HORIZON 12 (1) 2023 : I. Research : V. Perego : 30-47
ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • STUDIEN ZUR PHÄNOMENOLOGIE • ÉTUDES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
https://doi.org/10.21638/2226-5260-2023-12-1-30-47
PHÉNOMÉNOLOGIE OU STRUCTURALISME. FOUCAULT, DERRIDA ET LA SYNTHÈSE PASSIVE
VITTORIO PEREGO
PhD, Professor.
Faculty of Teology of Northern Italy. 20121 Milan, Italy. E-mail: [email protected]
PHENOMENOLOGY OR STRUCTURALISM. FOUCAULT, DERRIDA AND THE PASSIVE SYNTHESIS
Foucault and Derrida react in two different ways to the new paradigm imposed by structuralism. Foucault uses structuralism to overcome phenomenology, in fact structuralism shows the naivety of phenomenology, in its claim to rely on conscience to constitute meaning. Instead, Derrida on the contrary immediately nurtures a certain distrust of structuralism, especially in its philosophical ambitions and uses the resources of phenomenology to criticize it, showing the metaphysical implications operating in it. We want to show how this opposing position is generated by the specific way in which the two philosophers have responded to the open problems and bequeathed by Husserlian phenomenology. In particular, the theme of "passive genesis," which was raised in the French debate by Tran-Duc-Thao and Merleau-Ponty, is central. In the first writings it emerges how Foucault has received Merleau-Pon-ty's theses and it is precisely to overcome them that he inaugurates an archaeological analysis to try to distance himself from the normalizing anthropological discourse present in the passive synthesis. Derrida reads passive genesis in a radically different way from Merleau-Ponty (and therefore Foucault): the radical nature of Husserl's phenomenology has opened a space to question the transcendental genesis of philosophical discourse and its possibility of transcending its historical, social and psychological genesis and therefore the sciences that preside over these dimensions. Consequently, showing the naivety of structuralism, Derrida's research of the sixties is configured as post-structuralist.
Keywords: Foucault, Derrida, Merleau-Ponty, phenomenology, structuralism, passive synthesis, transcendental genesis.
© VITTORIO PEREGO, 2023
ФЕНОМЕНОЛОГИЯ ИЛИ СТРУКТУРАЛИЗМ. ФУКО, ДЕРРИДА И ПАССИВНЫЙ СИНТЕЗ
ВИТТОРИО ПЕРЕГО
PhD, профессор.
Факультет теологии Северной Италии. 20121 Милан, Италия. E-mail: [email protected]
Фуко и Деррида по-разному реагируют на новую парадигму, настоятельно заявленную с приходом структурализма. Фуко использует структурализм для преодоления феноменологии, на деле структурализм показывает наивность феноменологии в её стремлении опираться на сознание при описании того, как конституируется смысл. Деррида, напротив, исходит из определённого недоверия к структурализму, особенно в его философских амбициях, и использует ресурсы феноменологии для его критики, показывая задействованные в нём метафизические предпосылки. Мы хотим показать, как эти зеркально противопоставленные позиции порождены теми специфическими ответами, которые эти два философа дали на открытые проблемы гуссерлевской феноменологии. В частности, центральной является тема «пассивного генезиса», обсуждавшаяся во франкоязычном контексте такими философами как Чан Дык Тхао и Мер-ло-Понти. Как выясняется, в своих ранних работах Фуко учитывает тезисы Мерло-Понти, и именно для их преодоления он заявляет в качестве метода археологический анализ, пытаясь дистанцироваться от нормализующего антропологического дискурса, присутствующего в пассивном синтезе. Деррида трактует пассивный генезис радикально иначе, чем Мерло-Понти (и, следовательно, Фуко): радикальный характер феноменологии Гуссерля открыл пространство для вопроса о трансцендентальном генезисе философского дискурса и его возможности выйти за пределы своего исторического, социального и психологического генезиса и, следовательно, за пределы наук, управляющих этими измерениями. Следовательно, показывая наивность структурализма, исследования Деррида шестидесятых годов складываются в постструктуралистские стратегии.
Ключевые слова: Фуко, Деррида, Мерло-Понти, феноменология, структурализм, пассивный синтез, трансцендентальный генезис.
Né comme une enquête spécifique dans le domaine de la linguistique, le structuralisme en France s'est décliné avant tout comme une proposition méthodologique liée à la nécessité de trouver un statut épistémologique solide pour les sciences humaines; dans le débat culturel français ce processus a commencé à se répandre dans la deuxième moitié des années Cinquante, les années de formation de Foucault et de Derrida. Il a été d'un véritable changement de paradigme; en effet, le structuralisme n'a pas été seulement une réflexion épistémologique, mais a également comporté par rapport à l'existentialisme une transformation radicale de l'interprétation de l'homme, de la subjectivité, de l'histoire. Les analyses de Lévi-Strauss ont donné à la philosophie une vérité de l'homme très différente de celle proposée par l'existentialisme: non plus un sujet libre et conscient de
soi, mais toute production de l'homme est simplement le résultat de lois homologues à celles du langage et dont l'homme non seulement n'est pas l'auteur, mais surtout n'est pas même conscient. De plus, si l'histoire est aussi un système, ce qui se déroule peut et doit être compris simplement par la combinaison et les transformations des éléments qui la composent. Aucun but, aucun progrès n'est identifiable, le synchronique est destiné à résorber chaque diachronie. Le structuralisme, en effet, a toujours été hostile à toute forme d'historicisme, considéré par Lévi-Strauss comme « le dernier refuge d'un humanisme transcendental » (Lévi-Strauss, 1962, 347). C'était d'une question fondamentale pour le débat philosophique français de l'après-guerre: dépasser l'historicisme, qui est toujours un ethnocentrisme masqué, c'est dépasser l'idée d'une histoire universelle, qui serait simplement le produit de l'Occident européen, de sa raison. Dans l'émergence rapide du paradigme structuraliste, on lit donc une promesse épistémologique, mais aussi éthique. En effet, les comportements de chaque ethnie peuvent être expliqués sans devoir recourir à une prétendue histoire universelle — l'histoire occidentale -, externe à celle-ci, mais en mettant en lumière l'interaction entre les parties et le tout, sans jamais arriver à hiérarchiser les différentes cultures. En même temps, cela permet de pratiquer une ouverture au discours de l'autre, sans le réduire au même, mais en le sauvegardant dans sa différence irréductible.
