemire (Gilgit-Baltistan) occupé par le Pakistan depuis 1947, mais revendiqué par l'Inde. Même si les obstacles physiques sont moins aigus que les tensions politiques, ils ne sont pas à sous-estimer. La création d'un axe multimodal à travers une des régions les plus hautes du globe est techniquement possible, mais sa rentabilité est aléatoire. Outre le coût élevé des infrastructures, des pans entiers de montagne glissent régulièrement sous l'effet des séismes et viennent détruire les ouvrages, interrompant le trafic, comme cela fut le cas pour la Karakorum Highway entre 2010 et 2015. Quoi qu'il en soit, ce projet de corridor multimodal vient renforcer l'ouverture de la Chine vers les mers du sud car il s'ajoute aux corridors déjà opérationnels de la péninsule Indochinoise: axe sino-birman, qui fait transiter le pétrole entre le port de Sittwe et Kunming au Yunnan, et axe routier Rangoun-Kunming. Force est de constater que ces corridors méridiens renforcent la présence chinoise dans les mers du sud, tout en évitant l'Inde, rivale régionale de la Chine.
III. Des corridors eurasiatiques complémentaires ou concurrents?
3.1. Les handicaps du Transsibérien
Pour des raisons objectives, le corridor central passant par l'Asie centrale se positionne comme le corridor ayant un potentiel de développement plus important que le corridor transsibérien. Avec près de cent ans d'exploitation, ce dernier présente des infrastructures vétustes qui limitent la vitesse des convois entre 15 et 20 kilomètres/heure en moyenne, notamment entre Irkoutsk et Manzhouli où le parcours sinueux à travers les monts Iablonovy exige le franchissement d'ouvrages d'art anciens. De plus, le réseau peut difficilement absorber une augmentation du volume de fret car il peine souvent à répondre au transport intérieur en raison de l'encombrement des voies par de nombreux convois en stationnement et au manque de voies d'évitement. La question de la lenteur du transport de marchandises sur le Transsibérien comme sur le Baïkal-Amour est un handicap majeur, la vitesse étant le plus grand avantage du transport transcontinental de marchan-
dises par rail. Conscient de la faible compétitivité de ce corridor, l'Etat russe a lancé en 2013 le projet de développement des infrastructures ferroviaires du polygone oriental. D'ici 2020, 562 milliards de roubles (environ 8 milliards d'euros) seront investis dans la modernisation des voies du Transsibérien et du Baïkal-Amour afin de fluidifier le trafic et de contribuer à l'essor industriel et au développement de la Sibérie et de l'Extrême- Orient russe. Mais les retards dans les chantiers et les problèmes de financements rendent pour le moment la situation peu attractive pour les investisseurs et les opérateurs de services logistiques.
Il faut ajouter à cela l'extrême rigueur du climat sibérien qui interdit pour les exportateurs de matériel électronique et informatique les convois durant l'hiver, les composants électroniques ne supportant pas longtemps des températures négatives de - 20°C.
Pour des raisons géographiques et logistique, le corridor central passant par l'Asie centrale est plus attractif car plus rapide: au minimum 6 jours de gain pour une même distance de 11 000 km. C'est qu'en Chine et au Kazakhstan, le réseau est bien plus récent, voir entièrement neuf sur certains tronçons en raison d'investissements massifs réalisés par ces deux pays depuis la disparition de l'URSS. En outre, le parcours rectiligne à travers les steppes kazakhes et la Chine de l'ouest évite les obstacles montagnards grâce au corridor du Gansu (entre le plateau tibétain et le désert de Gobi) et à la Porte de Dzoungarie. Autre avantage, le trajet est plus méridional d'où des conditions thermiques plus favorables permettant un trafic régulier tout au long de l'année pour le transit du matériel électronique, même si les convois hivernaux nécessitent l'usage de conteneurs isolés pour la traversée du Xinjiang et du Kazakhstan.
3.2. L'essor du corridor central lié au glissement des systèmes productifs chinois
L'essor du trafic ferroviaire eurasiatique est en partie dû aux effets des politiques d'aménagement du territoire conduites au début des années 1990 par le gouvernement chinois. Afin de répondre au défi des disparités de développement entre un littoral métropolisé ouvert à la mondialisation et un arrière-pays rural et enclavé, le pouvoir central s'est engagé dans la Grande stratégie de développement de l'Ouest. Le désenclavement des périphéries occidentales par les infrastructures
de transport a surtout profité aux villes de Chine centrale, notamment celles situées le long de la grande artère fluviale du Yangzi (Sanjuan, 2015). Des villes comme Wuhan, Chongqing et Chengdu sont devenues de très grands pôles urbains dont la croissance est soutenue par la diffusion industrielle et les délocalisations à partir du littoral. La combinaison d'une meilleure déserte, de coûts de main-d'œuvre plus faibles et d'avantages fiscaux a attiré de nombreux investisseurs vers ces provinces intérieures, notamment dans le domaine de la sous- trai-tance automobile et de l'assemblage électronique. Toutes les grandes firmes du secteur de l'informatique sont désormais présentes dans les zones franches du haut Yangzi, notamment dans les districts industriels de Chongqing: Foxconn, HP, Acer, Asus, Toshiba, Sony, Cisco, Quanta, Inventec1. Foxconn, le grand sous-traitant taiwanais de l'électronique a délocalisé une grande partie sa production de Shenzhen à Chengdu où il emploie deux fois plus de travailleurs que dans son site historique chinois, principalement pour assembler les iPads d'Apple.
