HORIZON 6 (2) 2017 : I. Research : B. Michel : 82-99
ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • STUDIEN ZUR PHÄNOMENOLOGIE • ÉTUDES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
IDEEN II: L'ESPRIT ET SON CORPS
BEATMICHEL
M.A. in Theoretical Physics, PhD Student. Charles University Prague. 116 36 Prague 1, Czech Republic. University Paris Nanterre. 92000 Nanterre, France.
E-mail: info@beatmichel.ch
IDEAS II: THE MIND AND ITS BODY
It is well known that Husserl never accepted to publish Ideas II. During one of his conversations with Cairns, he explained his failure to complete the second volume of Ideas by a "feeling of inadequacy to his task". In this paper I argue that the apparent simplicity of the subject of Ideas II — the successive constitution of the material and animal nature and of the world of spirit — hides a much more difficult question: the relation between nature and spirit, and even more specifically the relation between mind and body. We will show that in Ideas II this problem leads to an aporia in both senses of the word: contradiction between two apparently valid positions and obstruction of a passage. Husserl may well have noticed this aporia when he spoke of a "vicious circle". However, he was probably not conscious of its severity and did not really develop a solution. We will argue that Husserlian phenomenology simply does not have the conceptual means to tackle the difficulty. To surpass the aporia one must go beyond the strict context of phenomenology to reason in terms of a phenomenological metaphysics.
Key words: Phenomenology, Husserl, Ideas II, metaphysics, body, mind, reality, constitution. «ИДЕИ II»: УМ И ЕГО ТЕЛО БЕАТ МИШЕЛЬ
Магистр теоретической физики, аспирант. Карлов университет в Праге. 1l6 36 Прага, Чешская Республика. Университет Париж Нантер. 92000 Нантер, Франция.
E-mail: info@beatmichel.ch
Известно, что Гуссерль так и не решился опубликовать вторую книгу своих «Идей». В одной из своих бесед с Кэрнсом он объяснил незаконченность второго тома «Идей» «чувством неадекватности его задаче». В этой статье я обосновываю, что видимая простота предмета второй книги «Идей» — последовательная конституция материальной, затем живой природы и мира духа — скрывает более трудный вопрос: вопрос отношения между
© BEAT MICHEL, 2017
природой и духом, а именно, в более специальном виде, — вопрос отношения сознания и тела. Мы покажем, что в «Идеях II» эта проблема ведет к апории в обоих смыслах: противоречию между двумя, по-видимому, значимыми утверждениями, и препятствию на пути. Гуссерль мог хорошо видеть эту апорию, говоря о «порочном круге». Впрочем, он, вероятно, не осознавал ее опасности и на самом деле так и не нашел ее решения. Мы обосновываем, что гуссерлевская феноменология не имела намерения попытаться преодолеть это затруднение. Чтобы превзойти его, нужно выйти за пределы узкого контекста феноменологии к обоснованию в терминах феноменологической метафизики.
Ключевые слова: Гуссерль, «Идеи II», метафизика, тело, ум, реальность, конституция.
1. INTRODUCTION : IDEENII — UNE TÂCHE IMPOSSIBLE ?
La genèse d'Ideen II est particulièrement laborieuse. On sait que Husserl a refusé de publier ce texte, qui avait été retravaillé successivement par Stein et par Landgrebe. On a néanmoins pu penser que la version préparée par Marly Biemel pour l'édition Husserliana (Husserl, 1952) était, d'une certaine manière, autorisée par Husserl. Or, une nouvelle version d'Ideen II pour Husserliana est en
préparation sous la direction de Dirk Fonfara1. Fonfara a restitué de manière
2
minutieuse la genèse du texte .
L'origine d'Ideen II remonte sans doute à un « manuscrit au crayon » de
1912, dont est d'abord issu Ideen I. Vu l'ampleur qu'avait pris ce manuscrit, Husserl décida de le subdiviser et de différer la publication de sa deuxième partie. Dans Ideen I, il annonce que le deuxième volume permettra d' « éclairer les difficiles rapports de la phénoménologie aux sciences physiques de la nature, à la psychologie et aux sciences de l'esprit et d'autre part à l'ensemble des sciences a priori » (Husserl, 1950b, 7). Or, on sait que Husserl ne s'est pas tenu à ce plan. En
1913, il rédige un manuscrit sur « La constitution du monde de l'esprit ». On peut sans doute postuler une relation entre ces deux manuscrits et le cours du semestre d'été 1913 sur « Nature et esprit ».
En 1916, Edith Stein, alors assistante de Husserl, commence, sur la base du manuscrit au crayon et de quelques autres manuscrits, la rédaction d'une version d'Idee II destinée à la publication. Mais cette « première élaboration » sera fondue en 1918 en une « grande élaboration » qui inclut la version retravaillée par Husserl en 1915, mais aussi le manuscrit sur la constitution du monde de l'esprit et sans doute un grand nombre d'autres manuscrits. Cette nouvelle rédaction
1 Voir http://www.husserlpage.com/hus_iana.html
2 Je remercie Dirk Fonfara, Husserl-Archiv der Universität zu Köln, de m'avoir permis de prendre connaissance des résultats de ses recherches.
prend toutefois fin de manière abrupte par un désaccord entre Husserl et Stein, et la démission de cette dernière de son poste d'assistante.
