HORIZON 3 (2) 2014: I. Research: Anne Gleonec: 35-54
ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • STUDIEN ZUR PHÄNOMENOLOGIE • ÉTUDES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
ONTOLOGIES ET PHENOMENOLOGIES DU CORPS POLITIQUE:
LES VOIES DE LANALOGIE. EN CHEMIN AVEC CLAUDE LEFORT.
ANNE GLEONEC
Doctor and Professor agrégée of Philosophy, Institute of Philosophy, Academy of Sciences of the Czech Republic, 11000 Prague, Czech Republic.
E-mail: gleonecanne@yahoo.fr
ONTOLOGIES AND PHENOMENOLOGIES OF THE POLITICAL BODY: WAYS OF THE ANALOGY. A READING OF CLAUDE LEFORT
This paper focuses on the analogy between the body and the political body, and presents the problem that is still - for our political time - this very analogy. It is done, at first, by following and developing the original work of the French political thinker Claude Lefort, who changed the terms and even the meaning of political phenomenology itself. Yet, if Claude Lefort's inheritance has to be increased in phenomenology, his thought also reveals a strange paradox which opens with it a critical confrontation that a second article will fully develop, and that is here synthesized: indeed, the analogy of the political body is at the same time what in its very refusal unifies contemporary political philosophies - dismissing the analogy either as the language of another age of politics or as the language of the totalitarian wish of reincorporation -, and what nevertheless continues to resist implicitly in all these political writings, even if it is at times under the mask of the complicated lexicon of some Flesh of the social. By coming back to the concept of Flesh itself and its origin in the thought of M. Merleau-Ponty, the end of the article opens a confrontation between the political phenomenology renewed by Claude Lefort and our own attempt to phenomenologically reform the analogy of the political body.
Key words: political body, institution, history, democracy, totalitarism, flesh, analogy.
ОНТОЛОГИИ И ФЕНОМЕНОЛОГИИ ПОЛИТИЧЕСКОГО ТЕЛА: ПУТИ АНАЛОГИИ. МАРШРУТОМ КЛОДА ЛЕФОРА
АНН ГЛЕОНЕК
Доктор философии, преподаватель, Институт философии Академии наук Чешской республики, 11000 Прага, Чехия. E-mail: gleonecanne@yahoo.fr
В этой статье внимание сосредоточено на аналогии между живым телом и политическим телом, причём сама эта аналогия рассматривается как проблема, актуальная в нашу политическую эпоху. Для этого, во-первых, рассматривается и развивается оригинальная концепция французского политического мыслителя Клода Лефора, изменившего как термины, так и само значение политической феноменологии. При том, что укоренённость Клода Лефора в феноменологии трудно переоценить, в своём мышлении он также затрагивает странный парадокс, который запускает процесс критического пересмотра этой традиции; в нашей следующей статье мы развернуто представим этот мотив. Суммируя: безусловно, аналогия политического тела одновременно объединяет современные политические философии, прежде всего тем, что все они её отрицают (отвергая эту аналогию либо как язык другой политической эпохи, либо как язык, выражающий тоталитарную жажду реинкорпорации); и тем не менее она скрытым образом продолжает сохраняться во множестве политических текстов, пусть временами под прикрытием сложной терминологии вроде плоти социального. Возращаясь к самой концепции плоти и к её истоку в мышлении М. Мерло-Понти, в заключение статьи мы противопоставляем, с одной стороны, обновлённую Клодом Лефором политическую феноменологию и, с другой стороны, наши собственные попытки феноменологически реформировать аналогию политического тела.
Ключевые слова: политическое тело, институция, история, демократия, тоталитаризм, плоть, аналогия.
© Anne Gleonec
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INTRODUCTION
«De tous les liens, le plus beau, disait Platon <...> cest l’analogie (analogia)» (Platon, 1970, 31). Ces mots extraits du Timée ont ici, comme préambule, double droit de cité, parce que la trace qu’ils constituent dévoile demblée deux choses essentielles à notre propos: d’abord la spécificité du lien quest l’analogie - souvent à tort considérée comme une simple comparaison -, et ensuite la trame souterraine de son refus politique. De fait, si son refus, en tant que méthode même de la pensée, est précisément politique, cest que l’analogie a connu sa plus riche et longue histoire, si ce nest son acmé, sous la forme de l’analogie dite du «corps politique», et non sous cette autre - dérivée et somme toute assez restreinte historiquement - de la fameuse analogia entis. De l’historien Ernst Kantorowicz, l’auteur des Deux corps du roi, à Hannah Arendt, jusqu’à Michel Foucault, nombreux sont les auteurs contemporains qui de facto ne s’y tromperont pas et verront dans ladite analogie une des voies d’accès essentielles à l’histoire politique et sociale.
Pourtant, cest ici par une pensée bien moins connue que les susnommées, celle de Claude Lefort, que nous introduirons la question et le problème que reste l’analogie du corps pour notre présent politique. Cela, d’abord parce que l’auteur de L’invention démocratique a le premier sans doute révélé que cette analogie n’était pas seulement un topos de l’histoire politique mais bien la trame essentielle et symbolique de sa formation, et qu’il le fit de plus en ouvrant une voie extrêmement originale pour une phénoménologie véritablement politique. Une voie, disons presque «aux bords» de la phénoménologie, mais comme telle capable d’en relancer le questionnement et la méthode même. Car la phénoménologie, on le sait, a souvent encore le bon ton de ne voir dans la politique qu’une matière toute secondaire en regard de la philosophie justement dite «première» que serait l’ontologie -lieu depuis lequel, avec, et bien sûr versus Heidegger, sest surtout déployé en elle le traitement de la contingence et de la liberté.
À cet égard déjà, Lefort ne va pas en effet suivre un chemin tout tracé, et modelé, par Hannah Arendt, connue pour avoir combattu la phénoménologie sur son propre terrain. Rappelons juste ici que le complexe chemin arendtien consistait en effet à emboîter le pas de la phénoménologie sur la voie d’un dépassement, voire d’une rupture, avec la philosophie comme telle, avec sa tradition et avec son nom, mais pour in fine la récuser en retour, à cause justement de son indifférence au politique. Or, le nœud gordien de l’affaire, nest autre que la manière dont toute la philosophie depuis Platon considéra selon Arendt la politique et les affaires humaines : comme l’instrument de sa propre survie, avant d’être celui de son pouvoir, cest-à-dire in extenso comme négation de l’agir, toujours pluriel. En un mot, paraphrasant la République de Platon: la philosophie aurait toujours et ne pourrait que, parce qu’elle lui est radicalement étrangère, dénier l’univers des polloï, le danger qu’est en elle-même la pluralité et sa doxa, la singularité de l’acteur et non l’identité de l’auteur, l’action qui est source, institution, et perpétuation tout ensemble de la contingence [cf. (Arendt, 1968)]. Et cest afin de réduire celle-ci que toute l’histoire de la philosophie politique - un malencontre en soi, sans exception aux yeux d’Arendt - consisterait à réduire le multiple à l’Un, à faire de l’Un avec du multiple, justement au grand et persistant renfort de l’analogie du corps, substituant - substitution que Heidegger lecteur de Platon depuis Aristote [cf. (Taminiaux, 2009, 169-207)] continuera encore quoiqu’indirectement à ses yeux -à l’univers de la praxis celui de la poiésis, de ses modèles, créations, et œuvres. En bref, l’univers des moyens et des fins, qui nous font méconnaître que jamais une action ne fait sens, c’est-à-dire monde commun, depuis les mobiles, motifs, et/ou intentions qui la guident, car au contraire elle se caractérise par l’imprévisibilité, l’irréversibilité, et la démesure propres à l’événementialité qu’elle déploie.
Si nous opérons cet incipit arendtien, cest parce que cette pensée à nos yeux essentielle dans sa critique même de la phénoménologie où elle prend pourtant sa source, Lefort va en partie la suivre dès lors qu’il s’agira de penser la praxis, et qu’en même temps et très singulièrement, à son encontre, et en
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écoute patiente de Merleau-Ponty avec qui il re-découvre la «révolution machiavélienne», il a prôner un saisissant retour à la tradition de la philosophie politique, une restauration de celle-ci, qui déplace et relance de manière inattendue le lien entre ontologie et phénoménologie, à l’épreuve même du politique. Cela, alors qu’il dévoile tout ensemble - paradoxe qu’il nous faudra d’abord comprendre - la démocratie moderne comme avènement du régime de la contingence, avènement d’une société qu’il dira «sans corps», d’un régime qui autrement dit suspendrait l’analogie et que rien ne rapproche à ses yeux de ce «trésor perdu» quest resté pour Arendt, et disons le tout de go, pour toute la phénoménologie classique, la démocratie antique.
La voie d’une nouvelle phénoménologie politique qui ne le céderait en rien à la philosophie dite «première», sécréterait même peut-être une nouvelle ontologie, souvrirait-elle alors via une restauration si paradoxale de la philosophie antique qu’elle reprendrait d’elle tout sauf ce que l’on a tant voulu voir comme son «trésor», que d’aucuns nommeront le début de l’Europe, et/ou de la problématicité, voire de la politique et de l’histoire comme telles? Et cette voie, consisterait-elle donc à tenir ensemble -avec et après Lefort - deux manières d’interpréter l’analogie: l’une, analytique, consistant à en retracer l'origine et la variété des usages afin de comprendre les fins des analogies du corps politique - avec en leur centre, la fameuse analogie chrétienne des deux corps du roi analysée par Ernst Kantorowicz (Kantorowicz, 1989) - ; l’autre, polémique, consistant à dessiner, contre ce passé même de l’analogie et ses politiques conséquences, ce que nest plus, ou ne doit pas être, la forme moderne du politique? Et ces deux voies n’indiquent-elles pas déjà, si rapidement dites pourtant, qu’il n’y va de rien de moins, dans un questionnement de ce langage quest l’analogie, de la possible position d’une nouvelle forme du politique, et - indissociablement - d’une nouvelle manière de penser l’institution socio-historique?