Mais cet essor industriel nécessite des solutions logistiques inédites. Situées à 1 600 km des terminaux maritimes de Shanghai, les parcs industriels de Chongqing supportent des surcoûts pour exporter leur production. Tandis que le transport des marchandises par voie fluviale sur le Yangzi ou par camion vers les ports saturés de Shanghai et de Shenzhen Yantian puis par mer vers l'Europe occidentale peut prendre de 45 à 60 jours, il faut seulement 21 jours pour qu'un produit sorti des usines de Chongqing atteigne les centres de distribution au cœur du marché européen. La solution de connecter directement par voie ferroviaire les nouveaux sites industriels de Chine centrale aux marchés européens permet de faire l'économie des transferts modaux vers et à partir des grands ports comme Shanghai ou Rotterdam. Cette évolution géographique du système productif chinois nécessite donc une évolution des infrastructures de transport d'où l'initiative des Nouvelles routes de la soie. Dans ce contexte, le corridor eurasiatique central apparaît alors comme une solution logistique compétitive, à l'image du Yuxinou, longue voie ferrée sur laquelle trois convois réguliers hebdomadaires mettent 16 jours pour parcourir les 11 179 km séparant les
1 En 2014, 61 millions d'ordinateurs portables et de 3 millions de tablettes sont sortis des usines de Chongqing, soit un tiers de la production mondiale d'ordinateurs portables.
usines de Chongqing au terminal logistique de Duisbourg. Comme son nom l'indique, le Yuxinou7 transite par le Xinjiang puis traverse Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne pour arriver en Allemagne.
3.3. Un potentiel prometteur pour le corridor méridional
Si le soft power chinois arrive à aplanir tous les problèmes politique et technique, le corridor méridional qui doit prochainement connecter la Chine au Moyen-Orient et à l'Europe orientale, en passant par l'Asie centrale, est promis à un bel avenir. En effet, dans la mesure où la demande arrive à saturation dans les pays industrialisés, le moteur de la croissance économique mondiale se situe désormais dans les pays en développement qui concentrent aussi la majorité de la population mondiale, ce qui favorise donc une augmentation de la demande. En soutenant la construction d'infrastructures en direction des pays du Moyen-Orient (Iran, Turquie, Egypte) mais aussi du sous-continent indien avec la ramification vers le Pakistan, la Chine s'ouvre de nouveaux marchés.
Face aux poids des populations et aux marchés de pays d'Asie du Sud et du Moyen-Orient, les régions d'Asie centrale et de Sibérie apparaissent vides si bien que leur potentiel de développement est limité. La stratégie chinoise se limite à capter les grands flux vraquiers pétrochimiques, miniers et agro-alimentaires de ces régions enclavées vers son territoire. Cela confine la Sibérie et l'Asie centrale à un rôle de fournisseur de matières premières, donc à des espaces de transit où la valeur ajoutée et le développement se font ailleurs.
Conclusion
En définitive, l'ensemble des corridors capte une part infime du commerce Chine-Europe, moins de 2%. Cependant ce mode transcontinental n'en est qu'à ses débuts et l'augmentation régulière du trafic montre qu'il s'agit d'une solution logistique rentable pour un marché de niche de conteneurs. Son essor est révélateur des adaptations et des nouveaux besoins du commerce international en pleine mutation.
Tant que le corridor méridional Chine-Moyen-Orient ne sera pas achevé, la Russie restera un territoire de transit incontournable entre l'Europe et l'Asie. En revanche, le Transsibérien est désormais
directement concurrencé dans sa section orientale par l'émergence du nouveau corridor ferroviaire porté par la Chine et le Kazakhstan. De façon pragmatique, le Transsibérien est appelé à devenir un parcours septentrional complémentaire aux nouveaux axes transcontinentaux mis en place dans le cadre des nouvelles Routes économiques de la Soie, car aucun corridor ne peut absorber à lui seul l'ensemble du trafic. Toutefois, dans un contexte de compétition internationale, la Russie aura-t-elle les capacités financières pour rendre attractif son territoire oriental et rivaliser avec la Chine qui oriente prioritairement ses investissements vers des corridors et des territoires qui lui sont plus profitables. En ce sens, l'essor des couloirs transcontinentaux est emblématique d'un nouvel ordre géopolitique eurasiatique et d'une nouvelle organisation spatiale très sélective.
Информация об авторе
Алэн Кариу - доцент факультета географии университета Париж-Сорбонна (Франция, г. Париж), е-mail: alain.cariou@par-is-sorbonne.fr.
Author
Alain Cariou — associate Professor at the faculty of geography of the University Paris-Sorbonne (France, Paris), е-mail: alain.cariou@ paris-sorbonne.fr.