Les travaux ne reprendront qu'en 1924 lorsque Landgrebe commence la dactylographie de la « grande élaboration » de Stein, tout en cherchant à déterminer, selon la volonté de Husserl, l'origine des textes qui y sont inclus. Si au début Husserl annote et corrige le tapuscrit, il semble par la suite s'en désintéresser complètement. C'est ce qui permet à Fonfara de mettre en doute que l'édition Hua IV de Biemel corresponde, comme on l'a longtemps cru, à un texte autorisé par Husserl.
Pour l'article qui suit, nous avons fait le choix de considérer le texte d' Ideen II tel que publié dans Hua IV comme un tout, sans tenir compte des réserves, sans doute justifiées, concernant l'authenticité du texte. En fait, c'est le texte tel qu'il est aujourd'hui connu des spécialistes de Husserl. Un complément au présent travail se justifiera peut-être une fois l'édition de Dirk Fonfara rendue publique.
Tom Nenon, un des rares commentateurs d'Ideen II, a qualifié le texte de « parfois répétitif, souvent flou et parfois tout simplement contradictoire » . Et dans une des conversations avec Cairns, à la question pourquoi il n'avait pas terminé les Ideen II, Husserl « confia qu'un sentiment de n'être pas fait pour sa tâche le mit dans l'impossibilité [...] d'achever le seconde volume des Ideen » (Cairns, 1997, 126). Cette réponse est d'autant plus déroutante que les tentatives de mettre le texte au propre s'étendent sur plus d'une dizaine d'années, pendant lesquelles Husserl a travaillé sur d'autre sujets. Quelle est cette tâche impossible ? On voit mal que ce soit la phénoménologie en son ensemble. Alors, quel pourrait être le problème central d'Ideen II qui avait fait désespérer son auteur ?
Le deuxième volume des Idées directrices est sous-titré « Recherches phénoménologiques pour la constitution » (en allemand „Zur Konstitution" : donc on peut aussi lire concernant ou au sujet de la constitution). De quoi s'agit-il ? D'un traité systématique sur le concept de constitution, à la manière dont la deuxième partie de Philosophie première (Hua VIII) traite de la réduction phénoménologique ? Ou alors, Husserl a-t-il simplement produit une série d'applications pratiques du concept de constitution ? Un argument contre la première hypothèse est le fait qu'on ne trouve aucune définition du concept de constitution dans Ideen II. Les intitulés des trois sections, respectivement constitution de la nature matérielle, constitution de la nature animale et
3 "The text is occasionally repetitive, often sketchy, and sometimes, it seems, simply contradictory" (Nenon, 1996, 223).
constitution du monde de l'esprit, plaident plutôt en faveur de la deuxième hypothèse. Mais en même temps, nature matérielle, nature animée et monde de l'esprit semblent englober toute la réalité constituée, voire toute la réalité, au sens de la phénoménologie, tout court. En plus, si on tient compte du passage du § 86 d'Ideen I où Husserl affirme que la tâche de la phénoménologie est essentiellement fonctionnelle, on peut penser que toute la phénoménologie husserlienne est in fine une phénoménologie de la constitution.
Dès lors, faut-il considérer Ideen II comme une ontologie générale ? Oui et non : même si les trois sections semblent couvrir l'ensemble de ce qui est, la perspective reste particulière. C'est dans le dernier chapitre du livre qu'on trouve une formule qui éclaire rétrospectivement l'ensemble du texte : « Nous avons donc deux pôles : nature physique et esprit et, intercalés entre les deux, corps et âme »4 (Husserl, 1952, 284)5. C'est donc le rapport entre nature et esprit qui est central dans cette ontologie. Mais, en quelque sorte imbriqué dans ce rapport est le rapport entre corps et esprit. Dès lors il est possible d'imaginer que cette tâche impossible qui a découragé Husserl est celle de comprendre le rapport entre corps et esprit dans le cadre de sa phénoménologie. Dans ce sens, ce n'est peut-être pas Husserl comme personne qui « n'est pas fait pour » mais bien sa phénoménologie « fonctionnelle » qui n'a pas les moyens conceptuels pour accomplir cette tâche.
Dans ce qui suit j'essaierai, du point de vue qui est le mien, de démêler les fils de l'argumentation et de cerner le nœud du problème, ce que je considère comme une aporie. Dans une brève conclusion, je donnerai des indications sur la manière de dépasser l'aporie en quittant le cadre strict de la phénoménologie husserlienne.
2. LA TRADUCTION FRANÇAISE D'IDEEN II
La traduction Escoubas, que nous utilisons en principe, pose un certain nombre de problèmes. Le plus important est l'utilisation systématique de « corps propre » pour „Leib". Rien ne permet de penser que Husserl aurait utilisé le mot „Leib" dans une acception autre que celle de l'allemand courant. Rappelons qu'en allemand le terme „Korper" comme le français « corps » désigne à la fois les corps inertes et les corps vivants, tandis que „Leib", qui n'a pas d'équivalent en
4 Traduction modifiée, mes italiques.
5 Dans ce qui suit, les numéros de page entre parenthèses sont celles de l'édition Hua IV (Husserl, 1952), qui figurent aussi en marge de la traduction française. La traduction est celle d'Eliane Escoubas (Husserl, 1982), sauf autre précision. Sauf indication contraire, les italiques sont ceux de Husserl.
français, désigne le corps humain ou éventuellement animal. Si on voulait préciser, il serait donc justifié de parler de « corps animé » ou, puisque c'est de cela qu'il s'agit, de « corps humain ». Mais rien ne justifie de suggérer par la traduction française une signification subjective de „Leib"6.