1. POUR UNE RESTAURATION DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE:
UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’INSTITUTION
Pour en répondre et saisir cette étonnante restauration de la philosophie politique dont le centre est donc une double lecture des ontologies du corps politique, il nous faut rapidement, et dans un premier temps, revenir au point de départ lefortien, disons même à son obsession: le refus de penser le totalitarisme comme le possible de nos régimes, et non comme passé - ou fin - du politique, le refus de penser son émergence à même la démocratie. Voilà ce qui dévoile en effet pour Lefort une parenté étrange et paralysante au sein de la théorie politique; parenté dont Arendt elle-même pourrait bien être victime, et contre laquelle il en appelle à la restauration évoquée. De quelle parenté s’agit-il ? De celle de la «nouvelle philosophie» avec les sciences sociales, ces sœurs quelle critique tant et dont pourtant elle partage le présupposé. Si ces dernières nous interdisent en effet l’accès, selon lui, à la genèse du totalitarisme, c’est quelles rejoignent les philosophies contemporaines - où la phénoménologie ne fait pas d’emblée exception - dans un aveuglement qui est comme leur envers: au registre de l’unité absolue du social dont la cause serait trouvée, elles ne feraient qu’opposer l’illusion d’une délimitation des faits sociaux, d’une séparation nette des ordres, qui suppose en fait elle aussi quon se donne en sous-main la référence à l’espace dénommé société. Ce qui est et reste ici impensé, c’est l’institution du social comme tel. Or, nous dit Lefort, la scission de ces ordres - économiques, culturel, religieux, politique etc.:
Qu’il suffise d’observer <...> quelle perd bien toute sa pertinence, dès lors quon considère la plupart des sociétés que nous ont fait connaître les anthropologues et les historiens ; quelle témoigne, en revanche, d’une forme de société advenue en Occident à une date relativement récente, compte tenu de l’étendue de l’histoire de l’humanité; que, cette forme, il importe justement de la distinguer des formes antérieures et, qu’à ne pas le faire, la science s’avère impuissante à élucider et justifier son fondement (Lefort, 1986, 8).
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Les sciences sociales, et avec elles la nouvelle philosophie, parlent ainsi depuis un objet quelles se donnent sans discussion, et ce cercle est d’autant plus vicieux quelles en sont les sujets. Car cet «objet», nous l’aurons reconnu, est bien sûr la société démocratique, en tant quelle seule se déploie sous l’apparence d’une scission entre l'ordre du politique, et les ordres économiques, sociaux au sens strict, ou encore religieux; scission qui, nous le verrons, est le sceau de son indétermination. Ce faisant, elles se donnent cet «objet» divis quest la société depuis un avènement quelles ne questionnent plus, et duquel pourtant elles dépendent, et c’est à ce montage, non accidentel mais artificiel, que Lefort oppose donc une restauration de la philosophie politique. Ou du moins de ce qui fut longtemps son problème, malgré ses variantes: un retour à la question de Y institution, c'est-à-dire de la venue au jour d’une société. Institution, «mise en forme», qu’il faudra aussi cerner comme «mise en sens» et «mise en scène», cest dire comme projet de société, et représentation que la société a delle-même, avènement d’un espace en un sens uni, nous allons voir lequel.
Et pour ce faire, on ne saurait ici éviter de relire un autre précieux et non moins polémique passage du très riche «Avant-propos» aux Essais sur le politique. Passage dans lequel Lefort revient sur une lecture courante de la République de Platon - qui n’est pas celle d’Arendt, mais ne lui est pourtant pas tout à fait étrangère -, faisant de celle-ci la première expression d’une théorie totalitaire, en l’occurrence de sa variante communiste. Cette lecture radicalement erronée de la «cité idéale» nest pas anecdotique, car elle révèle et procède, écrit Lefort:
De l’impuissance à accueillir l’idée d’une nécessaire institution politique du social, l’idée d’un espace qui soit, en dépit de son hétérogénéité interne, sensible à soi dans toute son étendue -ou de l’impuissance à concevoir quelque unité sans imaginer une force de coercition appliquée à ramener dans un même moule les divers modes d’activités, les comportements et les croyances, et, du même coup, à assujettir les individus à la volonté d’un seul maître (Lefort, 1986, 10).
«L’idée d’une nécessaire institution politique du social»: cette idée est donc celle que rejettent chacune à leur manière la science sociale, et la nouvelle philosophie. Que cette dernière soit d’obédience marxiste - et nous savons la renaissance actuelle de celle-ci dans la philosophie politique -, ou se fasse au contraire apolitique - comme le fut souvent la phénoménologie elle-même -, pour ne pas dire antipolitique, elle révèle en effet le fossé qui la sépare de ce qui fut le dessein originaire de la philosophie politique. Anti-politique, elle ne fait du politique qu’un jeu de pouvoir, qu’un règne de la coercition, voué à anéantir la société. Marxiste, les diverses formations sociales ne sont jamais selon elle qu’une étape dans l’évolution de l’humanité, qu’un moment dans le déploiement d’une réalité contenant son propres sens, selon la loi inviolable de rapports humains originairement étrangers à la représentation d’une identité commune, et comme tels se déployant en l’absence d’un pouvoir qui en soit le garant, et «d’une loi qui assigne à celui-ci son origine et sa compréhension, comme elle assigne au groupe et à chacun son nom et sa place dans le monde» (Lefort, 1986, 11).
Et c’est bien contre cette réduction du politique que Lefort, après la rupture de la fin des années 1950 - la rupture avec le communisme de Socialisme et Barbarie - renoue ainsi avec la question de la philosophie antique, dans un voisinage avoué mais critique avec Léo Strauss. Ce faisant, il ne s’agit cependant plus bien sûr pour Lefort de se remettre «en quête du meilleur régime». Et il faudrait dire que si en ce sens la question de la philosophie a changé, le questionné n’en reste pas moins le même. C’est lui qu’il s’agit de retrouver, dans la critique de, et la distance avec, ce qui pourtant longtemps se présenta comme la réponse, c’est-à-dire avec ce que Lefort le premier reconnaîtra donc comme les diverses ontologies du corps politique. Ontologies de la nature, de la substance, qui laissaient croire que des degrés habitaient l’être et partant la cité, et qu’ils pouvaient nous être connus, organisés comme un corps. Ontologies que Lefort qualifie d’«ontologies de l’immobilité et du repos», ce dernier étant bien
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sûr atteint quand le «meilleur régime» se déploie. Ontologies auxquelles encore il oppose lontologie machiavélienne du mouvement pur, lontologie du conflit habitant le social, la révolution qui de la philosophie change la question, nous faisant passer de la nature à la condition humaine. Il s’agit donc, pour penser le possible quest le totalitarisme et sa relation avec la démocratie dont il émerge, et où notre pensée elle-même s’institue, de recouvrer le «point de vue» de la philosophie antique tout en renonçant à ce qu’il faudrait appeler son «espoir», et nous sommes ainsi au seuil de la déconstruction première du «corps politique», et d’une phénoménologie réellement politique de la contingence, dont Marc Richir, Miguel Abensour et Cornelius Castoriadis - les cofondateurs, avec Lefort, de la revue Texture - verront les premiers toute la force.
Une phénoménologie qui a tu plus quelle a récusé son nom, de refuser d’abord, à l’instar d’Arendt, les guerres d’écoles de la philosophie,1 et de voir ensuite dans une certaine phénoménologie - malgré la proximité de Merleau-Ponty, dont il fut l’élève puis l’exécuteur testamentaire - la représentante d’un «imaginaire de la crise» qui lui aussi interdit de penser notre présent politique.* 2 Une phénoménologie, puisque c’est ainsi que pourtant nous la nommerons, qui n’a par contre pas dénié, comme cette fois Arendt, l’ontologie comme telle au lieu du politique, mais au contraire sourd d’une nouvelle ontologie, celle-là même qu’a donc dévoilée Machiavel. Un Machiavel qui lui ne s’est pas donné en sous-main l’espace dénommé société, mais nous invite au contraire à en questionner l’advenue, si ce nest la possibilité même - pourquoi du social plutôt que rien? -, puisque Machiavel le premier a pensé la division au cœur du social, ce désir d’être - la démesure du désir de liberté du peuple -, et la désunion salutaire pour la République capable d’accueillir le tumulte entre ce désir et le désir d’avoir des grands. Bref, une forme d’union dans et par la désunion.
Mais avec cette restauration - qui va donc de Platon à Machiavel -, nous sommes aussi, nous allons le voir, au seuil d’une immense difficulté. Car via elle, la pensée politique va d’abord ici changer de nom, devenant pensée du politique, le politique étant le nom donné par Lefort à cette advenue de la société, à son institution globale. Pourquoi l’appeler ainsi? De quel droit user de cet adjectif «politique» pour nommer quelque chose de finalement si vaste, pour quoi le nom de «social» suffirait peut-être? Si l’institution globale de la société est circonscrite comme «lepolitique», c’est parce que le pouvoir (qui est donc au fond tout autre qu’un simple instrument) est la matrice première, dira Lefort, de la formation et de la reconnaissance de la société comme une - ce qui ne veut pas dire unie. Et c’est ici même ce qui nous invitait à parler enfin, en regard de lœuvre lefortienne, d’une phénoménologie, qui plus est d’une phénoménologie «véritablement» politique, dont le phénomène par excellence est donc l’institution et cette «chair du social» qu’il reprendra à Merleau-Ponty. Car, ce que dévoile la reconnaissance du caractère non dérivé du politique, c’est que le lieu du pouvoir est le lieu d’une question, essentielle et problématique entre toutes. Selon les mots encore de Lefort:
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La question que fait au social son origine. La logique qui organise un régime politique, par-delà le discours explicite où nous l’appréhendons tout d’abord, est celle d’une réponse articulée à l’interrogation ouverte par l’événement et dans l’avènement du social comme tel.