L'imposition du structuralisme comporte un abandon définitif de la phénoménologie, de sa prétention à enraciner dans le vécu la légitimation et la genèse du sens. En effet, Lévi-Strauss voit dans la phénoménologie une forme de subjectivisme, incapable de « comprendre l'être par rapport à lui-même et non point par rapport à moi » (Lévi-Strauss, 1955, 50). Si l'objectif du savoir scientifique est de comprendre les codes de fonctionnement de la société, des individus, l'expérience vécue, c'est-à-dire le comment ces codes se réalisent, est accidentelle et totalement sans importance aux lois immanentes à ces codes. Le structuralisme, donc, dissout le point de vue de la conscience sur les choses elles-mêmes; chez Tristes tropiques, le système de réductions phénoménologiques, qui prétend expliquer les événements de l'humain en les réduisant à des vécus internes à la conscience, est explicitement rejeté : « la phénoménologie me heurtait dans la mesure où elle postule une continuité entre le vécu et le réel » (Lévi-Strauss, 1955, 50). Et l'existentialisme, qui avait véhiculé la réception de la phénoménologie en France, est accusé d'entretenir "les illusions de la subjectivité au point de justifier la « promotion des préoccupations personnelles à la dignité de problèmes philosophiques » (Lévi-Strauss, 1955, 50).
Face à cette rupture engendrée par le structuralisme et qui se présente non seulement comme une contestation de la méthode phénoménologique, mais aussi du
primat et de la légitimité de la philosophie, les positions de Foucault et Derrida sont exactement opposées et symétriques. En effet, alors que Foucault utilise les ressources de la méthode structuraliste, embrassant même les implications philosophiques, afin de surmonter définitivement la phénoménologie, Derrida nourrit au contraire immédiatement une certaine méfiance à le l'égard du structuralisme, surtout dans ses ambitions « philosophiques » et utilise les ressources de la phénoménologie pour le critiquer, c'est-à-dire pour mettre en lumière les implications métaphysiques qui y opèrent. Après l'abandon de la phénoménologie par Sartre, dans les années Cinquante, c'était Merleau-Ponty qui gardait et défendait la méthode phénoménologique, même face au tournant structuraliste. Dans cet article, nous voulons montrer comment l'attitude différente de Foucault et Derrida est déterminée par la façon dont le thème de la "genèse passive" est interprété par eux. La référence commune est la phénoménologie existentielle de Merleau-Ponty, qui se présente comme le résultat de l'intégration des synthèses passives dans l'intentionnalité de la conscience. La phénoménologie dans l'interprétation de Merleau-Ponty trouve son accomplissement dans l'enquête génétique de la constitution de sens. Dans un texte d'introduction à la phénoménologie de 1954, Lyotard souligne bien comment « la notion de synthèse passive est complètement absente chez Sartre. Avec Sartre, nous restons toujours au niveau d'une conscience transcendantale pure. Merleau-Ponty, au contraire, cherche à dévoiler les synthèses passives dans lesquelles la conscience place ses significations » (Lyotard, 1954, 67). La priorité absolue poursuivie par le « je suis "sur le" je pense », par la Lebenswelt sur la subjectivité transcendantale, est le fil conducteur des publications de Merleau-Ponty depuis la Phénoménologie de la perception.
Ce fut le point de départ commun à Foucault et Derrida. Mais tandis que Der-rida juge la réception par Merleau-Ponty de la « genèse passive » une méconaissance de la pensée husserlienne, le chemin de Foucault apparaît plus incertain et problématique. En effet, ce n'est que dans les années Soixante que, en embrassant le tournant structuraliste, il réduira la phénoménologie husserlienne à l'interprétation donnée par Merleau-Ponty.
1. FOUCAULT: LA GENÈSE PASSIVE COMME INERTIE NATURELLE
Dans Les mots et les choses, en montrant précisément le tournant (positif) du nouveau paradigme structuraliste, Foucault démontre que la phénoménologie n'a pas dépassé le psychologisme et donc elle est une expression de l'anthropologie moderne. C'est le résultat auquel aboutit la phénoménologie en tant que discours de « nature mixte », où l'empirique se superpose au transcendantal, de sorte que une situation de
fait devient une légitimation de droit. Cette thèse désormais classique, formulée en 1966 lorsque le structuralisme exerçait une hégémonie en France, est le résultat d'un long parcours qui s'est développé dans les années Cinquante.
Comme l'attestent les publications récentes relatives à la première moitié des années Cinquante, la comparaison avec la phénoménologie husserlienne a été articulée. La phénoménologie naît comme une « psychologie eidétique de la conscience », que Foucault assimile à une « analytique de la reconnaissance (Anerkennung) » (Foucault, 2021b, 93)1, c'est-à-dire comme un chemin de retour à partir de la connaissance constituée vers une origine, au-delà des sédimentations qui l'ont recouverte. En ce sens, la méthode phénoménologique ne peut être alimentée que par une méfiance à l'égard de l'immédiateté du monde. Foucault voit dans cette méfiance une analogie avec le soupçon de la psychanalyse envers l'homme: « à la fin d'une époque que l'histoire s'accorde sans doute à définir par l'apothéose de la bourgeoisie, la psychanalyse s'en est prise à la présomption de l'homme; la phénoménologie s'en est prise à la présomption du monde » (Foucault, 2021b, 90-91). La recherche de Yeidos se présente comme la récupération d'une patrie perdue: « l'eidos se révélait sur fond d'un monde devenu terre d'exil » (Foucault, 2021b, 119)2. C'est la réflexion sur le temps qui radicalise l'eidétique et impose d'affronter le problème transcendantal de la constitution du sens vécu: ce qui se montre, et dont l'identité s'accomplit dans une reconnaissance, a une genèse. Et en effet « l'eidétique ne trouvera son sens ultime que par un recours à la subjectivité transcendantale » (Foucault, 2021b,120). Si la constitution transcendantale pousse la phénoménologie de la description de l'eidétique du vécu vers la question du fondement, Foucault se demande à qule niveau dans « ce mouvement d'approfondissement qui va de l'éidetique du vécu à la genèse des constitutions, la forme psychologique de la réflexion se trouve-t-elle "décrochée"? » (Foucault, 2021a, 26). C'est à ce propos que Foucault voit réapparaître ce que l'analyse eidétique semblait avoir tenu à distance; en effet, la nécessité de l'activité synthétique de la conscience réintroduit l'empirique dans le transcendantal. La synthèse passive, constitutive de l'expérience n'est autre que la réaffirmation de droit d'une vérité de fait, d'une présence qui se présente comme origine, à laquelle la conscience est appelée à revenir: « le sens d'être de la présence,
Pour une introduction à ces textes voir (Basso, 2022).