Cette confusion des termes est patente à la page 204 lorsque Husserl parle de „physischen Leib" pour insister, dans cas, sur l'aspect objectif du corps. Escoubas traduit par « corps propre physique », ce qui me paraît être un oxymore. Ou encore à la page 25 quand il est explicitement question de corps „spatiotemporel", toujours qualifié de « propre » dans la traduction Escoubas. Nous supprimons donc systématiquement le qualificatif propre, en précisant « traduction modifié », puisque le contexte permet sans ambiguïté de savoir que c'est du corps humain qu'il s'agit.
L'autre difficulté concerne les adjectifs dérivés du terme „Seele" (âme). „Beseelt" n'est pas un terme courant en allemand — même si l'allemand permet plus facilement que le français la construction de mot comme celui-ci. Escoubas traduit par animé. Mais l'équivalent de corps animé en allemand est justement „Leib". Or Husserl en parlant de „beseelt" apporte une précision de plus, que j'essaierai de rendre par la construction « pénétré d'âme », privilégiant ainsi la fidélité à l'original au détriment de l'élégance de la traduction. Le français ne connaît pas non plus d'adjectivation du substantif âme, correspondant au terme „seelisch". La traduction par « psychique » est problématique, puisque le mot „psychisch" est usuel en allemand et apparaît même dans Ideen II, où il est explicitement différencié de celui de „seelisch" (Husserl, 1952, 33). Je traduirai donc littéralement par « d'âme ».
Ces remarques concernant la traduction sont importantes dans la mesure où nous avons fait l'hypothèse que le rapport du corps à l'esprit, par l'intermédiaire de l'âme, est central dans l'argumentation d'Ideen II.
3. LA STRUCTURE DE L'ARGUMENTATION
L'opposition entre nature et esprit, qui structure toute l'argumentation d'Ideen II, est exprimée, au moins, sous trois formes différentes : celle suggérée par les intitulés des trois sections : constitution respectivement de la nature matérielle puis animale d'une part et du monde de l'esprit d'autre part, celle qui
6 L'auteur n'a donc pas pas été convaincu par les arguments que donne la traductrice dans une annexe du volume. (Husserl, 1982, 408)
apparaît au § 62, où il est question de deux pôles : nature physique et esprit, enfin la distinction entre deux attitudes, l'une naturaliste et l'autre personnaliste.
Au sujet des deux parties du livre, consacrées respectivement à la nature et à l'esprit , Ricœur observe que « l'analyse est poussée dans une première direction jusqu'à la conception naturaliste de l'homme [...] à la fin de la deuxième partie ; puis elle rebrousse chemin pour partir dans une autre direction jusqu'à cette apologie de la conscience absolue à la fin de la troisième partie » (Ricœur, 2004, 137).
Lorsque Husserl situe le corps et l'âme entre les deux pôles nature physique et esprit (284) il pense sans doute à une structure linéaire avec le corps du côté de la nature et l'âme du côté de l'esprit : nature — corps — âme — esprit. Dans ce contexte, il est utile de rappeler une distinction qui apparaît au § 39 d'Ideen I : « La conscience individuelle est entrelacée avec le monde naturel d'une double manière : elle est la conscience d'un homme [...], et elle est [.] conscience de ce monde » (Husserl, 1950b, 87). Ricœur, dans une note de traducteur, utilise les termes d' incarnation et de perception pour distinguer ces deux aspects du rapport au monde (Husserl, 1950c, 125). Dans ce sens, on peut dire que le lien qui relie l'esprit à la nature par l'intermédiaire de l'âme et du corps est celui de l'incarnation.
La troisième distinction est celle entre deux « attitudes » ou deux manières de voir la réalité. L'attitude naturaliste est celle qui considère tout ce qui est comme des objets de la nature objective. C'est typiquement l'attitude des sciences de la nature. A l'opposé, l'attitude personnaliste est décrite comme celle « dans laquelle nous sommes, à tout moment, quand nous vivons ensemble [...] ; dans laquelle nous sommes, pareillement, quand nous considérons les choses qui nous environnement justement comme notre environnement et non [...] en tant qu'une nature "objective" » (Husserl, 1952, 183). Husserl fait par ailleurs remarquer que les deux attitudes ne sont pas « égales en droit » mais que « l'attitude naturaliste est subordonnée à l'attitude personnaliste » (Husserl, 1952, 183).
Au début de la troisième section, Husserl constate que les analyses des deux premières sections sont de nature phénoménologique mais dans l' attitude naturaliste.
Nous rattacherons nos considérations aux constatations effectuées, au cours d'une
analyse purement phénoménologique, dans les sections précédentes. Dans ces
7 Deux parties qui ont sûrement comme origines le manuscrit au crayon pour l'une et la constitution du monde de l'esprit pour l'autre.
sections, nos recherches étaient relatives à l'attitude naturaliste. C'est en elle que nous avons effectué nos analyses. (Husserl, 1952, 173)
L'attitude naturaliste n'est donc pas l'attitude « naturelle » puisqu'elle est en même temps phénoménologique. Symétriquement, il annonce, à la fin de la deuxième section, la nécessité de poursuivre les analyses dans un domaine qui n'est plus celui de la nature.
