ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • STUDIEN ZUR PHANOMENOLOGIE • ETUDES PHENOMENOLOGIQUES
MERLEAU-PONTY ENTRE MACHIAVEL ET MARX:
VERS UNE NOUVELLE ANALOGIE DU CORPS POLITIQUE
ANNE GLEONEC
Ph.D, рost-doc at Academy of Sciences of the Czech Republic, Institute of Philosophy, 11000 Prague, Czech Republic.
E-mail: gleonecanne@yahoo.fr
MERLEAU-PONTY BETWEEN MACHIAVELLI AND MARX:
NEW ANALOGY OF POLITICAL BODY
This article is the second part of our phenomenological study on the analogy between the body and the political body. Its aim is to confront the previous analysis of Claude Lefort’s critique of the ontologies of the Political Body with the Merleau-Pontian thought of history, institution, and corporeality. Indeed, this Merleau-Pontian thought, specifically developed in the courses of the 1950’s, allows for a renewal of the analogy itself, via another reading of the Lefortian major inheritance: Machiavelli and Marx. By parallelly following Merleau-Ponty’s evolutive reading of these two authors, and the essential changes in his phenomenology of perception, this article thus proposes to disclose the main entry points into a Merleau-Pontian reform of the analogy; an analogy that has to be thought against the ambiguity of the flesh that Claude Lefort inherits precisely from Merleau-Ponty. By discussing this ambiguity that «The Visible and the Invisible» is often charged with via a reading of Merleau-Ponty’s courses at the College de France — specifically Institution, Passivity, and Nature — this article intends to disclose the political meaning of the concept of intercorporeity, with which the human body will no longer be understood as «one’s own body», but rather interpreted in a radically a-subjective way. Moreover, this very concept of intercorporeity specifically opens a novel way to understand the meaning of the central concept of the analogy of the political body itself, namely the concept of incorporation. Indeed, by following Merleau-Ponty’s lesser known thought of the 1950’s, one can think incorporation against the classical schema of fusion, that is to say, on the opposite, as an encounter of dispossessions, and thus as a path into a new analogy.
Key words: body, flesh, Gestalt, history, institution, Machiavelli, Marx, Merleau-Ponty.
МЕРЛО-ПОНТИ МЕЖДУ МАКИАВЕЛЛИ И МАРКСОМ:
К НОВОЙ АНАЛОГИИ ПОЛИТИЧЕСКОГО ТЕЛА
АНН ГЛЕОНЕК
Доктор философии, пост-докторант Института философии Академии наук Чешской республики, 11000 Прага, Чехия.
E-mail: gleonecanne@yahoo.fr
© Anne Gleonec
Эта статья представляет собой вторую часть феноменологического исследования аналогии, проводимой между живым телом и политическим телом. Наша цель — сопоставить предшествовавший анализ критики Клодом Лёфором онтологии политического тела и мерло-понтианскую концепции истории, учреждения и телесности. Безусловно, концепция Мерло-Понти, в особенности разрабатывавшаяся в лекционных курсах 1950-х годов, позволяет обновить саму эту аналогию путем нового прочтения наиболее повлиявших на Лёфора авторов: Макиавелли и Маркса. Параллельно следя за тем, как, с одной стороны, развивалось прочтение эти двух авторов со стороны Мерло-Понти и, с другой стороны, за существенными изменениями его феноменологии восприятия, эта статья предлагает раскрыть ключевые моменты мерло-понтианской реформы данной аналогии; аналогии, которую нужно мыслить с учетом двусмысленности понятия тела/ плоти, которую Лёфор как раз унаследовал от Мерло-Понти, и даже в противовес этой двусмысленности. Обсуждая эту двусмысленность, которой часто наделяют «Видимое и невидимое», подключая параллельный разбор лекционных курсов, которые Мерло-Понти читал в Коллеж де Франс — в особенности Учреждение, Пассивность и Природа — мы в этой статье стремимся раскрыть политическое значение понятия интер-телесности, благодаря которому человеческое тело больше не понимается как «чье-то собственное тело», а скорее интерпретируется радикально а-субъективным образом. Более того, именно эта тема интер-телесности позволяет по-новому осмыслить саму аналогию политического тела посредством понятия воплощения. Несомненно, следуя менее известным широкой публике идеям Мерло-Понти 1950-х годов, у нас есть основания понимать воплощение вразрез с классической схемой слияния, мы можем как раз наоборот понимать его как обнаружение собственности, правами на которую мы не обладаем, что приводит нас к новой аналогии.