« Elle est, dans la trame de l'étant, ce qui ramène sans cesse de l''Anders sein au Selbig sein: ou plutôt elle est ce mouvement paradoxal qui, en dispersant l'identité empirique, ramène en même temps à la manière unique et originaire pour l'étant de se donner: elle est comme le chemin de Guermantes de la pluralité empirique, qui tout au long de son trajet s'est secrètement infléchi vers le chemin de chez Swann, et redécouvre au dernier tournant, avec la maison natale, l'identité immobile et sereine de l'eidos » (Foucault, 2021b, 102). Sur Foucault et la phénoménologie voir (Courtine, 2007; Depraz, 2013; Goris 2014; Lebrun, 1989).
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c'est la genèse constitutive; maïs cette genèse se fait dans la patrie originaire de cette presence » (Foucault, 2021b, 172). En ce sens, l'espace philosophique dans lequel se meut la phénoménologie husserlienne reste l'anthropologie, dans la mesure où l'original à partir de laquelle elle se meut est aussi le but auquel elle doit revenir: « la phénoménologie peut se présenter comme antianthropologie et faire renaître sous ses pas l'anthropologie » (Foucault, 2022, 131)3.
L'Introduction à l'Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant est le lieu où nous pouvons vérifier que le dépassement de la phénoménologie est désormais achevé. Foucault démontre en effet que cette confusion entre empirique et transcen-dantal est déjà présente dans la pensée kantienne, précisément dans la mesure où elle développe une phénoménologie implicite. Ce « discours de nature mixte » se réalise lorsque la structure qui détermine la limite de notre connaissance — l'a priori co-gnitif — est présentée comme « originaire », c'est-à-dire comme une dimension déjà présente depuis toujours. Il s'ensuit que le niveau de connaissance est subordonné aux déterminations empiriques et factuelles présentées comme originaires. Et cet a priori de la connaissance se présente comme a priori de l'existence, c'est-à-dire comme une passivité originelle d'où provient l'homme et à laquelle il est destiné, une passivité qui exprime donc sa condition naturelle. En ce sens pour Foucault « l'a priori, dans l'ordre de la connaissance, devient, dans l'ordre de la connaissance concrète, un originaire qui n'est pas chronologiquement premier, mais qui dès qu'apparu dans la succession des figures de la synthèse, se révèle comme déjà là » (Foucault, 2008, 49). La raison pure (dimension transcendantale) dans son exercice est prédéterminée par un ordre de fait (dimension empirique), qui prend donc la forme de sa dimension transcendantale originelle et naturelle: « congé serait donné tout d'un coup au transcendantal, et les conditions de l'expérience se rapporteraient finalement à l'inertie première d'une nature » (Foucault, 2008, 46).
Ce glissement de l'a priori en « originaire » est ce qui, selon Foucault, se produit dans l'investigation génétique de la phénoménologie husserlienne, dans la mesure où Husserl poursuit l'objectif de retrouver dans les « synthèses passives », au-delà de la subjectivité immédiate, la dimension originelle de l'humain. Ce qui constitue le sujet, le « déjà donné » est ce à quoi il doit toujours revenir pour être authentique-
Contrairement à l'Introduction à l'Anthropologie de Kant dans ces textes, la position de Foucault vis-à-vis de la phénoménologie husserlienne est problématique, également en référence à la relation phénoménologie-existentialisme: « l'existentialisme n'est pas du tout l'héritage de la phénoménologie; il indique plutôt l'oubli de cet héritage, et l'omission de ce qu'est la phénoménologie dans son sens veritable » (Foucault, 2021b, 207) et en même temps « la phénoménologie est bien le fondement philosophique de l'exigence anthropologique [...] Le successeurs de Husserl ne s'y sont pas trompés: anthropologie de Scheler, de Heidegger, de Sartre » (Foucault, 2021b, 285).
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ment lui-même. En ce sens, la méthode de la réduction n'ouvre pas à une réflexion transcendantale, mais met simplement au jour un ego transcendantal, c'est-à-dire une structure pré-établie qui se présente comme la vérité de la vérité de tout connaissance: « la réduction n'ouvrait que sur un transcendantal d'illusion, et elle ne parvenait point à jouer le rôle auquel elle était destinée, — et qui consistait à tenir la place d'une réflexion critique élidée » (Foucault, 2008, 81). La phénoménologie hérite et relance l'illusion anthropologique du kantisme, de sorte que « la synthèse passive » n'est rien d'autre que le « fait original », naturel dont elle provient et auquel l'existence ne peut échaper. La réflexion transcendantale kantienne et husserlienne finit donc par se présenter comme une anthropologie: une « fausse Anthropologie — et nous ne la connaissons que trop: c'est celle qui tenterait de décaler vers un commencement, vers un archaïsme de fait ou de droit, les structures de l'a priori » (Foucault, 2008, 69)4. La phénoménologie génétique de Husserl promet de récupérer la vérité de l'homme, par le travail du sujet transcendantal, appelé à expliciter l'impensé, le sédimenté, le passif dont il est constitué. Dans ces opérations, cependant, est toujours en jeu une certaine forme d'existence, une conception anthropologique spécifique, qui demande à être désaliénée par ce travail incessant de réappropriation de ce qui est impensé.