L'analyse de la nature et le traitement que nous en avons fait montre donc que celle-ci a besoin d'un complément, [...], elle renvoie au-delà d'elle-même à un autre domaine de l'être et de la recherche : il s'agit du champ de la subjectivité, qui n'est plus nature. (Husserl, 1952, 172, mes italiques)
Pour bien comprendre ce qui est entendu par subjectivité, il est utile noter que, pour Husserl, « du donné dans l'attitude intérieure, il ne reste donc, au titre du subjectif au sens originaire et propre du terme, que le sujet de l'intentionnalité, le sujet des actes » (Husserl, 1952, 215).
Enfin, au début du dernier chapitre du livre, Husserl annonce :
En saisissant dans l'aperception le « soubassement » de l'esprit en tant que sa « face-nature », nous parvenons en un point où [ ... ] l'attitude naturaliste et l'attitude personnaliste, ou encore l'attitude propre à la science de la nature et l'attitude propre à la science de l'esprit et, corrélativement, les deux espèces de la réalité, la nature et l'esprit, entrent en rapport l'une avec l'autre. (Husserl, 1952, 281, mes italiques)
Que peut-on conclure des ces citations ?
1. La distinction naturaliste vs personnaliste n'est pas celle entre naturelle et phénoménologique. En fait, les deux première sections consistent en des analyses « purement phénoménlogiques » mais dans Y attitude naturaliste.
2. La distinction naturaliste vs personnaliste recouvre celle entre les sciences respectivement de la nature et de l'esprit.
3. A ces deux attitudes correspondent enfin deux types de réalités : « la nature et l'esprit ».
4. Ce qui est opposé comme « complément nécessaire » à la nature, objet des analyses des deux premières sections, c'est le « domaine de l'être de la subjectivité ». En même temps, le passage page 215 stipule que cette subjectivité est celle de l'intentionnalité.
5. A la distinction attitudes naturaliste vs personnaliste correspond enfin « dans l'aperception », dans la structure de l'immanence, la distinction entre esprit et son soubassement en tant que sa « face-nature »
Dans ce qui suit, je fait l'hypothèse que chacune des deux attitudes, naturaliste vs personnaliste, s'applique à l'ensemble de la structure nature — corps — âme — esprit. La distinction des deux attitudes est orthogonale à l'opposition des pôles nature vs esprit. Aussi je l'analyserai d'abord par rapport à l'attitude naturaliste, puis par rapport à l'attitude personnaliste. L'ontologie de l'attitude naturaliste est centrée sur le corps à partir duquel elle conçoit l'âme et l'esprit, elle est en quelque sorte ascendante. L'ontologie de l'attitude personnaliste est centrée sur l'esprit et elle est, au contraire, descendante.
4. LA POSITION NATURALISTE
La nature
Dans cette position, la nature est le corrélat des sciences de la nature, vue par un sujet théorique qui met entre parenthèses ses « intentions de l'ordre du sentiment ». Elle devient ainsi un « monde de pures et simples choses », sans tenir compte de la valeur d'usage des choses : « Nous ne faisons plus l'expérience de maisons, de tables, de rues, d'œuvres d'art, nous faisons l'expérience de choses simplement matérielles [...] » (Husserl, 1952, 25).
Le corps
Or, parmi ces choses matérielles figurent les corps humains : « il en va de même en ce qui concerne les hommes [.] dont nous ne retenons que la couche de la "nature" d'âme liée au "corps humain" spatio-temporel » . On peut ici s'interroger sur l'usage que Husserl fait des guillemets. On peut comprendre que le corps humain „Leib") n'est pas vraiment humain puisque c'est une chose spatio-temporelle, mais il faut bien l'appeler ainsi ; quant à l'âme, elle fait bien partie de la nature tout en lui étant, d'une certaine manière, étrangère.
L'âme
L'âme est une couche qui s'ajoute au corps matériel. Ainsi le corps humain est pénétré d'âme („Leiber") :
Ce sont des réalités fondées qui présupposent en elles, comme strates inférieures, des réalités matérielles que nous nommons corps matériels. Or ceux-ci possèdent maintenant, [...] outre les déterminations spécifiquement matérielles, de nouveaux systèmes de propriétés, les propriétés d'âme [...]. Les propriétés nouvelles en question sont données dans l'expérience comme appartenant au corps en question
8 traduction modifiée, mes italiques.
[...]. D'autre part, ces propriétés précisément ne sont pas des propriétés matérielles, [...] elles n'ont aucune étendue, [...] ne sont pas données à la manière de toutes les propriétés qui remplissent l'étendue de ce corps9. (Husserl, 1952, 32)
L'esprit
Dans ce contexte, l'âme est un système de propriétés non matérielles d'un corps matériel. Le statut de l'esprit n'est pas vraiment différent. On dirait qu'il ne s'agit que d'une couche de propriétés non matérielles de plus :
La nature de type spirituel, entendue comme nature animale, est un complexe composé d'une couche inférieure de nature matérielle qui a pour trait eidétique l'extensio et d'une couche supérieure qui en est inséparable et qui est d'une essence fondamentalement différente, excluant avant tout l'extension. Donc, bien que le trait eidétique le plus englobant de la chose matérielle soit la matérialité, on comprend néanmoins que l'extension soit prise comme trait eidétique différentiel entre le matériel <d'une part> et ce qui a trait à l'âme ou à l'esprit <d'autre part>10 (Husserl, 1952, 29)
Cette manière de voir le rapport entre le corps et l'esprit est assez proche des positions naturalistes dans la philosophie de l'esprit actuelle. Toutefois, il ne s'agit là que d'une des deux attitudes fondamentales traitées dans Ideen II et Husserl note qu'elle doit être subordonnée à l'attitude personnaliste (Husserl, 1952, 183).