Ключевые слова: тело, плоть, гештальт, история, учреждение, Макиавелли, Маркс, Мерло-Понти.
Introduction
Nous devons a Claude Lefort d’avoir rendu possible un nouveau questionnement de la notion si ancienne de corps politique, grace a une saisie elle-meme neuve du registre symbolique en politique. Mieux, et c’est cela que nous avons designe comme sa revolution de la phenomenologie politique, une saisie du symbolique comme politique. Pour emprunter les mots de l’hommage que lui rendait Marc Richir, et qui servait d’aiguillon eu premier volet de cette etude (Gleonec, 2014, 35-54), justement consacre au renouveau de la phenomenologie politique par C. Lefort: «l’on sait, notamment, en notre temps, depuis Claude Lefort, que dans le champ social, le symbolique est ipso facto politique» (Richir, 1998, 21). C’est a ce niveau du symbolique, et de son possible devenir imaginaire, que le pouvoir immense de l’analogie dans l’histoire pouvait apparaitre, comme ce pouvoir de l’imagination, qui n’a pas survole — en fantome — les communautes politiques, mais en a au contraire longtemps fait la realite meme, l’efficace. Jusqu’a ce que, bien sflr, et ce fut la le craur de notre premier chemin avec Lefort, jusqu’a ce que la democratie lui oppose une desincorporation des individus et du social, ayant fait tomber la tete de ce grand corps qu’etait la societe d’Ancien Regime. Desincorporation qui correspondrait pour le commun a l’indetermination des reperes, lorsqu’avec la Revolution, les poles du pouvoir, du savoir, et du droit, en viennent a se distendre. Mais l’indetermination
elle-meme, telle est aussi le danger de la democratie, car Lefort l’a montre comme nul autre, elle laisse le commun dans la difficulte jamais surmontee de ne pouvoir etre un, et de pourtant ne pouvoir etre sans unite aucune. Ici, dans cet autre, se logea le pouvoir fantasmatique du totalitarisme, qui sous ses deux formes a bien eu une meme vocation, et via elle un meme pouvoir: refaire du corps.
Or, c’est ici meme, dans ce nexus qui permettait a Lefort de magistralement devoiler le totalitarisme comme ce qui inverse la democratie, comme ce qui n’etait donc possible que depuis elle, nous intimant de penser de maniere tout a fait neuve le dilemme laboe-tien de la servitude volontaire, c’est ici que s’est a nos yeux d’abord revelee ce qu’il nous a fallu — a defaut d’autre mots — nomme une insuffisance eu egard a la comprehension de l’analogie. Dans les termes les plus synthetiques: pour une pensee de la desincorpora-tion, l’incorporation signifie toujours un certain principe d’enregimentement, de cloture du lien social, et l’analogie, qu’elle soit celle des deux corps du roi, celle de l’organisme, ou celle de la machine, en est toujours le vecteur symbolique. Non que Lefort ne recon-naisse pas alors l’abime entre la forme classique medievale et pre-moderniste de l’analogie, et ses formes plus modernes, organicistes et mecanistes, mais ayant tendance a les ramener toutes a un meme scheme — figure-repoussoir pour la democratie —, celui de l’incorporation au sens susdit (meme si elle peut etre reconnue fixiste ou dynamique), il continue selon nous de ramener la pensee du commun au dilemme de l’Un et du multiple, lui-meme adosse a ce sens unitaire de l’analogie. Une analogie, toute tendue vers l’image du corps, a laquelle il tentera d’opposer — comme beaucoup apres lui — l’idee irrepresentable et indeterminable, sauvage, d’une «chair du social». Une chair, bien sfir reprise a Merleau-Ponty, et a cette rauvre qui, en chemin vers Le visible et l’invisible, aurait ete signee par une «defaite de l’image du corps».