Au travers des formes d’organisation de la répartition du pouvoir qui la régissent, une société communique d’une manière singulière avec le fait qu’il y ait société, qu’il y ait apparaître du social (Lefort & Gauchet, 1971, 8-9).
Ce refus de se ranger sous le titre officiel d’une école de pensée, la phénoménologie en loccurrence, se lit au mieux dans un entretien de 1978, où C. Lefort répond à la question de la méconnaissance de Merleau-Ponty dans la philosophie française de l’époque par ces mots, in Le Temps présent: «Merleau-Ponty a esquissé une nouvelle ontologie au contact du déchiffrement de notre expérience du monde - expérience de l’homme voyant, sentant, parlant, agissant dans la société et aussi expérience picturale, littéraire, philosophique ou politique. Comme il l’a écrit, lontologie est toujours indirecte (dévoilement de l’Être dans les étants) et implique un “langage indirect” quasi littéraire. Ainsi, sa pensée nest pas aisément saisissable, elle l’est beaucoup moins, par exemple, que celle de Heidegger. Comme on a du mal à le saisir, on s’empresse de le rabattre dans les limites de la phénoménologie; on croit qu’il a substitué le corps à la conscience» (Lefort, 2007, 344-345).
Husserl est ainsi mis au rang des représentants contemporains de cet imaginaire dans Le Temps présent (Lefort, 2007, 921).
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Dans une proximité évidente avec Pierre Clastres, mais étendue en phénoménologie du social et des formes de société, ce que lœuvre de Lefort nous apprend d’abord, c’est que le pouvoir est avant tout la nécessité du social en tant qu’il est le site même depuis lequel la société s’apparaît à elle-même, se représente comme société. Sans ce reflet de soi, sans cette manifestation de soi, pas de social, mais des êtres singuliers naturels, tout au plus. Mais le miroir bien sûr est multiple, et chacun s’y reflète depuis un angle chaque fois propre et fini, ce même angle qui est - selon l’expression de Marc Richir -«l’illusion transcendantale nécessaire» de la société (Richir, 1987, 61-94), c’est-à-dire tout ensemble le lieu depuis lequel elle s’illusionne sur sa vérité, se voit - narcisse - comme elle veut être, et le lieu de sa vérité, puisque s’y apparaissant à elle-même, la société s’avère aussi comme telle. Comme le dira aussi Miguel Abensour, commentant cette nouvelle ontologie lefortienne du social en héritage machiavélien, cest comme si «toute manifestation du social, tout apparaître du social était du même mouvement hanté, habité par la menace de sa dissolution» (Abensour, 2009, 103). Mieux encore, cest comme si la division à l’origine du social ne pouvait se dissocier de sa manifestation, que c’est en tant que divisé que le social se rapporte à lui-même, apparaît. Ici, sans conteste, l’ontologie ne fait bien qu’un avec une phénoménologie politique, parce que le social n’est pensé et n’est même pensable avec Lefort que dans son apparaître, est ce mouvement même, et qu’en conséquence c’est la «question phénoménologique du comment» (Abensour, 2009, 98), c’est-à-dire la description des modes d’apparition et de manifestation du social qui va guider l’interprétation lefortienne des diverses formes de société, qui sont diverses expériences de la coexistence entre les hommes et avec le monde.
Interprétation qui nous apprend donc d’abord que sans ce pôle quest le pouvoir, la société ne saurait se former comme telle, à défaut d’avoir un dehors qui en délimite le dedans, un autre qui nomme le même. Il ne s’agit donc pas de signifier que «tout est politique», mais bien de comprendre que la politique, la sphère délimitée des luttes de pouvoir, sphère bien réelle, n’est elle-même que partie prenante d’une institution globale de la société dont le pouvoir en tant que tel, en deçà donc de ses visages concrets, est la source originaire et active. Cette action matricielle du pouvoir, Lefort la rapportera à la sphère du symbolique, sans laquelle le réel ne saurait prendre sens mais qui aussi le retient, et qui ne se confond pas avec Y imaginaire. Selon la triade héritée de Lacan, réel/symbolique/ imaginaire, Lefort tente ainsi de montrer que l’imaginaire, les fictions que nourrissent nos sociétés, dépendent elles aussi de cette institution symbolique du social, sans laquelle nul ordre, et partant nulle représentation, n’est possible. Le symbolique, dira Lefort, est un ensemble d’articulations qui, par-delà «des institutions qui paraissent des données de fait, naturelles ou historiques», ne sont pas quant à elles «déductibles ni de la nature ni de l’histoire, mais qui commandent l’appréhension de ce qui se présente comme réel».3 Le symbolique est en ce sens la médiation des médiations qui traversent le social, la dimension ouvrant un accès au monde. Et si le pouvoir est comme tel l’axe symbolique par excellence, son lieu pourrait-on dire, cest qu’en tout temps, et toujours, il répond donc à la question quest le social pour lui-même. Or cest à partir de cette conceptualité seulement que devient visible l’originalité de l’interprétation lefortienne du totalitarisme, de la démocratie qu’il inverse, et du destin moderne de l’analogie du corps politique qui entre eux se jouent.
2. L’INVENTION DÉMOCRATIQUE OU LA DÉSINCORPORATION
Mais reste à savoir comment, par quel biais, nous accédons à ces mutations dans l’ordre du symbolique qui sont au principe de la différence des formes de sociétés, et de la démocratie moderne comme le - et non un - régime de la contingence. D’une contingence qui, disons-le maintenant clairement, n’a pas tant une histoire, quelle nest stricto sensu et pourtant en un double sens «historique»: «advenue», et vivant de ce devenir singulier de l’événementialité que d’aucuns nommeront «problématicité», mais
3 Voir entretien avec François Roustang (Lefort & Roustang,1983).
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que Lefort, contre toute la phénoménologie classique, ne fait donc plus remonter au «trésor perdu» de la Grèce antique. Un trésor sans conteste aveuglant tant par rapport aux autres formes de l’histoire, qu’à la condition pleinement politique du social, de tout social.
S’il fallait saisir d’un trait l’analyse si riche de Lefort, à la fois compréhension et déconstruction des ontologies du corps politique, il faudrait dire que la démocratie se différencie radicalement des formes qui lui sont antérieures (féodale et Ancien Régime d’abord et bien sûr, mais aussi donc à ses yeux «antiques») par la désincorporation qui la caractérise, mais quelle se différencie ainsi tout autant des totalitarismes, qui sont la reprise neuve et abyssale de l’image du corps. L’hypothèse de l’image du corps, puisque c’est ainsi que Lefort la désignera à la base de son interprétation du totalitarisme, ne se comprend elle-même que depuis l’ontologie du social que nous venons de parcourir, parce que non seulement, élève de Merleau-Ponty, Lefort verra lui aussi dans le corps un vecteur essentiel et effectif de la coexistence entre les hommes et avec le monde, mais plus encore, parce que dans l’ordre du symbolique, mais aussi de l’imaginaire, le corps - comme nous le conte toute l’histoire de l’analogie du corps politique - projette les possibles de cette difficile union faite ou gagnée sur la division, cette union qui nest pas sans rappeler l’insociable sociabilité kantienne, elle aussi pensée en régimes analogiques. Mais pourquoi et comment alors, envisager cette forme de société qu’est la démocratie comme désincorporée? L’hypothèse du corps est en fait tout sauf simple, et la manière dont Lefort va en dévoiler tous les niveaux va à chaque fois engager un sens particulier de la corporéité, voire la rencontre - mortifère ou paralysante - de plusieurs.
Pour le comprendre, il faut revenir à la manière dont les sociétés, au lieu du pouvoir, s’apparaissent et se représentent à elles-mêmes, et nous ne verrons ainsi la démocratie qu’à même et par la différence, ou mieux les différences, avec ce qui la précède et lui succède. Car c’est bien sous le prisme de son opposition avec les formes de sociétés antérieures, et tout particulièrement avec l’Ancien Régime -dont en un sens elle émerge, «longtemps souterraine» -, que la démocratie se caractérise par ce que nous pourrions nommer «une double disparition du corps». Elle est, nous dit Lefort, une «société sans corps» (Lefort, 1986, 29). Que signifie cette absence, cette disparition, du corps? Que la démocratie, contrairement au modèle monarchique qui la précède, s’institue comme «société qui met en échec la représentation d’une totalité organique» (Lefort, 1986, 29). Celle-ci, dans la monarchie, se tissait et se tenait de fait depuis un pouvoir incorporé dans la personne du prince; non forcément despote comme on aime à le croire, mais incarnation d’une puissance illimitée à laquelle il était lui aussi soumis, en même temps qu’incarnation du peuple dont il était le médiateur. Dans une société advenant à elle-même en regard de ce radicalement Autre qu’est le divin, le roi était ainsi tout ensemble le site et la figure d’une médiation entre les hommes et les dieux. Corps mortel et immortel, temporel et spirituel, corps mystique enfin, le corps du roi incorporait donc le pouvoir dont il était seul détenteur légitime, du fait de sa filiation divine, mais incorporait aussi de la sorte la société dont il figurait le sens et l’unité.