5. LA POSITION PERSONNALISTE
L'esprit
Dans cette attitude, l'esprit est ce qui est immédiatement donné. L'esprit c'est ce que Husserl appelle le « niveau supérieur » (Husserl, 1952, 276) de la subjectivité. En même c'est ce qu'il qualifie de « subjectif au sens originaire et propre du terme » (Husserl, 1952, 215). C'est encore l'« l'intellectus agens » (Husserl, 1952, 276) ou « l'ego "actif' dans tous les sens du terme, l'ego qui prend position ». En fin du compte, c'est précisément « le sujet de l'intentionnalité » (Husserl, 1952, 215).
9 Traduction modifiée.
10 Traduction modifiée.
L'âme
L'âme apparaît maintenant comme dépendante de l'esprit, alors qu'elle dépendait du corps dans la position naturaliste. Husserl écrit ainsi à la fin du deuxième chapitre de la troisième section, consacré spécifiquement à l'esprit :
Cette âme n'est pas pour autant une réalité objective (de la nature), mais « âme d'esprit » ; c'est-à-dire que l'âme, en ce sens, n'est pas définie comme une unité réale en rapport avec des circonstances de la nature objective, qu'elle n 'est donc pas définie de manière psycho-physique ou n'a pas besoin de l'être11. (Husserl, 1952, 280)
L'âme est une âme de l'esprit, elle appartient à l'esprit — comme elle appartient dans la position naturaliste au corps : « l'âme sensible, inférieure, ne fait qu'un avec le sujet de la prise de position [...]. Cette âme est "mienne", elle "appartient" au sujet égologique que je suis [...] » (Husserl, 1952, 280).
Le corps
La troisième section, consacrée à « la constitution du monde de l'esprit », est composée de trois chapitres dont seul le deuxième traite exclusivement de l'esprit et donc de l'attitude personnaliste, le sujet du premier comme du troisième chapitre étant le rapport entre les deux attitudes. Dans le chapitre central, Husserl commence par le constat que, dans l'attitude personnaliste, il ne peut plus être question de me situer, moi et mon cogito, comme localisé dans le corps (Husserl, 1952, 212). Au contraire, le corps est maintenant mon corps. En effet, l'attitude a été inversée par rapport à l'attitude naturaliste. Mais Husserl va plus loin. Non seulement le moi ne fait pas partie du corps mais c'est encore le corps qui ne fait pas vraiment partie de moi.
[.] ce corps est mon corps, et il est mien tout d'abord en tant que mon en-face, mon objet, tout comme la maison est mon object [...]. C'est dans le corps, il est vrai, que je trouve localisée la couche des sensations, parmi lesquelles le plaisir sensible, la douleur sensible ; mais cela montre seulement qu'elle n'appartient pas au domaine de l'égologique proprement dit. (Husserl, 1952, 212)
Et il poursuit :
11 Traduction modifiée.
de même que le corps en général, tout ce qui le constitue comme objet est « non-moi », opposé au moi, appartenant au moi seulement en tant qu'opposé, justement en tant qu'objet présent dans son expérience12.
Résumons : alors que, dans l'attitude naturaliste, le corps est « pénétré d'âme », dans l'attitude personnaliste, le corps n'est plus qu'un objet pour le moi au même titre que tout autre objet du monde.
Lorsque Husserl, au début de la troisième section, revient sur l'attitude naturaliste, il parle d'une structure en couches des « types constitutifs fondamentaux de l'appréhension » (Husserl, 1952, 174) il postule « l'expérience physique en tant que celle qui réside au fondement, puis l'expérience du corps qui repose sur elle et l'englobe [...] » (Husserl, 1952, 174). Husserl situe donc l'expérience du corps au même niveau que l'expérience des objets de la nature physique.
Enfin Husserl décrit le corps agissant en ces termes : « la personne agit sur le corps en le faisant se mouvoir et celui-ci agit sur d'autres choses du monde environnant ; la personne agit alors, par le moyen du corps, sur ces mêmes choses en tant que choses du monde environnant » (Husserl, 1952, 285).
La nature
Quelle est la place de la nature dans la position personnaliste ? On ne peut pas dire qu'elle est clairement explicitée. Néanmoins, Husserl parle à plusieurs reprises, dans ce contexte, de la « face nature » de la subjectivité. Ce terme correspond à ce qu'il qualifie ailleurs de « niveau inférieur » de la subjectivité et qu'il désigne encore par le terme de soubassement. Il écrit : « Tout esprit a une "face nature". C'est là précisément le soubassement de la subjectivité [...] » (Husserl, 1952, 279). Il ajoute : « A cette face nature appartient [...] la vie affective inférieure, la vie pulsionnelle et [...] la fonction de l'attention [...] » (Husserl, 1952, 279). Dans une annexe il décrit le soubassement comme « la sensibilité originelle » et plus précisément : « les data sensibles, data de couleur dans leur champ d'impression visuelle [...] également les sentiments sensibles
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fondés dans les data sensibles, mais aussi les data sensibles pulsionnels » (Husserl, 1952, 334).
Avant l'introduction du concept de soubassement („Untergrund", Husserl parle du "support" („Unterlage") de l'ego. Il distingue « les objets vis-à-vis de
12 ma traduction.