Comment Foucault est-il parvenu à cette interprétation de la « genèse passive » husserlienne?
Foucault assiste au cours donné par Merleau-Ponty à la Sorbonne en 1950-1951 Les sciences de l'homme et la phénoménologie, où le Denkweg de Husserl est divisé en trois étapes : la première est celle des Recherches logiques, par opposition au psycho-logisme de la Philosophie de l'arithmétique, la deuxième étape est celle qui dépasse le prétendu réalisme logiciste et "platonicien" de la première en introduisant dans les Idées la subjectivité transcendantale et aboutissant ainsi à une forme d'idéalisme. La nécessité d'abandonner cette deuxième phase institue ce que Merleau-Ponty appelle « phase existentialist » de la phénoménologie husserlienne et se justifiie par l'insuffisance de la notion de Wesenschau, de la prétention par l'intuition eidétique de fonder un processus de connaissance qui soit à la fois concret et philosophique, c'est-à-dire lié à l'expérience de la conscience et capable d'universalité. Selon Merleau-Ponty « le problème n'est pas résolu [dans les Idées] de manière satisfaisante » (Merleau-Ponty, 1951, 54). La solution est identifiée par Husserl en reconnaissant une signification et une valeur différentes à la genèse « au point que dans les Méditations cartésiennes, il parle d'une phénoménologie de la genèse » (Merleau-Ponty, 1951, 55). Il s'agit de replacer
Sur le problème de l'a priori chez Foucault voir: (Han, 1998; Sabot, 2006; Paltrinieri, 2010; Perego, 2020).
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la Wesenschau dans le contexte d'où elle est générée, c'est-à-dire dans la perception, dans la Lebenswelt, dans le monde irréfléchi, compris comme condition de possibilité de la réflexion. C'est la thèse qui sous-tend toute la Phénoménologie de la perception: la vision d'essence est une reprise réfléchie, une explicitation de ce qui a été concrètement vécu. S'il est vrai que « la phénoménologie est l'étude des essences », il est tout également vrai que « la phénoménologie est aussi une philosophie qui replace les essences dans l'existence » (Merleau-Ponty, 1945, I). En ce sens, la Wesenschau n'est pas « le but, mais un moyen » (Merleau-Ponty, 1945, IX) pour élucider nos relations avec le monde; par conséquent, la phénoménologie trouve son accomplissement, dans la mesure où « est conscience de sa dépendance à l'égard d'une vie irréfléchie, qui est sa situation initiale, constante et finale » (Merleau-Ponty, 1945, IX). C'est certainement le point de départ à partir duquel Foucault interprète la « genèse passive » husserlienne comme une « inertie originaire » naturelle.
C'est aussi Tran-Duc-Thao, qui avait initié une relecture de Husserl hors de l'horizon existentialist, qui a conduit Foucault à formuler ce jugement sur l'aboutissement de la phénoménologie génétique de Husserl. En 1951 est publié Phénoménologie et matérialisme historique, dans lequel le philosophe vietnamien, qui avait eu accès aux inédits des archives Husserl de Louvain, montre comment l'analyse du vécu de Husserl transformait l'empirique en fondement transcendantal, générant la « transformation scandaleuse des conditions empiriques d'existence en conditions transcendantales de verité » (Tran-Duc-Thao, 1951, 171). Cependant, alors que pour Merleau-Ponty, comme nous l'avons vu, l'enquête génétique permet de replacer l'essence dans l'existence, c'est-à-dire de retrouver la relation pré-thématique d'où s'origine la réflexion, pour Thao, au contraire les résultats de la description génétique confirment l'échec du projet de Husserl, car la phénoménologie aboutit finalement à une forme de scepticisme: « l'édifice entier de la Weltkonstitution s'effondre dans la constatation d'une contingence radicale » (Tran-Duc-Thao, 1951, 173).
Dans Naissance de la clinique il apparaît clairement que la synthèse passive est réduite à un processus historiquement déterminé et donc variable. L'enquête archéologique menée par Foucault dans les années Soixante en effet utilise les schémas et les instruments conceptuels du structuralisme pour dépasser la phénoménologie. Si chez Merleau-Ponty la perception était la voie d'accès à la « chose elle-même » dans sa dimension pré-thématique, originaire, incarnée dans son corps propre, l'archéologie veut au contraire montrer les variations historiques dans le domaine de la médecine de la structure de l'expérience perceptive. Foucault montre comment le regard du médecin a changé, c'est-à-dire que le médecin n'a pas toujours vu les mêmes choses, car sa perception n'est et ne peut revendiquer aucune possibilité d'accès à la chose elle-
même, mais elle est aussi un produit culturel. L'archéologie, donc, met au jour l'« a priori concret » du regard médical, c'est-à-dire l'ensemble des conditions « qui définit, avec sa possibilité historique, le domaine de son expérience [de la médecine] et la structure de sa rationalité » (Foucault, 1963, XI)5. Si le regard médical est variable, l'archéologie veut identifier ce qui commande à une époque donnée ce regard, ce qui le rend possible et donc ce qui rend possible le savoir, qui se fonde sur ce regard, précisément la science médicale, mais aussi les déterminations politiques, administratives et économiques connexes. L'investigation archéologique met à profit le tournant produit par le structuralisme, dans la mesure où « le sens d'une énoncé » n'est pas défini phénoménologiquement par l'acte intentionnel qui le vise, mais « par la différence qui l'articule sur les autres énoncés réels et possibles » (Foucault, 1963, XIII). Naissance de la clinique montre comment le regard médical est commandé par les articulations entre visible et dicible, qui — comme Deleuze a observé — « elles ne font pas l'objet d'une phénoménologie mais d'une épistémologie » (Deleuze, 1986, 65). Les différentes configurations de cette articulation ne configurent pas la progressive venue au jour de ce qui est invisible, par une « expérience mieux réalisée », selon laquelle le regard médical s'affranchissant et se purifiant des fausses théories et des préjugés, puisse enfin voir l'objet « en lui-même et dans la pureté d'un regard non prévenu » (Foucault, 1963, 199). Ce qui modifie les formes de visibilité, le code perceptif est la « passivité primitive » à laquelle « le regard est passivement lié » (Foucault, 1963, XI), de sorte que la perception « a le pouvoir de mettre en lumière une vérité qui accueille dans la mesure où elle lui a donné vie » (Foucault, 1963, X). L'inertie naturelle de la genèse passive est donc réduite à une simple configuration historiquement déterminée et donc variable.