Le pouvoir doit être ici compris, nous dit Lefort, comme ce qui «faisait signe vers un pôle inconditionné, extramondain, en même temps qu’il se faisait, dans sa personne, le garant et le représentant de l’unité du royaume» (Lefort, 1986, 27). Sur ce fondement inconditionné, mais comme tel déterminé, fixe, sur un fondement absolu, la position médiane et incorporatrice du pouvoir correspond, et pourrait-on dire résume, le sens du principe théologico-politique. La société monarchique s’unifie et se représente comme une, comme la même, au lieu du pouvoir royal. C’est lui qui la fait advenir à elle-même, de par la médiation de son dehors et de son dedans, du même et de l’autre; d’un autre qui est ici le grand Autre. À la faveur de ce pouvoir visible, ou mieux figuré, elle se détermine donc de manière positive, et partant se donne comme indéniablement une, représentable dans la figure d’une communauté; en un mot: elle se substantialise. Cela, non pas malgré l’immense hiérarchie qui la traverse, mais bien plutôt de son fait: c’est elle qui assure, d’un bout à l’autre de l’ensemble social, le principe d’identification qu’est la filiation. Matérialisation de l’Autre et matérialisation de l’Un sont
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donc à penser ensemble comme son grand office, et c’est à la faveur du premier que l’unité incontestée du social s’institue, et simultanément se représente à elle-même, comme corps. Or justement, écrit Lefort, au registre du symbolique:
La révolution démocratique, longtemps souterraine, explose, quand se trouve détruit le
corps du roi, quand tombe la tête du corps politique, quand, du même coup, la corporéité
du social se dissout. Alors se produit ce que j’oserais nommer une désincorporation des
individus (Lefort, 1981, 172).
Avec l’avènement de la démocratie, contemporain du régicide, le pouvoir prend donc un visage radicalement autre, et qui seul nous permet justement de comprendre - depuis, insistons, une lecture symbolique et non d’abord empirique - la place toujours grandissante qu’il tient, alors même que tant le voyaient déjà mort. Visage difficile à dessiner, si ce nest impossible, parce que son lieu est celui d’un vide, où se loge justement la contingence comme régime. Le vide symbolique du lieu du pouvoir caractérise en effet la démocratie moderne, non au sens où le pouvoir n’existerait plus, mais au sens où il ne s’incarne plus, si ce nest sous la figure changeante de ceux qui nen sont jamais que ses représentants, d’être d’abord les nôtres. Cest un pouvoir qui nest plus à personne, et ne saurait l’être, car il émane de tous, et se voit sans cesse remis en jeu dans la compétition des partis que sanctionne le suffrage universel. Pourtant, on se tromperait, prévient Lefort, «à juger que le pouvoir se loge désormais dans la société, pour cette raison qu’il émane du suffrage populaire» (Lefort, 1986, 28). Au sens strict, la fameuse «souveraineté du peuple» ne signifie nullement que le pouvoir se loge dans le peuple, y trouve son incarnation et son assise déterminée. Car l’instance du pouvoir demeure ce lieu depuis lequel le peuple lui-même s’appréhende en son unité, se rapporte à lui-même, cette instance qui marque un clivage entre le dedans et le dehors, mais sans plus se référer cette fois à un pôle inconditionné. Pouvoir sans nom, sans corps pour l’incarner en le fixant, le pouvoir démocratique vit comme matrice symbolique d’être sans cesse rejoué et repris. Et ainsi, cest le sens qu’il véhicule qui change du tout au tout, même si la dialectique reste la même. Si pouvoir il y a, cest donc bien encore parce que la démocratie se fonde sur une dimension de l’autre à même la société, dimension pour tout dire acceptée, ou du moins rendue présente.
Mais si l’autre nest plus le grand Autre, qui est cet autre que le pouvoir rend présent, sensible? Toute la difficulté se concentre sans doute dans cette réponse: il est partout et nulle part. Cela, répétons-le, du fait que le pouvoir nest pas non plus dans la société, au sens où il n’y aurait plus d’autre, ce qui voudrait dire que la société ne ferait tout simplement plus qu’un avec elle-même, serait devenue cette société transparente dont rêvait Marx. Non, dit Lefort, la société n’a pas digéré le pouvoir, ce pourquoi il reste la matrice symbolique, et le lieu où se dessine l’autre. Mais un autre qui est pour ainsi dire devenu Y alter ego, si ce nest nous-mêmes, et cest là, dans cette mutation de la pluralité, que naît et se nourrit sans cesse aux yeux de Lefort la contingence propre à la démocratie, malgré la surdétermination de sa marche empirique. Car le lieu sans cesse dépris et repris du pouvoir, soumis aux intermittences du suffrage universel, ce lieu est celui de la division sociale depuis laquelle elle se hisse, et que ledit suffrage révèle au mieux. En lui, dans le moment de la manifestation supposée de la «volonté» populaire, ce n’est pas l’identité d’une seule et même volonté qui se dresse, mais tout au contraire la multiplicité et l’infinie différence du nombre. Au moment même où l’unité est ainsi censée se faire visible, ce sont en fait les dissensions sociales qui viennent au devant de la scène, les solidarités qui se défont, depuis cet isoloir qui nous extrait de tout réseau, et nous transforme stricto sensu en «unité de compte». Si, comme le synthétise Lefort, «le nombre se substitue à la substance», dans et par l’exercice continué du suffrage universel, ce n’est nullement un hasard que cette institution se soit heurtée longtemps, au XIXe siècle, à une résistance, non seulement des conservateurs, mais des bourgeois libéraux et des
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socialistes. «Résistance quon ne peut pas seulement, assure-t-il, imputer à la défense des intérêts de classe, mais qui suscitait l’idée d’une société désormais vouée à accueillir l’irreprésentable» (Lefort, 1986, 30). La peur se conjugue ainsi avec un «sentiment neuf de la contingence», du «tourbillon» au cœur de la société, dira encore Lefort dans Mort de l’immortalité - dialogue saisissant avec Adorno.
Ici, «accueillir l’irreprésentable», c’est donc tout autant accueillir l’idée d’un pouvoir n’ayant plus face visible, n’étant plus incarné dans un tenant et un garant nous assurant de son avenir, qu’accueillir la non-lisibilité de la société pour elle-même. Indéterminée, vivant de sa propre contingence, la société, pas plus que l’individu d’ailleurs, ne saurait bien sûr cesser de se rapporter à elle-même, mais ce mouvement ne lui garantit plus de se trouver, c’est-à-dire de s’assurer de sa propre unité, ni de son identité. C’est que la révolution démocratique, dans la remise en jeu périodique mais infinie du pouvoir, a mis en branle et révélé la division comme étant constitutive du social. Plus d’unité sans division, plus de transparence à soi, la scène politique au sens strict, dans sa compétition relancée, met en scène une division constitutive et inéluctable. Ainsi, elle légitime toujours davantage la forme conflictuelle qu’a prise le social, en se jouant de sa propre division. Division qui devient donc pour Lefort le sens même de la démocratie, non dans l’anarchie volontaire, mais dans la reconnaissance d’une indétermination radicale et jusqu’alors insoupçonnée du lien social lui-même.
À ce «phénomène extraordinaire» (Lefort, 1981,172) de la «désincorporation des individus», de l’«institutionnalisation du conflit», est inextricablement liée l’indétermination des garants du social que sont le droit et le savoir, enfin libérés de l’emprise de l’Un, du pouvoir incorporant. Les pôles de la légitimité se désunissent en effet, se distancient, pour nourrir et garantir une société qui ne fait plus corps. La désintrication démocratique du pouvoir, du droit, et du savoir, est donc à comprendre dans sa simultanéité avec l’advenue d’un lieu du pouvoir devenu infigurable. Cela même qu’ignoraient les sciences d’abord évoquées, alors quelles en sont l’avatar, et ce qu’ignorent tout autant si ce nest davantage les nombreuses théories et phénoménologies politiques nourries au trésor perdu de la Grèce. Car tel est bien le second sens pour Lefort de l’invention démocratique, invention moderne donc: ce qui «s’invente», c’est non seulement un lien social qu’aucune incorporation ne vient d’emblée fusionner, mais ce sont aussi les sources mêmes de la légitimité. L’ordre de la légitimité se trouve lui aussi indéterminé, parce que désincorporé. Plus personne ne détient en soi le savoir, ni l’omnipotence du droit, même s’il existe bien sûr des institutions pour les concrétiser et les rendre visibles. En soi, tout est donc jouable à l’infini, ce pourquoi le «jeu», c’est-à-dire d’abord peut-être le discours mettant «en scène» le social, est coextensif du pouvoir. Ce pourquoi aussi, aux yeux de Lefort, les Droits de l’homme - qui sont telle la matrice législative de la démocratie - sont inséparables de leur déclaration, tout comme de leur multiplication. Si Lefort met ainsi en évidence que le religieux et le politique doivent être tous deux pensés depuis la commune dimension de l’autre qu’ils instituent à même le social, il nen faut pas moins reconnaître que la perte du fondement religieux du politique ouvre l’abîme d’une société où tout s’invente, puisque rien n’y est à l’avance déterminé. En ce sens, qui relève bien d’un constat dépassant l’ordre de la séparation de fait entre religieux et politique, la démocratie n’obéit plus au principe théologico-politique.
Fort de cette opposition avec le principe à lœuvre dans la monarchie, principe permettant la reprise infinie et variable de l’analogie du corps, source de la répétition du même, Lefort affirme donc que la société démocratique est une «société sans corps», parce que désincorporée. Il ajoute cependant, d’un ajout des plus précieux, qu’on ne saurait en conclure, «qu’elle est sans unité, sans identité définie»:
Tout au contraire: la disparition de la détermination naturelle, autrefois attachée à la personne du prince, et à l’existence d’une noblesse, fait émerger la société comme purement sociale, de telle sorte que le peuple, la nation, l’Etat s’érigent en entités universelles et que tout individu, tout groupe, s’y trouve également rapporté. Mais ni l’Etat, ni le peuple, ni la nation, ne figurent
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des réalités substantielles. Leur représentation est elle-même dans la dépendance d’un discours politique et d’une élaboration sociologique et historique toujours liée au débat idéologique (Lefort, 1986, 20-30).
Au cœur de cette paradoxale unité, qui ne saurait se rassembler ni se définir sous la figure définitive d’une substance, mais ne laisse d’accueillir une certaine forme d’identité, se joue la «contradiction vraie» de la démocratie. Et c’est elle que le totalitarisme commencera justement par récuser, dans un mouvement qui crée une image neuve et abyssale du corps sur laquelle il nous faut maintenant nous arrêter, parce qu’elle engage au plus loin une compréhension phénoménologique de la circularité entre le corps et le politique, qui reste à nos yeux l’héritage clé - et non moins problématique - de la pensée lefortienne.