13 ma traduction.
quoi l'ego se comporte activement ou passivement » du « support "matériel" sur lequel ce comportement s'édifie » (Husserl, 1952, 214)14. On est ici sans doute proche de ce que Ricœur avait qualifié d'« incarnation » au sujet d'un passage d'Ideen I15. Il y a toutefois une étrange ambiguïté du terme „stofflich", qui en allemand est un synonyme de « matériel ». Husserl pense-t-il à la matière au sens de la première section d'Ideen II ou à la hylé — comme le laisse entendre la traduction d'Escoubas ? Peut-être cette ambiguïté est-elle voulue ou tout au moins significative.
On peut en tout cas s'interroger sur le rapport entre le soubassement et la hylé. Il est intéressant à ce titre que la description du soubassement, cité plus haut, semble presqu'identique à celle de la hylé, telle qu'elle apparaît au § 85 d'Ideen I (Husserl, 1950b, 208)16 où la hylé est définie en termes de « contenus de sensations » en précisant : « les data de couleur, les data de toucher, des data de son, etc. [...] de même les sensations de plaisir, de douleur, de démangeaison,
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etc., ainsi que les moments sensuels de la sphère des "pulsions" » .
A ma connaissance, Husserl ne s'est jamais expliqué sur le rapport entre ces deux concepts. Pourtant au §54 il fait clairement allusion à la noèse, en introduisant l'idée d'un parcours « à rebours <des> couches de la constitution », qui aboutit « en dernière instance aux data de sensations, en tant qu'archi-objets primitifs ultimes, qui ne sont plus constitués par une quelconque activité de l'ego, mais sont, au sens le plus prégnant du terme, des pré-données pour toute activité de l'ego » (Husserl, 1952, 214).
Le soubassement est-il la version constituée de la hylé ? Ou s'agit-il de l'origine de la hylé ? C'est plutôt cette dernière option que nous retiendrons pour notre part.
Comment faut-il situer le soubassement par rapport à la séquence maintes fois évoquée nature — corps — âme — esprit ? D'abord le « pôle nature » joue pleinement son rôle de pôle (comme le pôle nord), il indique une direction, celle de la « face nature ». Dans ce sens on peut bien voir le soubassement comme le concept de nature dans l'attitude personnaliste. En même temps, vu depuis le pôle esprit, le soubassement inclut les trois composants : âme, corps, nature. Cette
14 Traduction modifiée.
15 Voir ici section 3.
16 Même si le terme hylé n'apparaît explicitement que sur la page suivante, la référence est tout-à-fait claire.
17 Traduction de Ricœur où nous avons remplacé « impulsions » par « pulsions » („Triebe" en allemand).
manière de voir est cohérente avec le fait qu'Ideen II semble à de nombreuses reprises utiliser les termes âme et soubassement comme synonymes.
6. L'APORIE DU CONCEPT DE NATURE
L'aporie c'est l'obstruction du passage mais c'est aussi la présence de deux
opinions opposées et apparemment justifiées. Dans sa métaphysique Aristote
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associe l'aporie à un « nœud » qu'il faut soigneusement étudier pour pouvoir ensuite le défaire (Aristote, 1991, 995a30). Les trois qualificatifs, obstruction du passage, opposition de deux points de vue et « nœud » semble pouvoir s'appliquer à Ideen II.
Au § 53 Husserl parle d'abord d'une tension entre la nature telle qu'elle apparaît dans l'attitude naturaliste d'une part, puis comme constituée, dans l'attitude personnaliste, par une communauté de sujets, d'autre part, en termes d'une difficulté qui engendre un sentiment de malaise („unbehagliche Schwierigkeit") (Husserl, 1952, 208). Certes, même s'il y a opposition entre deux points de vue, ce sentiment à lui seul ne justifie pas encore le terme d'aporie. Mais il y a plus : il fait remarquer que nous sommes là face à un cercle vicieux
Nous tombons ici, semble-t-il, dans un cercle vicieux. Car si nous posions, au début, la pure et simple nature, [...] et si nous saisissions les hommes en tant que réalités qui, outre leur corporéité physique possèdent un en plus, les personnes étaient alors [...] des composantes de la nature. Mais si nous suivions l'essence de la personne, alors la nature se présentait comme quelque chose qui se constitue dans la collectivité intersubjective des personnes et qui donc la présuppose19. (Husserl, 1952, 210)
Il n'est pas sûr que Husserl ait pris toute la mesure de ce problème, même si la structure circulaire est encore évoquée dans les méditations cartésiennes (Husserl, 1950a, 129).
A la question « comment s'y retrouver » Husserl semble proposer l'utilisation des deux attitudes. Il n'est pourtant pas clair en quoi cela résout le problème. En fait, la structure circulaire peut même être formulée dans chacune des attitudes séparément. Dans l'attitude naturaliste, elle se présente sous forme d'un esprit engendré par la nature physique et capable d'appréhender celle-ci. Dans l'attitude personnaliste, c'est le fait que l'esprit constitue une nature dans laquelle il se situe lui-même à travers son corps.
18 Le terme Sso^oç peut aussi être traduit par lien (corde, chaîne) ou emprisonnement.
19 Traduction modifiée.
Husserl s'interroge ensuite sur le rapport entre les domaines d'être qui correspondent aux deux attitudes. Sans vraiment répondre à la question, il donne trois exemples de relations entre domaines de types différents : « monde des idées » et « monde de l'expérience », « "monde" de la conscience pure » et « monde des unités transcendantes », « monde des choses en tant qu'apparences » et « monde des choses de la physique » (Husserl, 1952, 210). Seulement, ces exemples sont peu pertinents par rapport au problème en question. Il s'agit dans les trois cas de nuances dans les corrélats intentionnels, alors que dans le cas des deux attitudes il s'agit du rapport entre les corrélats intentionnels et le sujet incorporé.