Or, nous en avons donne les raisons dans notre precedente etude, c’est ainsi peut-etre non seulement une projection politique sur l’rauvre de Merleau-Ponty qui s’opere, mais aussi et plus encore, un masque qui se pose sur un lexique de la corporeite qui continue bien de parler sous le nom si complexe de la chair. Cette chair, qui, s’il elle peut de facto etre la defaite de l’ image du corps, dans le sens fixiste et fantasmatique de ce terme d’image, ne l’est pas de la corporeite elle-meme. Et en ce lieu meme de la plus grande difficulte sans doute de l’rauvre merleau-pontienne, c’est sans hasard la difference entre metaphore et analogie qui revient sur le devant de la scene, et qui question-nee comme telle peut permettre une refonte en heritage merleau-pontien de l’analogie du corps politique. Mais pour esquisser les grands axes de cette refonte, c’est au craur de l’rauvre lefortienne elle-meme, et au lieu de son parallele peut-etre le plus delicat avec celle de Merleau-Ponty, qu’il nous faut revenir: a la pensee, bien sfir, de Machiavel, dont au fond tant Lefort que Merleau-Ponty heritent une certaine conception de la «sauvage-rie» de l’histoire, mais dont le premier herite aussi une problematique teleologie.
1. Perception et imagination de i’histoire. Merleau-Ponty lecteur deMachiavel
C’est avec la Note sur Machiavel, datee de 1949, que nous rentrons de plein pied dans la particularite insigne de l’interpretation merleau-pontienne de Machiavel, a mettre en regard, donc, de celle de Lefort: la saisie de cette «condition fondamentale de la politique (qui est) de se derouler dans l’apparence» (Merleau-Ponty, 1960, 352). Et avec elle, il va s’agir de comprendre ce que sous-tendait deja une analogie disons non eclairee dans Humanisme et Terreur, entre perception sensible et perception de l’histoire, cette meme analogie qui sera encore au craur des fameux mots de La prose du monde, selon lesquels l’histoire existe «a la fa?on du corps», est «du cote du corps» (Merleau-Ponty, 1969, 115). Car c’est bien selon cette analogie que l’ouvrage de 1947, revenant sur la resistance et Vichy, nous disait que les resistants furent ce que l’on a honore en eux, et que le spectacle, s’il connait — d’etre per?u — des points de vue, est bien le meme pour tous (Merleau-Ponty, 2003, 182). Plus encore, que c’est meme depuis cette difference des perspectives, qu’il est le meme, en tant qu’un spectacle est un monde, un monde commun, a l’image du monde perceptif, « non geometral, mais ce dont relevent toutes les Abschattungen, et non seulement les miennes, mais celles des autres corps percevant dont je sais qu’ils per?oivent parce qu’ils ont un comportement a l’interieur de mon sensible » (Merleau-Ponty, 2003, 182). Il y a, dira cette fois le cours de 1954-1955 sur La Passivite, dont ces lignes sont extraites et vers lequel nous cheminerons, comportement dans l’histoire comme dans le monde sensible, perception d’un entourage, et cet entourage, ici aussi, est d’emblee le meme, d’etre « intervalle entre... ». Et certes, quand nous passons du monde dit naturel au monde dit culturel, quand nous passons du champ perceptif au sens strict au champ ideologique (au sens large ici), il y preponderance de l’actif, au lieu du passif, il y a cet acteur qui se regarde, prend en vue lui-meme son acte, mais que rien, dira Merleau-Ponty, ne fait pour autant meilleur juge ou meilleur spec-tateur que les autres, que ces autres que Diderot voulait croire «pleureurs», ou «fous».