3. LE TOTALITARISME ET LE PHANTASME DU CORPS
Pourquoi parler de «contradiction», et ajouter l’adjectif «vraie», emprunté à Lefort lui-même? Parce que la démocratie ne saurait pas plus se vivre sans unité aucune quelle ne saurait se penser comme règne de l’autonomie; autre manière de la nier comme régime de la contingence. Il faut selon Lefort parvenir à soutenir la paradoxale, et non moins inquiétante, figure labile d’une société qui ne peut dénier toute unité, à défaut de mourir, mais qui ne peut non plus la figer, à défaut de perdre l’institutionnalisation du conflit qui est sa «vertu». Si danger il y a dans la démocratie, cest du fait même de ce paradoxe, qui couve virtuellement les deux voies de l’atomisation du social: la moderne domination - sur laquelle achoppent tous les critiques de la démocratie, de l’anonymat etc. -, et surtout la réduction à l’unité tentée par le totalitarisme. Or dans l'ordre du symbolique et de l’institution globale du social, cest bien le phantasme du corps et le renouveau inouï d’une image du corps politique qui dévoile au mieux le jeu mortifère et l’instinct de mort de ce dernier. Un phantasme qui soutient ce qui est au fond plus qu’un renversement, une inversion de la démocratie, c'est-à-dire quelque chose qui n’est possible que depuis une expérience du monde que la démocratie a inauguré.
Comment, à partir de l’hypothèse de l’image du corps, comprendre la façon dont s’élabore la dénégation interne de la division sociale dans le système totalitaire? Un texte essentiel de 1979, L’image du corps et le totalitarisme, est là comme pour répondre de l’hypothèse, et rappelle d’abord et encore ce qui fut aussi un des points de départ d’Arendt: dans le monde totalitaire, la division a aussi trouvé sa place, mais est devenue la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, le peuple et ses ennemis. Si Lefort part ici de l’expérience communiste, nul doute que ce premier fait colle tout autant à la peau du nazisme. Or, ce déplacement de la division, son extériorisation de principe, n’est aucunement étrangère, nous allons le voir, au phantasme du corps qu’analyse Lefort. Elle en serait même le premier et saillant mirage, car la dénégation de la division interne vise à recouvrer quelque chose de l’homogénéité, si ce n’est de la transparence à soi d’une société que le principe d’incorporation dessinait, et que la démocratie avait renversé; elle vise à re-faire du corps! Et deux paradoxes se laissent déjà deviner dans l’élaboration totalitaire de cette homogénéité rêvée depuis la conceptualité phénoménologiquement renouvelée de l’autre et du même.
Le premier de ces paradoxes, est que la division est déniée alors même que la construction opérante du totalitarisme ne peut se faire sans laisser émerger une classe qui se distingue de la société pour en produire la cohésion. Quon le nomme parti, et/ou bureaucratie, l’appareil d’Etat est l’inéluctable nécessité de la domination. Le second paradoxe est encore plus massif: alors que la division est déniée au sein de la société, elle devient le maître-mot de la constitution de celle-ci. Car, pour que le peuple soit Un, le totalitarisme se voit engagé dans une immense invention de l’Autre, sous la figure de l’ennemi, et partant dans l’affirmation fantastique de sa dépendance eu égard à une économie de la division. Cette dernière
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entre ainsi par l’autre porte, celle du dehors, et - au moment même où on l’a nie - va révéler une force quelle n’a sans doute jamais connue. Cela, non seulement aux frontières de la société, mais bien aussi en son sein, dont on rêvait quelle ne se nourrissait plus. Le communisme, comme le nazisme, obéissent à cette terrifiante «logique», et le premier pan de la refonte de l’image du corps comme matrice de la société est donc l’idée d’une constitution du peuple-Un exigeant la production incessante d’ennemis. C’est ici la mutation symbolique qui nous permet de comprendre, selon les mots de Lefort, qu’il «n’est pas seulement nécessaire de convertir fantastiquement des adversaires réels du régime ou des opposants réels en figure de l’Autre maléfique, il faut les inventer» (Lefort, 1981, 166). Mais pourquoi s’agit-il de convertir et d’inventer? N’y aurait-il donc pas assez de réels adversaires sur lesquels le régime pourrait s’abattre? Si, sans doute, puisqu’ils se comptent en million, sans même parler des foyers de résistance politique à même le régime établi. La question est donc ailleurs. Elle est à penser depuis le pôle symbolique. Car s’il y a nécessité d’une conversion dennemis étant pourtant bel et bien réels, cest qu’en un sens cette réalité ne suffit justement pas. Pour que l’image du corps soit opérante comme image de l’unité absolue du social, il faut pour ainsi dire donner un statut symbolique à l’étranger qui en dessine la limite infranchissable. Le corps ne se refera qu’à la mesure de cette conversion de lennemi en l’Autre maléfique. Entendons-le au pied de la lettre: non pas cet autre (avec une minuscule) que la démocratie accepte en son sein parce qu’il est chacun de nous, indéterminé, infigurable, mais bien cet Autre dont la majuscule n’est certes plus le signe de l’inconditionnalité, mais de l’extrême étrangeté, en même temps que de lextrême danger. Il s’agit en somme de convertir lennemi en figure du danger et de l’altérite, au point de le rendre visible aux yeux des plus naïfs.
Mais une telle conversion ne saurait encore suffire, car la production de lennemi se doit d’être incessante, au péril de voir la production de l’unité se ralentir. N’oublions pas là encore une leçon arendtienne, qui prend peut-être ici toute sa dimension: le régime totalitaire épuise son sens dans le mouvement, et donc dans l’accélération continuée de l’avènement des forces de la Nature ou de l’Histoire. Il est donc impossible de décélérer, comme il est impossible au totalitarisme d’imaginer sa propre fin, d’où l’invention continuée de l’ennemi. Il faut que la fiction de la conspiration juive, comme la fiction du complot trotskiste, subsistent, quand bien même il ne resterait plus un seul juif sur tout le sol allemand, quand bien même tout trotskiste aurait trouvé dans la vieille Europe une terre d’asile. L’organisation du social en vue de son unification ne saurait se passer du vecteur quest pour elle la fiction, nous dit Lefort. Or, ce que ce double procès imaginaire révèle déjà, cest bien la mutation que connaît ici l’image même du corps dont le totalitarisme se refait. Ce corps en un mot nest pas donné. Il ne se montre plus avec l’évidence qui était la sienne dans l’Ancien Régime. De l’un à l’autre, il y a le fossé infranchissable de la perte de sens de la corporéité en question.
Le corps que dessine la société totalitaire pourrait en effet, à l’inverse strict du corps mystique, se dépeindre comme corps non plus saint/sain, jouons à la limite sur les deux sens du termes, mais bien mortifère. Et si ce caractère moribond a diverses sources de sens, disons surtout qu’il est le résultat conjoint d’un corps non donné mais inventé, d’un corps qu’il est donc nécessaire de produire, et d’un corps qui se vit comme malade, est hanté par ses propres pathologies. Lefort l’a très bien vu, l’image du corps ici en jeu est certes aussi celle d’un organisme, mais en lequel le ver aurait fait son œuvre:
Lennemi du peuple est considéré comme un parasite, un déchet à éliminer <...>. La poursuite
des ennemis du peuple s’exerce au nom d’un idéal de prophylaxie sociale, et cela, dès le temps de
Lénine. Ce qui est en cause, cest toujours l’intégrité du corps (Lefort, 1981, 166).
Or, s’il n’y va pas seulement d’une prophylaxie de fait, mais bien d’un «idéal» de prophylaxie sociale, cest que l’image du corps depuis laquelle se dresse la fantasmagorie totalitaire, a fait l’épreuve de sa modernité. Pour le synthétiser, disons que la fameuse phrase de Bichat, définissant la vie comme
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«lensemble des fonctions qui résistent à la mort» (Bichat, 1963, 43), trouve ici sa radicale extension: elle induit une nouvelle conception de la vie comme résistance, laissant déjà poindre son possible retournement en agression, et se joint à l’idée d’origine lamarckienne d’un envahissement du milieu par l’être vivant. C’est aussi dans une telle conception, et non seulement dans l’idée de sélection naturelle, que le totalitarisme puise la nouvelle image du corps qu’il phantasme: celle d’un corps perpétuellement en lutte, contre ces parasites extérieurs rongeant jusqu’à ses tissus. Pour un corps qui se vit sous le sceau de la lutte, qui ne gagne son identité qu’au gré d’une radicale clôture, la science préservative quest la prophylaxie se révèle donc être la pièce maîtresse du processus d’unification. Face à la menace que fait inlassablement peser un étranger ayant découvert son monstrueux visage, c’est toute une paranoïaque logique de la surveillance et de la suspicion que le régime diffuse au cœur de la société; d’une société devenue «citadelle assiégée». Mais la lutte étant comprise comme l’effort vital lui-même, se récusant donc comme mortifère à mesure qu’elle le devient, son caractère fiévreux, celui de la campagne contre l’ennemi, va se parer de vertu. «La fièvre est bonne, conclut Lefort, c’est le signal, dans la société, du mal à combattre» (Lefort, 1981, 167), ce qui signifie quenfin ce dernier est reconnu. L’épuration peut alors commencer, et nul ne doute de son efficacité ni de son sens.