Le vrai problème se noue autour du concept de nature. En effet, sur les quatre concepts que nous avons en vue — esprit, âme, corps, nature — les trois premiers sont clairement distincts dans les deux attitudes. Âme et esprit sont dans l'attitude naturaliste des couches ajoutées au corps mais vécus de l'intérieur dans l'attitude personnaliste. Le corps est également vécu de l'intérieur dans l'attitude personnaliste mais inclus dans la nature dans l'attitude naturaliste. Mais qu'en est-il de la nature ? Elle est dans l'attitude naturaliste un ensemble de "simples choses". Et dans l'attitude personnaliste ? La nature y apparaît plutôt pour qualifier d'autre entités. Ainsi il est question du « côté nature » des vécus, le soubassement est associé à la nature. Mais il n'y a pas, dans Ideen II un véritable concept de nature telle qu'il apparaît dans l'attitude personnaliste. Dès lors Husserl semble simplement se rabattre sur le concept de nature de la position naturaliste.
Nous avons fait remarquer que l'attitude naturaliste est ascendante alors que l'attitude personnaliste est descendante. Les deux se rejoignent d'une certaine manière avec l'idée de nature. Husserl dit explicitement que par le « soubassement de l'esprit en tant que sa face-nature » (Husserl, 1952, 281) les deux attitudes entrent en rapport l'une avec l'autre. Dès lors, l'aporie se présente moins comme impossibilité d'un passage reconnue par Husserl comme telle, que par le fait que Husserl force le passage entre les deux attitudes là où il n'y a pas de passage. Ce passage subreptice entre les deux attitudes, par ailleurs soigneusement
distinguées, apparaît encore quand Husserl affirme que « ce dont on fait
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l'expérience [...] au niveau le plus bas, c'est la nature matérielle (physique) »
(Husserl, 1952, 211) et il ajoute « l'expérience de l'être du corps et de l'âme est
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fondée en elle [(la réalité matérielle)] » .
20 mes italiques.
21 traduction modifiée.
L'idée d'un passage entre subjectivité et nature objective apparaît encore dans plusieurs propositions où Husserl affirme que le soubassement de l'esprit est le lieu où se constitue la nature. Plus précisément il affirme que ce sont les associations, rémanences, tendances déterminantes, etc. du soubassement « qui "font" la constitution de la nature » (Husserl, 1952, 277) ou encore que le
soubassement de nature de l'âme « s'organise de telle façon que "de la nature" se
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constitue en lui » (Husserl, 1952, 339). Ou encore : « Le niveau inférieur est le lieu où se constitue [...] le monde du mécanique de la conformité inerte à une loi », où par « niveau inférieur » il faut entendre le soubassement.
Tout cela laisse penser que Husserl identifie en définitive la nature entre les deux attitudes, alors qu'il les distingue bien pour les autre niveaux.
Or, cette position est intenable. La nature des sciences de la nature, évoquées plusieurs fois, est une abstraction de l'esprit, elle est à l'extrême de l'effort de constitution, située complètement au « pôle esprit ». Rien n'est plus éloigné du « soubassement d'âme » que le formalisme mathématique de la physique fondamentale. Alors, aporie il y a parce que au niveau de la nature se confrontent les deux attitudes dans un conflit inconciliable, parce que justement il n'y a pas de passage là où Husserl semble vouloir en créer par la force du raisonnement, et parce que, autour du concept de nature se crée un nœudque Husserl ne peut pas défaire. D'où vient cette obstination de vouloir situer le soubassement dans la nature des sciences ? Peut-être du fait que, dans la phénoménologie husserlienne, tout ou presque, est constitué ou, pour le dire différemment, tout est corrélat de la conscience. On peut considérer comme exception les composants réels, dans la terminologie husserlienne, de la conscience, c'est-à-dire la hylé et la noèse. Mais selon Sokolowski, même ces composants sont, en dernier lieu, constitués dans le flux du temps immanents (Sokolowski, 1964, 77). Dès lors Husserl ne peut pas aller au-delà de ces constituants primitifs.
Lorsqu'il affirme que « parcourant à rebours les couches de la constitution de chose, nous parvenons en dernière instance aux data de sensations » (Husserl, 1952, 214) il atteint les limites de sa phénoménologie. Pour atteindre un concept de nature, opposé à celui de l'attitude naturaliste, dans l'attitude personnaliste, il aurait dû dépasser cette limite mais la logique de sa phénoménologie ne le permet pas. Sans doute, il n'était pas conscient de cette impossibilité, et peut-être ne l'aurait-il pas admise, mais on peut faire l'hypothèse, invérifiable bien sûr, qu'il y
22 C'est moi qui traduit.
avait là une raison objective de désespérer devant une tâche « pour laquelle il n'était pas fait ».