Foucault dans les dernières pages de Naissance de la clinique coupe définitivement tout rapport avec la phénoménologie qui, sous l'illusion de s'opposer au positivisme dans la version du psychologisme, en est en réalité la dernière héritière. Le pouvoir signifiant du perçu et sa corrélation avec le langage compris comme espérience originaire, le caractère costituant de la spatialité corporelle, l'importance de la finitude dans le rapport de l'homme à la verité est ce que la phénoménologie a naïvement opposé au positivisme, mais qui en réalité est paradoxalement « ce qui était déjà présent dans le système de ses conditions » (Foucault, 1963, 203). C'est parce que la phénoménologie n'a pas réussi à rompre avec le psychologisme, qu'une une rupture s'impose, car la phénoménologie a conservé la même structure anthropologique: « tout cela était dèjà mis en jeu dans la genèse du positivisme » (Foucault, 1963, 203).
Pour une comparaison entre Foucault et Merleau-Ponty, voir: (Reynolds, 2004; Sabot, 2013).
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2. DERRIDA: LA PHÉNOMÉNOLOGIE EXISTENTIELLE DE MERLEAU-PONTY EST UNE ANTHROPOLOGIE
Le cours donné par Merleau-Ponty à la Sorbonne en 1950-1951 est présent dans la bibliographie du Mémoire de Derrida consacré au problème de la genèse dans la philosophie de Husserl. Cependant, ce n'est que dans l'Introduction à L'origine de la géométrie qui vient au jour explicitement le jugement de Derrida que la phénoménologie génétique de Merleau-Ponty naît d'une mauvaise compréhension du sens de la phénoménologie husserlienne. Derrida prend en considération le cours de Merleau-Ponty, dans lequel est commentée la lettre de 1935 de Husserl à L. Lèvy-Bruhl. Selon l'auteur de la Phénoménologie de la perception dans cette lettre Husserl aurait reconnu comme "indispensable" pour l'enquête phénoménologique « le contact avec les faits historiques ou ethnologiques » (Merleau-Ponty, 1951, 88). En ce sens pour Derrida au moment où, selon Merleau-Ponty, dans cette lettre Husserl reconnaîtrait valeur de droit au contenu des sciences empiriques, la phénoménologie serait une légitimation de l'historicisme, dans sa nouvelle version qu'est l'ethnologisme. L'analyse génétique donc prendrai la forme d'une contestation de l'existence d'un a priori universel, inconditionnel face à la certification empirique de la « multiplicité foissonante des témoignages attestant que chaque peuple, chaque peuplade, chaque groupe humain a son monde, son apriori, son ordre, sa logique, son histoire » (Derrida, 1962,113). En ce sens, le dernier mot de la phénoménologie comme science rigoureuse serait le relativisme et le scepticisme. Derrida s'éloigne radicalment avec cette lecture de Merleau-Ponty, qui en transformant le fait, l'empirique en transcendantal, nie donc le transcendantal. Derrida souligne comment la variété des faits historiques ne peuvent être déterminés en tant que tels que s'ils supposent « la structure de l'horizon universel » (Derrida, 1962,113), car « pour pouvoir "établir" des faits comme faits de l'histoire, il faut que nous sachions déjà toujours ce que c'est que l'histoire et à quelles conditions — concrètes- elle est possible » (Derrida, 1962,114). En ce sens, le relativisme des faits historico-anthropologiques n'a jamais été contesté par Husserl, qui en outre n'a jamais pensé déduire a priori les actualisations de l'eidos, car cela reviendrait à contredire « les prémisses mêmes de la phénoménologie » (Derrida, 1962,117). Ce que Husserl a toujours soutenu tout au long de son parcours, et encore dans l'investigation génétique sur L'origine de la géométrie, est la priorité de droit de l'intuition eidétique par rapport à toute enquête empirique, historique. En imaginant voir dans la dernière période de la pensée de Husserl une rupture avec la « philosophie des essences » et donc avec l'analyse statique, Merleau-Ponty, selon Derrida, perd de vue que pour la phénoménologie husserlienne « la découverte des structures aprioriques
et invariantes de l'historicité universelle est méthodologiquement et juridiquement première » (Derrida, 1962, 118). Dans la mesure où Merleau-Ponty estime qu'avec la phénoménologie génétique Husserl a pris conscience de ne pas pouvoir « se passer de l'expérience anthropologique » (Merleau-Ponty, 1960, 135; Derrida, 1962, 118), Derrida ne peut qu'avancer « une interprétation diamétralement opposée à celle de Merleau-Ponty » (Derrida, 1962, 122). La réflexion transcendantale même dans l'investigation génétique n'est telle qu'en passant par la réduction, Husserl n'a jamais pensé à abandonner l'attitude eidétique, car il a toujours eu pour but de mettre au jour les « invariants de l'historicité ». En ce sens Derrida relance la lecture de Fink, qui identifiait le sens premier de la réduction dans son être un acte de « déshumanisation » (Entmenschung) (Fink, 1974, 27), car c'est l'origine du monde en lui-même que vise la phénoménologie et non sa configuration anthropomorphique, qui serait une forme de naturalisme, c'est-à-dire de relativisme.
Derrida reconnaît certainement que le problème de la genèse passive « suscitait un profond malaise » (Derrida, 1990a, 88) chez Husserl, car il menaçait les fondements mêmes de la phénoménologie, dans la mesure où il mettait en cause le principe de la « présence originelle » comme source ultime de sens. Mais en même temps Derrida s'éloignant des conséquences finales de la lecture de Thao, car il ne voit pas un résultat sceptique dans l'enquête génétique. En effet dans les textes husserliens il n'y a en tout cas aucune opposition entre investigation génétique et analyse eidétique et encore moins un depassement de la première sur la seconde, comme le croit Merleau-Ponty6.