C’est cela qu’il s’agira entendre, derriere ces lignes si denses et importantes du cours sur La Passivite, creusant encore le parallele entre inter-corporeite et inter-historicite:
Le sens est comme negation determinee, un certain ecart, il est en moi inacheve, il se determine en autrui: la chose, le monde sensible deja ne s’achevent que dans la perception des autres, a plus forte raison le monde social et historique (Merleau-Ponty, 2003, 182).
Or dans le monde social et historique, qui est celui de la politique pour Merleau-Ponty comme pour Lefort, nous ne devoilerons pleinement ce sens, qu’en comprenant entre le champ perceptif et le champ ideologique — champ de pensee depuis lequel l’acteur se mire et se juge, dans la froide clairvoyance — le champ imaginaire. Champ que les termes d’halo, de fantome, et de phantasmes, designent et dessinent, au craur
de la lecture que Merleau-Ponty fera justement de Machiavel. Le «halo», nous le ren-controns de fait des le debut de la Note sur Machiavel, qui explicite sans doute le mieux sa signification praxique, en usant du lexique et des exemples du Prince, a commencer par celui de Cesar Borgia. Que nous devoilent selon Merleau-Ponty ces figures qui par-courent Le Prince, une fois suspendue la fameuse mais aveugle notion de «machiave-lisme» qui les entache? Que ce n’est pas d’une suspension radicale du bien et du mal en politique qu’il s’agit, mais de la si difficile pensee du fait que dans l’ordre malefique de la vie a plusieurs les valeurs se transforment aisement en leur contraire, que «dans l’action historique, la bonte est quelquefois catastrophique et la cruaute moins cruelle que l’humeur debonnaire» (Merleau-Ponty, 1960, 350). Or ce n’est pas folie que cette transformation de la cruaute en douceur, exemplifiee par Cesar Borgia, ce n’est pas folie que ce bouleversement des «preceptes de la vie privee».
Pourtant, le cours sur L’Institution de l’annee 1954-1955 le developpera assez a son tour, ce n’est pas non plus que dans l’institution publique nous quitterions l’institution privee et son sens. Qu’est-ce alors? Plutot que celle-ci se voit reprise dans une espace que Merleau-Ponty dit de « grande communication », et que c’est cette grandeur meme qui transforme le sens de ses preceptes, d’en transformer la reception et les reprises possibles. En ce sens, nous retrouvons ici deja quelque chose de la demesure qu’Arendt a si bien decrite au craur de l’agir politique (Arendt, 1968), sans neanmoins retomber dans la conception souvent separatiste de la vita activa qu’elle impliquait, et nous allons le voir, de sa teleologie. La demesure est plutot ici a penser comme celle d’un «echo», nous dit Merleau-Ponty, terme qu’il faudrait entendre dans le double sens de choses ou etres qui se font echo, et de ce son meme, si particulier, qu’est l’echo, transformant la voix, ouvrant a la demesure la communication. Les actes du pouvoir interviennent en effet «dans un certain etat de l’opinion», qui ne fait pas que le recevoir tel quel, mais lui fait bien echo, c’est-a-dire les fait siens, en «altere le sens»,1 au point que ces actes «ouvrent ou ferment des fissures secretes dans le bloc du consentement general et amorcent un processus moleculaire qui peut modifier le cours entier des choses», comme la nymphe — Ekho —, dans la mythologie, qui fille de l’air fut changee en rocher. Or, pour nous faire entendre cela, Merleau-Ponty va operer un retour capital au monde per?u, et non a n’importe quelle perception d’une chose sensible, mais bien a la perception de l’image qu’est le reflet de jeux de miroirs, a ce rapport speculaire qui deja dans le monde animal l’amenera a parler de mimetisme — dans les cours sur La Nature de la fin des annees 1950 —, et au fondement de celui-ci, a la faculte onirique et sym-bolique. En somme: au champ imaginaire. C’est bien exactement dans ce champ que nous situent ces si belles lignes de Signes, nous ramenant pour comprendre le lien meme entre les acteurs du pouvoir et ses multiples spectateurs, a l’analogie avec la perception:
1 Voir (Merleau-Ponty, 1960, 351): «Ce qui transforme quelquefois la douceur en cruaute, la durete en valeur, et bouleverse les preceptes de la vie privee, c’est que les actes du pouvoir interviennent dans un certain etat de l’opinion, qui en altere le sens; ils eveillent un echo quelquefois demesure».