7. CONCLUSION : QUEL DÉPASSEMENT DE L'APORIE ?
L'aporie que nous avons décrite peut-elle être dépassée ? Faut-il, à partir de son constat abandonner toute la démarche d'Ideen II, ou peut-on « défaire le nœud » ? D'abord, à coté du constat d'une aporie, il faut faire un autre constat : les recherches d'Ideen II sur l'âme comme soubassement relève de la plus haute importance. Il semble que nulle part ailleurs Husserl ait été aussi loin dans l'analyse du vécu non intentionnel ou encore de la hylé comme vécu. Il serait donc injuste de penser que Husserl s'est égaré dans ces recherches. Ce qu'il faut réfuter c'est uniquement le court-circuit qu'il opère entre la nature comme vécu et la nature objective.
Ce qui reste c'est l'intuition d'une « nature » qui nous affecte et qui est à l'origine de la noèse, source de hylé. Quelle est cette « nature » subjective si ce n'est celle des sciences de la nature ? Il y a deux types de réponse possibles. Le premier type est celui de l'agnosticisme. Il consiste à reconnaître que nous ne savons rien de l'origine de la hylé. Dans ce cas l'ontologie qui sous-tend la phénoménologie est incomplète, elle ne couvre pas tout ce qui est. C'est une position anti-métaphysique au sens où elle refuse l'idée d'une théorie de l'être en général. On sait que Husserl n'était pas opposé à toute métaphysique. Mais pour lui celle-ci devait se soumettre à une phénoménologie de la constitution. Dès lors, ce qui est en amont de la noèse se trouve dans son angle mort. À moins d'identifier l'origine de la constitution avec une partie du constitué, ce qui nous ramène à l'aporie.
Le deuxième type de réponse consiste à postuler, dans le cadre de la position
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personnaliste, une nouvelle entité, opposée à la nature de la position naturaliste . Appelons là, faute de mieux, nature personnaliste. La question est de savoir si une description de cette entité est possible. Dans les grandes lignes, la description du soubassement, telle qu 'il apparaît dans la subjectivité s'applique aussi à la nature personnaliste. La question qui se pose est celle de son statut ontologique. La nature personnaliste n'est pas individuelle. Elle est forcément intersubjective puisqu'elle est l'origine des sensations qui donnent lieu à la constitution d'un monde commun à tous les sujets. Pour les même raisons elle ne peut pas être purement immanente. Elle est donc transcendante, mais d'une manière qui n'est
23 Pour une lecture en ce sens des derniers écrits de Michel Henry voir (Michel, 2018).
pas celle de la transcendance du monde comme corrélat intentionnel. Le monde transcendant est projeté, mis devant la conscience. Par opposition, le sujet n'a aucune distance par rapport à la nature personnaliste — on peut dire, au contraire, qu'il adhère à celle-ci.
Qu'en est-il, dans cette perspective, de la structure circulaire évoquée par Husserl en terme de « cercle vicieux » ? Il disparaît tout simplement, par le fait que la nature personnaliste n'est pas la nature objective. La structure ontologique devient linéaire : la nature personnaliste en constitue le point de départ, qui engendre, à travers la communauté des sujets, la constitution du monde objectif qui comprend une nature objective. Se pose néanmoins la question du rapport entre ces deux « natures », l'une objective, l'autre personnaliste. Ce rapport est le même que celui, décrit dans Ideen II entre esprit, âme et corps respectivement dans l'attitude naturaliste et l'attitude personnaliste. C'est-à-dire, une fois le monde constitué, chacune des entités possède une image constituée, mais l'image de l'âme n'est pas l'âme. De même, la nature objective au sens des sciences de la nature peut être vue comme une image naturaliste dérivée de la nature personnaliste. Plus précisément, dans la mesure où la nature physique, dont Husserl parle plusieurs fois, est considérées comme fondamentalement matérielle, ou peut dire que la matière physique est une image, issue de la constitution, de ce
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qui fait la réalité fondamentale de la nature personnaliste .
Le type de réflexion que nous proposons s'inscrit sans doute dans une réflexion d'ordre métaphysique, et dépasse le cadre stricte d'une pure phénoménologie. Une fois engagé dans le processus d'analyse entre monde constitué et nature, entre esprit et corps, tel qu'il apparaît dans Ideen II, c'est, me semble-t-il, le prix à payer pour dépasser l'aporie.
REFERENCES
Cairns, D. (1997). Conversations avec Husserl et Fink. Grenoble: Millon.
Husserl, E. (1950a). CartesianischeMeditationen (Hua I). Den Haag: Martinus Nijhoff.
Husserl, E. (1950b). Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen
Wissenschaft, erstes Buch (Hua III). Den Haag: Martinus Nijhoff. Husserl, E. (1950c). Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie
phénoménologique pures. Paris: Gallimard. Husserl, E. (1952). Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie. Zweites Buch: Paenomenologishe Untersuchungen zur Konstitution (Hua IV). Den Haag: Martinus Nijhoff.
24 Sur le rapport entre phénoménologie et réalité matérielle, voir aussi (Michel, 2014).
Husserl, E. (1982). Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, livre second. Paris: Presses Universitaires de France.
Michel, B. (2014). Phénoménologie et réalité matérielle. Studia Phaenomenologica, XIV, 329-348.
Michel, B. (2018). La métaphysique de Michel Henry. Revue internationale Michel Henry, (9). (À paraître).
Nenon, T. (1996). Husserl's Theory of the Mental. In T. Nenon & L. Embree (Eds.), Issues in Husserl 's Ideas II (223-335). Dordrecht, Boston, London: Kluwer.
Ricœur, P. (2004). A l'école de laphénoménlogie. Paris: Vrin.
Sokolowski, R. (1964). The Formation of Husserl's Concept of Constitution. The Hague: Martinus Nijhoff.