C'est précisément à ce niveau que se manifeste la perspective différente entre le jeune Derrida et Merleau-Ponty, et par conséquent Foucault, par rapport aux « synthèses passives ». Pour Derrida, la réduction eidétique reste la procédure méthodologique initiale de la phénoménologie et de la philosophie en tant que telle; en effet, dans aucun texte Husserl n'a remis en cause l'analyse eidétique. L'eidos, le sens doit déjà être donné pour que son origine puisse être questionnée. Certes, l'eidos est le résultat d'un processus génétique, il s'est constitué dans une histoire, il ressort en fait de la Lebenswelt, mais Husserl — rappelle Derrida — n'a jamais abandonné le projet d'une philosophie comme « science rigoureuse ». Cela signifie que mettre au jour le pré-théorétique, l'existence, la Lebenswelt comme lieu d'origine de l'activité transcen-dantale ne signifie pas réduire Yeidos au fait, le transcendantal au mondain. Si pour Merleau-Ponty « l'expérience — c'est-à-dire l'ouverture à notre monde de fait — est reconnue comme le commencement de la connaissance, il n'y a plus moyen de distinguer un plan des vérités a priori et un plan des vérités de fait » (Merleau-Ponty, 1945,
Sur cette question voir: (Perego, 2021).
6
255), au contraire, Derrida souligne clairement que garder la « distinction entre le transcendantal et le mondain » est « la possibilité même de tout fondement radical de la phénoménologie » (Derrida, 1990a, 60). La distinction entre existence et essence, fait et loi, empirique et transcendantal est la constitution même du discours philosophique, et Derrida n'abandonnera pas cette distinction, même lorsqu'il élaborera son orientation déconstructive: « la différence inouïe entre l'apparaissant et l'apparaître (entre le "monde" et le "vécu") est la condition de toutes les autres differences » (Der-rida, 1967c, 97).
3. FOUCAULT: SURMONTER LA PHÉNOMÉNOLOGIE POUR RECOMMENCER À PENSER
Le rapport de la philosophie, en particulier de la phénoménologie, avec le structuralisme et les sciences humaines est certainement l'un des thèmes les plus importants, où Merleau-Ponty a cherché à remettre en jeu la phénoménologie.
La thèse de Merleau-Ponty est de montrer une « homogénéité fondamentale » entre le mode de connaissance phénoménologique — la vision d'essence — et le mode psychologique — l'induction: « la vision d'essence est une reprise intellectuelle, élu-cidation ou explicitation de ce qui a été concrètement vécue » (Merleau-Ponty, 1951, 57). Comme nous l'avons déjà souligné, Merleau-Ponty voit dans les derniers écrits de Husserl un tournant par rapport à ses premières orientations « platoniques », et les textes rassemblés dans la Crise des sciences européennes inaugurent une perspective féconde pour le savoir philosophique: « dans les derniers écrits [...] penser philosophiquement, être philosophe, ce n'est plus sauter de l'existence à l'essence, sortir de la facticité pour aller à l'idée » (Merleau-Ponty, 1951, 86). Les faits historiques et ethnographiques enseignent quelque chose qui n'est pas accessoire au philosophe, car ceux-ci l'ouvre à ce qui est différent et à ce qui est autrement pensable. Quand l'historien enquête sur un phénomène, par exemple la « monarchie », et montre qu'il n'y a pas de « réalité de la monarchie », mais que ce n'est qu'un nom donné à une série de faits sans essence, « il fait de la philosophie sans le savoir » (Merleau-Ponty, 1951, 86), sa recherche étant toujours guidée par « une intuition d'essence mêlée » (Merleau-Ponty, 1951, 86). Il est donc nécessaire, selon Merleau-Ponty, d'élaborer une nouvelle façon de penser qui soit alimentée par « une jonction entre l'anthropologie comme simple inventaire des faits et la phénoménologie comme simple pensée » (Merleau-Ponty, 1951, 89) du possible.
Seule une phénoménologie qui « entre en contact avec les faits » (Merleau-Ponty, 1951, 89) peut dépasser réellement le relativisme historique, mais non par un
geste qui, en se plaçant en dehors de l'histoire, en s'en faisant abstraction, se fait l'illusion de pouvoir s'en passer:
il faut que le penseur qui veut dominer ainsi l'histoire se mette à l'école des faits et dans les faits. L'intuition des essences d'une communauté humaine exige qu'elle se reprenne en son nom et que l'on revive tout l'Umwelt, tout le centre de cette société. (Merleau-Ponty, 1951, 90)
La thèse de l'entrelacement et de la réciprocité entre philosophie et psychologie, selon laquelle la psychologie est toujours seconde parce qu'elle nécessite une fondation phénoménologique, mais en même temps la psychologie confirme, et rend donc vraie, la phénoménologie par ses propres résultats, est également présente dans le texte introductif à la phénoménologie de Lyotard, selon lequel « la philosophie du sujet transcendantal [exige] inéluctablement une psychologie du sujet empirique » (Lyotard, 1954, 50). Les « résultats des experimentation » doivent donc être intégrés dans l'analyse phénoménologique. Que les énoncés de la psychologie empirique peuvent anticiper et/ou confirmer une vérité phénoménologique, est un paradoxe s'il est vrai que la phénoménologie transcendantale commence par le geste de l'époché. Foucault voit dans la primauté de la perception dans la constitution de l'eidétique la racine de ce résultat de la phénoménologie de Merleau-Ponty. En ce sens la Phénoménologie de la perception montre le passage d'une psychologie à une anthropologie et en fait ce livre est « l'exploitation du thème [selon lequel] la réduction phénoménologique se fait à l'interieur de la psychologie, de telle manière que la psychologie est mise en question par la réflexion sur l'homme qu'elle-même a suscitée, ce livre est par là même à la fois le plus lucide et le plus naïf » (Foucault, 2021b, 286). C'est précisément dans cet horizon interprétatif de Merleau-Ponty, mis en évidence également par Derrida, que l'accusation par Foucault de la proximité de la phénoménologie aux sciences humaines trouve sa légitimation.