Mais à cette première mutation de l’image du corps, sous le sceau d’une lutte infinie et paradoxale, de la prophylaxie, il faut encore lier une seconde révolution imaginaire. Celle-ci tient cette fois à l’économie du tout et de la partie, censée guider le sens de l’identification à même la totalité organique, et dessinant bien sûr la figure de l’Egocrate. Ce dernier, quand la logique de l’identification ne connaît plus de médiation - ne peut plus l’assumer puisque cette dernière n’aurait plus l’évidence du sens -, quand elle se fait stricte au point que l’incorporation du pouvoir dans la société ne doit plus laisser la moindre trace d’une extériorité au social, ce dernier doit paradoxalement figurer ce qu’en fait il est: la société elle-même. Il y a ici «un impossible engloutissement du corps dans la tête comme un impossible engloutissement de la tête dans le tout» (Lefort, 1981, 175).
Or, l’impossibilité que la figure de l’Egocrate dévoile ainsi, d’une société qui, non seulement ne distinguerait plus le tout de ses parties - ni l’engendré de l’engendrant -, mais devrait être une fusion produite, réalisée à même chacun de ses organes, c’est-à-dire deviendrait une substance d’un tout nouveau genre, nous mène à la dernière face visible de cette nouvelle image du corps. Dernière, mais non moins capitale, parce qu’en elle s’inscrit la représentation la plus contradictoire signant stricto sensu léchec de la réduction à l’Un. Ici vont se rejoindre la logique fantasmagorique du corps et la logique de l’organisation, qui sert de prisme à tant d’interprètes du totalitarisme. Ce que Lefort reconnaît comme étant le second pôle de la représentation totalitaire, celui de l’organisation, n’est plus en fait directement l’image du corps, mais il nen va pas moins, marquer celle-ci de son fer, à la mesure de la contradiction qu’il lui oppose via cette autre image qui est celle de la machine. Image où le phantasme (il faut ici entendre le sens psychanalytique du terme, sa charge traumatique) se révèle cette fois dans le dédoublement de la représentation du «tout organisable»: d’une société à la fois toute active, et matériau amorphe sous les mains des bâtisseurs. Ainsi, à l’un des pôles, le social se fait la synthèse impossible de l’organisation et de l’organisable, en même temps qu’à l’autre pôle la veine organiciste d’une absolue fusion du social se voit elle aussi poussée à l’extrême. D’où le recours, malgré la dépendance des totalitarismes eu égard à la «mythologie de la science» - qui rend pensable ce façonnement, ou mieux cette production du réel, de l’homme par l’homme - à une loi de nature permettant de penser la fusion.
Dédoublements internes, conclura Lefort, de représentations elles-mêmes contraires, et qui pourtant fonctionneront un temps de concert. Cet échange, cette jointure, malgré la fondamentale discordance des images du corps et de la machine, est peut-être ce qu’il reste de plus difficile à saisir. Puisqu’ici, nous l’aurons compris, l’image du corps est censée véhiculée toute autre chose que ce qu’une compréhension mécaniste de lui-même offrirait. S’il y a un temps convergence - et non identité donc -entre l’image du corps et celle de la machine, ce n’est donc point depuis une compréhension mécaniste
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du premier, mais depuis Yambiguïté quelles impliquent et partagent, qui est celle d’un paradoxal régime d’appartenance. C’est elle qui articule ces deux images-clés. Et une fois faite la rencontre inévitable avec le second pôle représentatif, l’image du corps elle-même - en soi déjà si paradoxale de nêtre plus soutenue par un régime du sens - s’altère. Ici vient peut-être au jour grâce à Lefort ce qui, dès sa naissance duale, vouait le totalitarisme à sa perte. Le vecteur de la perte, c’est en un mot le caractère insoutenable de ces deux symboliques conjointes du corps et de la machine.
À l’inverse des analogies véhiculées dans la monarchie, l’image double fantasmée par le totalitarisme ne saurait tenir, non seulement dans la représentation que la société a d’elle-même, mais déjà dans celle que se donne l’agent politique, parce quelle a donc tenté de coupler l’incompatible: l’ancienne représentation du corps organique de la société comme totalité et la représentation du corps machine (Lefort, 1981). Inversant et renversant par là, dans un mouvement que nous n’avons pas fini de penser, le «sans corps» de la démocratie, de ce régime qui, désincorporé, serait donc selon Lefort la figure d’une société qu’aucune fusion ou détermination ne saurait enclore, d’une société où n’affleurerait que la «chair du social» (Lefort, 1986), qu’il définit enfin comme «un milieu différencié, se développant à l’épreuve de sa division interne, et sensible à lui-même en toutes ses parties» (Lefort, 1992, 71).
Et c’est bien en déni de cette même chair du social, «infigurable», «irreprésentable», dira Abensour lecteur de Lefort,4 que la domination et le totalitarisme se comprennent comme ayant la même «source», celle de la nature contradictoire de la démocratie, et peut-être le même ressort, bien qu’ils n’aient cependant bien sûr pas le même projet. Ce que permet en fait de penser Lefort, c’est que tous deux sont des figures d’un pouvoir descendant dans le réel, quittant le lieu du symbolique. Pour ne devenir, d’un côté, que le pouvoir de quelques-uns, le pouvoir de ceux que Machiavel nommait les «Grands», un pouvoir usurpé à la société en tant qu’il n’est plus que le lieu d’intérêts privés, mais pour prendre aussi, d’un autre côté, l’allure bien plus terrifiante du totalitarisme. Malgré leur insigne différence de nature, ils puisent tous deux, jusqu’à pouvoir s’enchaîner, se répondre, dans la possibilité jamais close d’un dérèglement de la logique démocratique, qui est peut-être l’ambiguïté fondamentale, et le risque, de la contingence politique. En ce sens, Lefort écrira dans La question de la démocratie:
Quand le conflit entre les classes et les groupes s’exaspère et ne trouve plus sa résolution symbolique dans la sphère politique, quand le pouvoir paraît déchoir au plan du réel, en vient à apparaître comme quelque chose de particulier au service des intérêts et des appétits de vulgaires ambitieux, bref, se montre dans la société, et que du même coup celle-ci se fait voir comme morcelée, alors se développe le phantasme du peuple-un, la quête d’une identité substantielle, d’un corps social soudé à sa tête, d’un pouvoir incarnateur, d’un Etat délivré de la division (Lefort, 1986, 31).5
Or, ces mots n’invitent-ils pas à penser aussi, à la fin de cette lecture de la démocratie, et en retrouvant les termes de notre introduction - en pensée d’Arendt et de La Boétie que Lefort lira tant -, que si la contingence est «inaugurée» par la démocratie moderne et elle seule comme forme de société, comme cette histoire «dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière», le phantasme qui contre elle sans cesse se déploie serait quant à lui peut-être toujours déjà inauguré, que la contingence serait en somme quelque chose comme le «refoulé» du politique, de tout politique? Et si la «servitude volontaire», ou le désir de l’Un que Lefort nommera ainsi, semble avoir non peut-être habité, mais du moins traversé, sous sa plume encore, tous les présents et tous les temps du politique,
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Voir Abensour Miguel: «La démocratie se situe du côté de l’infigurable, de l’irreprésentable - comment représenter la chair ? -, puisque c’est grâce au refus même de la figuration quest préservée au mieux, en même temps que l’indétermination de la société démocratique, la dimension symbolique du social - rien, aucun imaginaire ne venant la recouvrir» (Abensour, 2009, 108).
Nous soulignons.
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sa pensée ne nous laisse-t-elle pas in fine aux prises avec un paradoxe que Merleau-Ponty reconnaîtra quant à lui déjà sous la plume de Machiavel - que nous retrouvons pour le coup «sans hasard» -, paradoxe peut-être indépassable d’une pensée de la contingence qui renonce à la question du meilleur ou mieux «du non injuste», qui «agit à l’aventure», non parce que l’événementialité serait radicale, mais parce que derrière la contingence elle-même subsiste pour la pensée - et c’est là qu’il faut toujours se rappeler Arendt - une certaine «immuabilité» des choses et des hommes, même s’il n’y va plus des «acteurs et des patients» des Discorsi?
Poser cette étrange question, cest tout simplement redemander avec Merleau-Ponty, mais dans des mots qui ne sont assurément pas les siens, si finalement une pensée politique de la contingence nest pas vouée à se heurter à cette limite, et à devenir réellement «politique» là où elle tait presque ce nom, et avec lui lespoir - ou son envers - qui toujours y sommeille, qui fait qu’au moment même où nous quittons les dialectiques rationalistes de l’histoire, nous les retrouvons, inversées, qu’au moment même où nous croyons toucher l’historicité radicale de la contingence, nous retrouvons sous le masque de la peur d’elle, un bien étrange trans-historique. Cest cette question que le dernier temps de notre propos devra du moins affronter, parce qu’avec elle ce sont les limites et les possibles non de la seule phénoménologie lefortienne mais bien de la phénoménologie politique comme telle qui pourraient bien se jouer.
4. LA «CHAIR DU SOCIAL» EN QUESTIONS:
VERS UNE REFONTE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DE LANALOGIE
Du retournement tout juste évoqué, qui alors même qu’il nous fait quitter les dialectiques de l’histoire nous ramène donc dans les filets d’un déroutant trans-historique, Lefort, grand lecteur de l’anthropologie sociale et de lethnologie, tout autant que de Marx et Hegel, fut pourtant lui-même on ne peut plus conscient, et il l’expliquait même très tôt dans des termes qui nous invitent à lui adresser les précédentes questions:
En bref, si lon admet que l’histoire, conçue comme engendrement du nouveau, nest pas donnée avec la coexistence, il faudrait comprendre comment la coexistence se fait histoire <...> cest là retourner la difficulté dont nous partions <...> mais ce retournement, est essentiel en ceci qu’il réintègre l’histoire à l’homme, permet de concevoir l’humanité, sinon comme “existant total”, du moins comme une même humanité, aux prises avec les mêmes questions, encore quelle leur donne des solutions différentes (Lefort, 1978 a, 57).