Comme des miroirs disposes en cercle transforment une mince flamme en feerie, les actes du pouvoir, reflechis dans la constellation des consciences, se transfigurent, et les reflets de ces reflets creent une apparence qui est le lieu propre et en somme la verite de I’action historique (Merleau-Ponty, 1960, 351).
Le pouvoir de reflexion propre a l’imagination, au craur des jugements reflechis-sants qui operent sur le spectacle du monde et des actions, est bien present ici, mais ce que cette premiere analogie merleau-pontienne y ajoute de capital, c’est le pouvoir aussi fantasmatique de l’imagination, nous faisant passer — et non sauter, le point est central — de la perception de l’histoire, qui est imagination dans le premier sens, a un veritable imaginaire de l’histoire, ofi celle-ci frole toujours le mythe et la legende, comme le voudra aussi un sens lefortien de l’imaginaire, conjoignant verite et reve, qui s’entre-appartiennent, et font justement que l’action historique est pleinement passion. Les actes du pouvoir, mais il faudrait ici l’entendre — en pensee de la definition arend-tienne du pouvoir — au double sens du genitif, les actes du pouvoir qui se refletent dans les consciences, font que le pouvoir porte toujours autour de lui ce que Merleau-Ponty appelle donc apres Machiavel un «halo», et que c’est de ce halo que viennent le malefice de l’histoire et de la vie a plusieurs.2 Car, que ce soit le pouvoir stricto sensu ou le peuple qui le mire, ni l’un ni l’autre ne connait son propre reflet, ne voit «l’image de lui-meme qu’il offre aux autres». Dans l’ordre de l’histoire, diront encore les cours de 1954-1955, nous ne touchons pas plus que nous ne touchons les autres, ce pourquoi justement l’ac-teur merleau-pontien est en fait bien loin du paradoxal acteur diderotien.
Nous ne nous touchons pas, nous nous voyons: c’est la peut-etre la plus grande le?on que Merleau-Ponty retient de Machiavel.3 Mais, l’apparence dont il est donc question en politique, cet ordre tout voue au visible, et partant a comprendre d’abord par analogie avec l’ordre perceptif et le corps phenomenal qui en est l’acteur et le specta-teur, inextricablement, cette apparence ne signifie pas «qu’il soit necessaire ou meme preferable de tromper», ecrit Merleau-Ponty, «mais que, dans la distance et le degre de generalite ofi s’etablissent les relations politiques, un personnage legendaire se dessine, fait de quelques gestes et de quelques mots, et que les hommes honorent ou detestent aveuglement» (Merleau-Ponty, 1960, 351).
2 Voir (Merleau-Ponty, 1960, 351): «Le pouvoir porte autour de lui un halo, et sa malediction, — comme d’ailleurs celle du peuple qui ne se connait pas davantage —, est de ne pas voir l’image de lui-meme qu’il offre aux autres».
3 Machiavel, Le Prince, chap. XVIII, cite par (Merleau-Ponty, 1960, 352): «Les hommes en general jugent plus par leurs yeux que par leurs mains. Tout homme peut voir; mais tres peu d’hommes savent toucher. Chacun voit aisement ce qu’on parait etre, mais presque personne n’identifie ce qu’on est ; et ce petit nombre d’esprits penetrants n’ose pas contredire la multitude, qui a pour bouclier la majeste de l’Etat. Or, quand il s’agit de juger l’interieur des hommes, et surtout celui des princes, comme on ne peut avoir recours aux tribunaux, il ne faut s’attacher qu’aux resultats; le point est de se maintenir dans son autorite; les moyens, quels qu’ils soient, paraitront toujours honorables, et seront loues de chacun».