Foucault dans Les mots et les choses pose expressément la question à quelle condition « la philosophie contemporaine peut recommencer à penser »? (Foucault, 1966, 353) Et la réponse ne peut que passer par le dépassement de ce « discours mixte » que la phénoménologie en tant qu'anthropologie a perpétué: « pour réveiller la pensée d'un tel sommeil [...] pour la rappeler à ses possibilités le plus matinales, il n'y a pas d'autre moyen que de détruire, jusqu'en ses fondements le 'quadrilatère' anthropologique » (Foucault, 1966, 352-353). Il faut un acte culturel, une dénonciation critique de tout discours anthropologique explicite et implicite, qui promet encore de pouvoir connaître l'essence de l'homme, sa vérité et donc sa supposée libération. C'est seulement grâce à cet acte culturel de dénonciation et de démasquement de la raison
moderne, que l'on peut instituer « le dépli d'un espace dans où il est enfin à nouveau possible de penser » (Foucault, 1966, 353). Ce « nouvel espace » est celui que Foucault reconnaît être celui des contre-sciences de matrice structuraliste, la psychanalyse de Lacan et l'ethnologie de Lévi-Strauss7.
4. DERRIDA: LE STRUCTURALISME COMME LAPSUS
Contrairement à Foucault, le jugement de Derrida par rapport aux thèses « philosophiques » du structuralisme est dès le début problématique8. Déjà dans Force et signification derrière l' « invasion structuraliste », en effet, il ne voit pas seulement une méthodologie de recherche des sciences humaines, mais une orientation théorique générale précise, une ontologie, qui avance une thèse paradoxale: contester le discours philosophique au nom d'une science et d'une objectivité plus rigoureuses, c'est-à-dire d'un savoir capable d'expliquer et de comprendre définitivement la réalité en soi. L'opération mise en œuvre par Derrida consiste essentiellement à expliciter les thèses « philosophiques » sous-jacentes au structuralisme, en montrant comment le problème de la « structure » est en effet un problème que la philosophie a constamment abordé lorsqu'elle a traité le thème de l'eidos, de la forme, de la totalité, de la Gestalt, du système: « la notion de structure continue de leur emprunter quelque signification implicite et de se laisser habiter par eux » (Derrida, 1967a, 10). Pour Derrida c'est la question de la genèse de la structure, de ce qui la produit qui n'est pas posée par le structuralisme. En ce sens ce dernier se présente come « une détente, sinon un lapsus, dans l'attention à la force, qui est tension de la force elle-même. Le forme fascine quand on n'a plus la force de comprendre la force en son dedans » (Derrida, 1967a, 11).
Ce lapsus dans le débat culturel français commence très tôt à être dévoilé et, même par la conception marxiste et hégélienne, le problème de la genèse, ainsi que le passage d'une configuration structurelle à une autre, devient objet de réflexion. Au colloque Gènese et Structure de Cerisy-la-Salle en 1959, Derrida est invité comme représentant de la phénoménologie et ici souligne que « le structuralisme a toujours été le geste le plus spontané de la philosophie » (Derrida, 1967a, 237). Il utilise les ressources de la phénoménologie husserlienne pour résoudre le problème de la relation entre structure et genèse9. Dans sa contribution au congrès, Derrida relit dans le par-
7 Sur Foucault et les sciences humaines voir: (Sabot, 2014).
8 Voir pour une comparaison systématique entre Derrida et Foucault: (Perego, 2018).
9 Pour tous les aspects problématiques de la relation de Derrida avec la phénoménologie husserlienne voir: (Lawlor, 2002; Perego, 2016; Hernandez, 2018).
cours husserlien les mêmes problématiques que la philosophie française faisait face: Husserl commence son parcours en cherchant de
concilier l'exigence structuraliste qui conduit à la description compréhensive d'une totalité, d'une forme ou d'une fonction organisée selon une légalité interne et dans laquelle les éléments n'ont de sens que dans la solidarité de leur corrélation ou de leur opposition, avec l'exigence génétiste, c'est-à-dire la requête d'origine et du fondement de la structure. (Derrida, 1967a, 233)10
Précisément dans la mesure où le structuralisme revendique la prétention de science, de vérité, d'objectivité, il revendique une instance, une idée qui ne peut s'expliquer par un ordre de fait, car c'est précisément cet ordre de fait qui est mis au jour, expliqué, compris uniquement avec l'idée de science et d'omnitemporalité. « C'est d'ailleurs toujours quelque chose comme une ouverture qui mettra en échec le dessein structuraliste. Ce que je ne peux jamais comprendre, dans une structure, c'est ce par quoi elle n'est pas close » (Derrida, 1967a, 238). Il faut donc éviter de s'abandonner à la « la mauvaise ivresse du formalisme structuraliste » (Derrida, 1967a, 46) car ce projet reste une forme d'empirisme.
Selon Derrida ce résultat est aussi celui auquel aboutit Foucault, qui, bien qu'il ait démasqué soigneusement le dispositif anthropologique opérant dans tous les discours philosophiques de la modernité, sa recherche archéologique se présente comme la possibilité d'une récupération de l'authenticité de l'humain, d'une origine perdue que « le grand renfermement » aurait censurée et cet origine selon Foucault est encore disponible dans la littérature11. Derrida souligne que le rêve d'une présence pleine est toujours le présupposé de toute idéalisation de la folie, du non-sens: « le concept de folie, d'aliénation ou d'inaliénation appartiennent irréductiblement à l'histoire de la métaphysique », et notamment de « cette époque de la métaphysique déterminant l'être comme vie d'une subjectivité proper » (Derrida, 1967a, 290).
10 « Que le structuralisme moderne ait poussé et grandi dans la dépendance, plus ou moins directe et avouée, de la phénoménologie, voilà qui suffirait à le rendre tributaire de la plus pure traditionalité de la philosophie occidentale » (Derrida, 1967a, 45-46).