Finalement, à lire ces autres mots, le régime de la contingence serait-il seulement une de ces «solutions»? Sans doute, à en croire Lefort lui-même, mais il nest pas sûr qu’il tienne donc le «seulement», et parvienne à se débarrasser - pas plus qu’Arendt -, d’une certaine téléologie - quoique renversée -, dont ils ont pourtant juré de faire fi. Or, cest précisément cette téléologie qui est à nos yeux la limite de la phénoménologie politique. Une limite que Lefort lui-même a reconnu au plus près, même s’il ne l’a donc peut-être pas dépassée, dès lors que de ses soubassements il a défait une à une les couches, et que cest pour cela-même qu’il nous faut penser depuis lui, et qu’il fallait donner à son analyse toute sa place. Car son parcours, cette déconstruction, tout juste retracée, des ontologies du corps politique, révèle trois choses à nos yeux essentielles à la phénoménologie politique en devenir, justement contre la phénoménologie classique.
La première, que Marc Richir synthétisera au mieux, cest que nous savons, depuis Claude Lefort, que dans l’ordre de l’institution, le symbolique est ipso facto politique (Richir, 2008, 14). Cela, cest sans conteste la plus grande révolution opérée par cette phénoménologie politique qui a dévoilé que le
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pouvoir est le lieu depuis lequel la société s’apparaît à elle-même, ce qui signifie advient comme société, parce qu’il répond à la question que fait au social sa propre origine. Avec cette première révolution, nous apprenons bien à renouveler radicalement la pensée du politique, et de la politique, d’une manière qui défait la naïveté qui marque sans doute toute l’histoire de la phénoménologie classique, de Husserl à Jan Patocka. D’une phénoménologie qui n’a pour le coup pas dépassé la philosophie politique contre laquelle luttait Arendt, en a même peut-être entériné l’aveuglement et les mirages, persuadée qu’il y a des sociétés historiques et des sociétés ignorant l’histoire. Persuadée aussi, et la chose au fond ne fait qu’un avec la fameuse tripartition de l’Histoire entre un stade an-historique, un stade pré-historique, et un stade historique stricto sensu, persuadée que l’histoire et la démocratie avec elle naît au temps de ce trésor perdu de la Grèce, naît avec l’Europe. Or, alors même qu’il signe ce qu’il faudrait appeler la fin du rêve de la Grèce, d’une Grèce dont la prétendue démocratie n’a rien à voir - au registre symbolique - avec cette «société sans corps», cette figure labile vouée à accueillir l’irreprésentable, de la démocratie proprement dite, Lefort nous apprend de facto quon ne comprend pas l’histoire politique depuis de prétendus mouvements de l’existence humaine, et qu’il y a toujours eu histoire, même si cette histoire, certaines sociétés ne lont donc pas méconnue mais lont comme rejetée à leurs bords. Ici, la phénoménologie politique trouve enfin des armes pour dépasser le dilemme qui paralysait déjà Husserl lisant Lévy-Bruhl, le dilemme du relativisme historique, et de l’accès - depuis une société seule prétendue historique - à des sociétés sans histoire. Le registre du symbolique et la méthode phénoménologique de Lefort permettant enfin, depuis le lieu de pouvoir, de penser des sociétés aux prises avec les mêmes questions, mieux avec une même question - celle-là même de leur origine et donc inextricablement de l’historicité - mais leur donnant différentes solutions, que nous lisons justement dans leur forme.
Une forme qu’il nous apprend justement encore à interpréter depuis le corps quelle se donne ou projette, révélant - Du sublime en politique de Marc Richir en reprendra l’intuition profonde -une compréhension phénoménologique de la circularité entre le corps et le pouvoir qui ne dénie pas, mais au contraire complète à nos yeux les approches dites structuralistes de Foucault, et pour le coup ne tombe plus dans cet autre paradoxe qui marqua aussi de son fer nombre de phénoménologies politiques, qui au lieu même du politique oubliaient tout ce que du corps elles avaient dit. Ici encore, l’exemple paradigmatique pourrait bien être la pensée de l’auteur des Essais hérétiques, car si Jan Patocka a déployé à la fois une essentielle phénoménologie de la vie et une phénoménologie politique, c’est en développant la seconde sur l’oubli de la première, répétant ainsi la limite troublante de la pensée arendtienne. Troublante, parce que contemporaine de la plus grande acuité de l’auteur de The Human Condition eu égard au fondement de la philosophie politique, sans hasard chez Platon : celle-ci commence et se déploie, disait aussi Arendt, sur un rejet du corps qui ne peut que signifier un déni des affaires humaines dont il est le vecteur et le site. Ce premier «je peux», elle en a pourtant à son tour redoublé loubli, et bien plus troublante encore en est donc peut-être la redite patockienne, puisque c’est justement une phénoménologie du corps qui en était le premier jalon.
Mais retrouvant le nom d’Arendt qui marquait notre incipit, nous en retrouvons aussi un autre, qui va quant à lui nous mener directement à ce qu’il reste sans doute à penser cette fois au-delà de Lefort, ou après lui, même si c’est en gardant les jalons tout juste retracés d’une autre phénoménologie politique, autrement dit même si c’est en pensant depuis lui. Ce nom, c’est bien sûr celui de Foucault, car il nous intime de nous demander d’abord si l’opposition massive entre incorporation et désincorporation -souvent reprise comme opposition entre incorporation et incarnation, depuis la thématique de la «chair du social» dévoilée par Lefort, et notamment suivie par Abensour et Richir -, il nous intime de nous demander si cette opposition tient face à un présent politique où la démocratie elle-même voit sa donne, comme sa représentation d’elle-même, radicalement bouleversée par un ordre du symbolique qui réinvestit autrement le corps: l’ordre, bien sûr, de la biopolitique.
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Or, ce qui a peut-être arrêté l’interprétation lefortienne devant cet autre langage politique du corps, un langage qui nest certes pas celui de la démocratie, mais qui nest plus non plus aujourd’hui l’apanage du phantasme totalitaire, qui en vient même à brouiller la limite des formes de société et donc des sociétés elles-mêmes, cest un autre imaginaire, qui, au sens où C. Lefort reprochait précisément à la phénoménologie un «imaginaire de la crise» (Lefort, 2007), proche du phantasme, pourrait être appelé un «imaginaire de la démocratie». Entendons: la démocratie qui se pense elle-même comme vérité de l’institution, versus toute l’histoire de l’analogie, laissant réapparaître sous la plume même de Lefort une sorte de téléologie politique contre laquelle sa pensée sest pourtant développée. Une téléologie qui, alors même quelle défait le mythe de l’Europe comme naissance de l’histoire, se voit réinvestie, depuis l’ontologie machiavélienne d’un mouvement pur du social, dans la démocratie moderne elle-même, en tant que celle-ci finit par devenir - à la pointe extrême de cette pensée - cette forme de société qui assume la division interne à tout social, devient donc comme son acmé, étant justement «sans corps». Une pente qui n’est pas circonstanciée, car c’est elle que risquent sans doute toujours les pensées nombreuses du politique et du commun depuis la Révolution, et a fortiori la compréhension radicale par un Castoriadis de la création absolue - sorte d’imaginaire à la double puissance.
Et cet imaginaire de la démocratie nest pas étranger, ô combien non, à un implicite essentiel à ces pensées, qui est celui d’une résistance de cet analogon qui scella le destin politique de l’imagination: l’analogon du corps. De l’un à l’autre, et même l’un contre l’autre, les auteurs rapidement évoqués nous mènent en effet paradoxalement à un même point - sur un bord du moins de leur pensée. Un point, ou mieux un lieu - un topos -, qui est peut-être la plus grande et étrange constance, non du langage du pouvoir cette fois, mais bien de la pensée chargée de le défaire, d’aller en deçà, de la pensée politique elle-même: l’analogie entre le corps et le corps politique est à la fois ce qui dans son refus même réunit peut-être le mieux les philosophies politiques contemporaines, depuis Lefort, et ce qui pourtant ne cesse de résister sous toutes les plumes, que ce soit sous le masque du lexique complexifié de la «chair du social», quen reprise de Merleau-Ponty, il a d’abord rendu fameux, et qui quoi qu’il en ait parle bien encore un langage du corps, et/ou sous cet autre masque quest l’usage implicite de la méthode analogique elle-même, qui ne cesse d’affleurer sous de nombreuses plumes.
Comment cela, «sous le masque» de la chair du social? Celle-ci nest-elle pas censée être lopposé de l’image du corps? Si sans doute, mais si du corps on garde justement l’image, avec la projection plus ou moins fixe qu’elle implique, et non la symbolique de la corporéité comme telle. Disons-le sans détour: si Lefort a pu lui-même - et c’est la raison fondamentale de cette reprise du lexique merleau-pontien - opposer la «chair du social» au corps, c’est d’avoir interpréter la chair merleau-pontienne elle-même comme une «défaite de l’image du corps», aussi complexe soit cette image. En ce sens, il écrira dans Sur une colonne absente:
Avec la chair nest pas offerte une version plus élaborée de lexpérience muette, du texte dernier qui était autrefois déchiffré à travers le corps. Bien plutôt est-ce par la destitution de ce texte, par la défaite de l’image du corps, que nous sommes induits à interroger la chair comme notion dernière (Lefort, 1978 b, 130).