11 Dans un important essai, qui avait l'ambition d'être un bilan des effets produits par le structuralisme dans le débat philosophique, François Wahl en comparant la réflexion de Derrida à celle de Foucault, souligne que Les mots et les choses ont le mérite de mettre au jour l'« épistémè romantique » qui traverse la phénoménologie, dans son mouvement incessant de prise de conscience de l'altérité dans la certitude de reconquérir l'original. Cependant, la tentative de Foucault se présente comme l'adoption du schéma du structuralisme associé à l'accessibilité de droit de l'original typique du discours phénoménologique. En ce sens, l'analyse archéologique se présente comme « une contamination du geste proprement structurel par les déterminations ontologique, psychologique et trans-cendantale de la phénoménologie » (Wahl, 1968, 477).
5. CONCLUSIONS
Derrida se souvient d'avoir payé un « prix politique » pour être resté « essentiellement hétérogène » au structuralisme avec lequel il entretenait « un rapport oblique, déviant, parfois frontalement critique » et qui le conduisit à trouver refuge « dans une sorte de retrait, dans une solitude » (Derrida, 1990b, 447-448). En ce sens, Derrida estime que sa marginalisation académique n'est pas due à un certain hermétisme, mais précisément au fait de ne pas avoir épousé, mais au contraire critiqué dans ses présupposés, le structuralisme. Celui-ci se présentant comme « révolutionnaire », mais de fait s'est ensuite tranquillement intégré dans la tradition académique et dans ses institutions, et en effet cette période « fut aussi la plus immobile de la république gaullienne, 1958-1968 » (Derrida, 1990b, 448).
L'opération de Derrida est plus radicale qu'elle ne le laissait entendre à l'époque, d'abord en dépassant l'approche de Merleau-Ponty et en abordant des thèmes tels que l'idéalité du sens et les objets de la science, Derrida accepte le défi du structuralisme, défi épistémologique précisément. La récupération de la phénoménologie n'est donc pas un moyen d'échapper au débat en cours, et encore moins de défendre une position régressive ou réactionnaire. Derrida déconstruit les œuvres structuralistes, en mettant au jour les hiérarchies épistémiques et axiologiques — c'est-à-dire métaphysiques — qui y opèrent et cela se produit toujours en posant à ces textes des objections « husserliennes » et en mettant en jeu la genèse transcendantale, c'est-à-dire l'« impensable » du structuralisme. De cette façon, paradoxalement, Derrida accomplit le geste le plus subversif: il utilise la tradition (phénoménologique) pour contester la révolution structuraliste, l'accusant de ne pas être une révolution, mais une restauration. Certainement, quelques résultats du structuralisme, comme le dépassement du sujet ou de la constitution du sens comme jeu différentiel, sont souscrits par Derrida, mais ils sont néanmoins un résultat auquel il parvient par une radicalisation du discours phénoménologique. Dans ce cadre La voix et le phénomène et De la grammatologie peuvent être oeuvres à considerer comme exprimant une orientation déjà post-structuraliste.
Dans Jacques Derrida et la rature de l'origine, Gerard Granel souligne comme Derrida a mis au jour le dispositif permanent qui anime la métaphysique: la prétention d'accès et de restitution direct de l'origine. Ce dispositif est ce que supposent les enquêtes de Foucault et Lévi-Strauss: « la reconduction à la métaphysique des attitudes théoriques "structuralistes" c'est-à-dire précisément de tout ce qui masque l'aphonie de l'origine sous la volubilité pseudo-herméneutique d'une sorte de totalisation culturelle sans statut. Dans cette catégorie: Foucault, Lévi-Strauss » (Granel, 1967,
879)12. En ce sens, la réflexion de Derrida dépasse radicalement toutes les opérations d'adopter le structuralisme de manière naïve, opérations incapables d'y voir le dispositif métaphysique opérant: il s'ensuit que
le travail de Derrida ne s'inscrit en aucune manière à la suite des discours actuels sur la structure ou l'épistéme. [...] Il y a une différence fondamentale qui sépare le texte der-ridien des discours culturels, dans lesquels la philosophie se vomit elle même. (Granel, 1967, 882)13
L'acte d'accusation contre Foucault est très sévère: l'archéologie renonçant à la rigueur de la philosophie se réfugie dans un "discours culturel", dans un empirisme vide. « L'indétermination essentielle de la notion d'archéologie » (Granel, 1967, 894) est ce qui commande non seulement Histoire de la folie, mais surtout Le mots et les choses. Foucault veut fonder une science « la déguisent d'une anti-humanisme », mais son projet n'est autre que « le cadavre de la totalité » (Granel, 1967, 895).
Peut-être que l'enquête généalogique que Foucault entreprend dans les années soixante-dix peut être lue comme la nécessité de récupérer les synthèses passives dans une perspective transcendantale.
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12 C'est précisément dans la recherche ethnologique de Lévi-Strauss, que Le mots e le choses avait indiquée comme une contre-science capable d'ouvrir un espace de réflexion en dehors de l'épistémè illuministe-positiviste, qu'est présent le dispositif métaphysique, qui se configure comme une naïve « nostalgie des origins ». Identifier par des enquêtes empiriques le « degré zero » de peuples non européens, correspond certainement à une instance anti-colonialiste, anti-ethnocentrique et génère une décentralisation positive par rapport à tout discours anthropologique, mais précisément dans le désir « demontrer la dégradation de notre société et de notre culture » (Derrida, 1967c, 168) suppose la présence et l'accessibilité d'une origine humaine. A ce propos, Derrida souligne que ce schéma théorique est exactement ce qui est à l'œuvre dans l'archéologie, qui se présente toujours comme le rêve d'une présence pleine et immédiate fermant l'histoire, transparence et indivision d'une parousie, suppression de la contradiction et de la différence (Derrida, 1967c, 168).
13 « Ni la psychanalyse, ni l'ethnologie, ni la linguistique n'ont en elles une vocation spécifique à se démarquer de la métaphysique » (Granel, 1967, 895) comme Derrida, contrairement à Foucault, a vu.
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