«Défaite de l’image du corps»? Nous savons maintenant tout ce que recouvre, dans le langage politique de Lefort, cette image du corps, et en quel sens il lui oppose l’idée de «chair du social». Est-ce à dire, qu’in fine, la chair bien comprise, quoique révélée par l’irréductibilité du corps propre, nous mène non seulement au-delà de lui, mais même à la destitution en pensée de sa primauté? Est-ce à dire que, pour penser la chair, et dépasser tant le dualisme que le monisme philosophique, il faut quitter tout autant le registre du corps que celui de la conscience, et que paradoxalement, la phénoménologie du corps menée à son terme aboutit au silence sur le corps, si ce n’est à sa destitution? Non, car au
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lecteur averti de la formation du lexique de la chair, cest peut-être justement au lieu du corps, d’avoir quitté un temps le corps, que celle-ci révèle ses limites. De quelles limites parlons-nous? La première, et la plus massive, a trait aux symétriques dualisme et naturalisme contre lesquels Merleau-Ponty lutte, et que malgré son effort, il ne dépasse pas totalement, du moins par le recours à la notion de chair. Car, au fond, si la chair doit nous permettre de penser une univocité ne se faisant pas au prix de la différence du sujet et de l’idéalité, cest la difficile corrélation elle-même qui devrait en être le centre. Or, comment Merleau-Ponty la décrit-elle au bout du chemin de Le Visible et l’invisible ? Par le recours à un «comme si», qui pourrait bien être le lieu - au plus haut point problématique - d’une métaphore générale, 6 où se voit justement sacrifiée la différence du sujet:
C’est comme si la visibilité qui anime le monde sensible émigrait, non pas hors de tout corps, mais dans un autre corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair, abandonnant celle du corps pour celle du langage, et affranchie par là, mais non délivrée, de toute condition (Merleau-Ponty, 2003, 198).7
À lire ces lignes, il nest pas sûr en effet que, comme le croyait Lefort, Merleau-Ponty destitue le corps via la notion de chair, tout au contraire, puisque le corps y redevient le point d’appui, le cœur de ce qu’il faut bien appeler - même si l’auteur sen défend - un monisme ontologique. Dire métaphorique, dont on ne saurait certes ignorer la beauté et la force, le dire en chantier de Le Visible et l’invisible finit souvent ainsi par ne plus tenir le pari d’une pensée non univoque, et Merleau-Ponty est le premier à prévenir de son insuffisance, lorsqu’il écrit, juste avant les lignes précitées, qu’il «est trop tôt maintenant pour éclairer ce déplacement sur place», cette migration donc, qui est dite changement de chair. Impossible de reprocher ici à l’auteur ce qu’il entrevoyait lui-même comme travail à accomplir, mais nécessaire, depuis cette reconnaissance, de limiter le concept de chair, que tant utilisent librement, pensant en effet que cette notion, dans sa généralité même, serait dernière. Autant nous devons donc toujours à Lefort les interprétations les plus fortes de la pensée politique de Merleau-Ponty, autant nous pourrions bien être ici face à une projection précisément politique sur la pensée merleau-pontienne de la chair; politique en ce sens que son vecteur est l’image du corps pensée comme phantasme du peuple-Un. Que conclure de cette étrange projection, qui sous-tend ce qui est pourtant à nos yeux la phénoménologie politique la plus aboutie, en révolutionnant l’idée même?
CONCLUSION
Rappeler d’abord, et contre elle, que la chair nest donc pas chez Merleau-Ponty un au-delà du corps, au sens où nous le quitterions, mais reste bien un lexique élargi de - et depuis - la corporéité, qui, s’il la réinvente, ne la quitte pas. Un lexique que l’image du corps masque dans ce quelle garde, chez Lefort, d’encore trop massif. Car, s’il est indéniable, une fois le chemin avec lui parcouru, qu’il a révélé mieux que tout autre la complexité de ce corps que le totalitarisme veut re-faire, la rencontre mortifère de plusieurs de ses sens, l’ontologie qui soutient l’hypothèse même de l’image du corps finit quant à elle par grever sa pensée d’un certain aveuglement. Un aveuglement peut-être double, qui plus est, et qui tient donc à la révolution radicale que serait l’ontologie machiavélienne. Car la rupture de Machiavel avec les ontologies politiques du repos, qui seraient toutes des ontologies du corps politique, perd de son évidence dès lors que l’on scrute les pensées antiques et médiévales du politique en prenant
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Disant cela, nous n’ignorons pas bien sûr que Merleau-Ponty s’est lui-même défendu d’user d’une telle «métaphore», pensant parvenir, avec la notion de chair, à une pensée au-delà de la métaphore comme du concept. Sur ces questions, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article «Corps animal et corps humain: Г effacement” de la propriété. A la naissance de l’institution chez Merleau-Ponty» (Gleonec, 2012, 109-132).
Nous soulignons.
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justement pour objet le type même d’analogie dont elles usent entre le corps et le corps politique ; analogie dont Machiavel marquerait la fin. À y regarder de près, retour fait sur la multiplicité des sens du corps qui à chaque fois en elles se rejoue, il appert en effet déjà que le mouvement concentre d’autres pensées du politique - au premier chef celle d’Aristote -, non par accident ou momentanément, mais au point que cette opposition entre ontologies du repos et ontologies du mouvement vacille, et que le prétendu «mouvement pur» pensé par Machiavel retrouve toute sa force d’énigme. La question devenant alors celle de savoir si derrière ce «pur» ne se cacheraient pas peut-être à la fois un excès et un défaut, depuis lesquels il nous faudrait reprendre Machiavel, et Lefort. Un «excès» qui retrouverait quelque chose de l’aporie que M. Merleau-Ponty lira donc dans lœuvre du premier, l’aporie d’un réalisme politique qui laisserait étrangement son auteur même «agir sans cesse à l’aventure». Et un «défaut», sans nul doute plus complexe, qui serait la trace, lisible dans l’ambiguë exemplarité de Rome que Machiavel se choisit - en laquelle cristallise la seconde difficulté -, d’un reste de fixité puisé à lontologie la plus ancienne, et réapparaissant non dans l’omniprésence du possible romain comme tel, mais dans une certaine conception cyclique de l’histoire qui le traverse. Celle-là même qui ramenait Lefort à sa suite dans le giron d’une étrange téléologie, où la démocratie ne faisant plus apparaître que la «chair du social » devient la vérité du social comme tel. Une vérité qui serait donc elle-même comme la «défaite de l’image du corps». Or, ici même nous touchons bien sûr le second aveuglement, car s’il y a bien défaite de l’image du corps, la chair nest pas pour autant la défaite du corps comme tel, bien plutôt en est-elle le prolongement, et nous ramène-t-elle au paradoxe susnommé d’une pensée qui tout en lutte contre l’analogie du corps politique n’en fait pas moins malgré elle l’épreuve de la résistance du lexique de la corporéité.
Or la question que ce paradoxe nous adresse est en fait double et urgente, non circonstanciée, ni - nous l’avons dit - réduite à la critique de Lefort: y a-t-il, au cœur de la résistance de ce lexique -où s’inscrit donc la «chair du social» -, une sorte de nécessité de la pensée, cest-à-dire un lieu, ou une vérité, du politique, qui ne saurait trouver d’autres mots que ceux de la corporéité? Et si tel est le cas, les critiques pourtant indéniablement justes, au plus haut point celle de Lefort, des schèmes de l’incorporation et de la fusion communautaire, certes eux aussi soutenus dans l’histoire politique par l’analogie, n’imposent-elles pas de se mettre en quête d’une autre et nouvelle analogie, en assomption de la circularité pleine entre le corps et le pouvoir?
Car au fond, cest peut-être de ne pas avoir questionné, au fil même des ontologies du corps politique, l’analogie comme telle, c’est-à-dire comme méthode d’accès au social, que Lefort a ignoré que derrière un de ses destins politiques - le destin indéniable de l’incorporation -, l’analogie est aussi un mode du penser qui dans une autre histoire s’est voulu radicalement étranger au registre du fondement (Grund), de la fondation, et donc de la domination. Et ce nest pas un hasard, si, comme nous l’indiquions, ce mode se retrouve donc en jeu, quoiqu’à l’implicite, parce qu’en lutte intestine avec le destin tout juste retracé, dans des pensées novatrices et phénoménologiques du politique. Pour ne citer qu’un exemple, mais non des moindres, c’est en usant d’une analogie dont il ne questionne pas lui-même le sens, malgré la richesse de ce qu’elle lui permet de penser, que Roberto Esposito, dépasse lentente classique de la bio-politique, en comprenant d’abord le nazisme à l’image - structurelle et non métaphorique - de la maladie auto-immune.8 Pour comprendre l’identité stricte qui se joue ici entre vie et mort, le paradoxe inouï dans les termes de la vie, de la maladie auto-immune réalisée, il faut prendre le corps ici lui-même comme sujet. Non seulement au sens - celui que Foucault a déjà bien vu -, où le corps est acteur de pouvoir, mais au sens où la politique qui parle du corps, se
«La catégorie de la biopolitique est intégrée à celle de l’immunisation, car seule l’immunisation fait apparaître clairement le nœud mortifère qui relie la protection de la vie à sa négation potentielle <.. .> elle permet d’identifier dans Ximage de la maladie auto-immune le seuil au-delà duquel l’appareil protecteur se retourne contre le corps même qu’il devrait protéger, et le fait exploser» (Esposito, 2010, 182).
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voue à la vie, ne peut elle-même se comprendre, et peut-être se déprendre, que depuis une pensée qui la distancie delle-même, l’attaque en creux, d’inventer un autre langage du corps, ou mieux de faire renaître autrement un langage plus ancien quelle, tant dans lordre de la pensée que dans celui de la science, et avec lequel elle lutte: ce langage même de l’analogie.
Un langage qui, enfin, nest pas celui de la métaphore - cette métaphore qui est par contre à la fois le vecteur de l’image du corps et le risque de la chair -, et dont nous dévoilerons, dans une seconde étude prolongeant celle-ci, la possible refonte phénoménologique. Cela, en repartant justement du dilemme de l’ontologie machiavélienne, et de l’interprétation extrêmement novatrice qu’en donnera Merleau-Ponty; en regard, bien sûr, de celle de Lefort. Un Merleau-Ponty qui, en deçà de l’ambiguïté du texte de la chair, prit enfin au mot loriginarité de lexistence corporelle au point de ne jamais sen détacher quand la pensée devra se heurter à l’histoire publique des actes, des contrats, voire des révolutions. Au point que, l’institution qu’il pense dans «le même genre de l’Être que la naissance», n’étant pas plus qu’elle un acte, pourrait bien être le sol d’une nouvelle et phénoménologique analogie du corps politique.
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