«Aveuglement» ? Ne sortirons-nous done pas de l’hopital de fous que voyait Diderot dans le theatre du monde public? N’est-ee pas a lui que nous ramene en effet encore Merleau-Ponty avee ees «spectateurs muets» qui honorent ou detestent ainsi ? Si Maehiavel, nous allons le voir, reste lui-meme peut-etre en proie a eette diehotomie, de eroire malgre tout que eertains, esprits eelaires, peuvent «toueher» l’interieur des hommes, nul doute qu’iei Merleau-Ponty la quitte, des lors que le propre a ses yeux, ee qui singularise l’ordre politique dans l’ensemble du ehamp de eulture, e’est d’etre un ordre de «distanee et degre de generalite» tels qu’il implique, non par aeeident, ou par eeeite de la multitude, une legende, e’est-a-dire aussi toujours une forme d’ aveuglement. Non dans le sens ou l’on ne verrait pas ee qu’il faudrait voir, mais bien plutot dans le sens ou l’eeho est demesure, eomme tout legendaire, mais n’est eeho que de l’etre. C’est eela le fameux «vertige de la vie a plusieurs», le fait que les qualites en lui ne sont jamais touchees, mais n’ont pas a l’etre, ear si elles n’etaient pas seulement vues — et iei la fa-meuse «folie de la vision» du Visible et I’invisible trouve peut-etre sa verite profonde —, elles ne se feraient pas attitudes historiques,4 ee qui signifie qu’elles ne permettraient ni perception de l’histoire, ni possibilite de repetition d’un ethos, e’est-a-dire in fine, l’agir lui-meme.
Mais que devient alors la verite de l’histoire, eette verite faisant que parmi ees attitudes, qui eomportent toutes une part de legende, nous pouvons non seulement ehoisir, mais bien ehoisir a raison, a meme le vertige, eomme le voulait Humanisme et Terreur? Le vertige que Merleau-Ponty tente de penser avee Maehiavel nous apprend d’abord que jamais le pouvoir ne voit l’image qu’il reflete, pas plus que le peuple ne se eonnait lui-meme, et que e’est done ailleurs qu’il faut ehereher le rapport vrai a la jonetion de l’aete et du speetaele, faisant qu’un ethos sera plus vrai — ou mieux moins faux — qu’un autre — dans la verite maximum du moment — et s’ouvrira done a reprise, sera exemplaire, eomme le voulait Arendt. Cette attitude historique, qui, figee eomme toutes les autres dans une image, ne s’en revelera pas moins eomme ayant ete a la hauteur de son temps, eomme l’ayant eompris, ayant done pousse l’histoire dans son sens, ayant reneontre ees raisons qui ne viendront pourtant qu’apres, eet ethos, n’est pas eelui du speetateur impartial de lui-meme, le plus froid des juges, mais est au contraire eelui qui sait d’un non-savoir, eelui qui sait qu’il ne se voit pas, mais que les autres seuls le voient. Celui qui, en somme, faudrait-il dire, assume derriere la passion une passivite pleine dont son rapport a l’histoire sourd et auquel sans eesse il le renvoie. Il nous semble que e’est la la grande originalite de la leeture merleau-pontienne de Maehiavel, et du rapport oni-rique mais non moins vrai qu’elle permet de penser entre l’aete et le speetaele qu’il offre.
4 Voir (Merleau-Ponty, 1960, 352-353): «Maehiavel eerit expressement: “Un prinee doit s’efforeer de se faire une reputation de bonte, de elemenee, de piete, de loyaute et de justiee; il doit d’ailleurs avoir toutes ces bonnes qualites...” Ce qu’il veut dire, e’est que, meme vraies, les qualites du ehef sont toujours en proie a la legende, paree qu’elles ne sont pas touchees, mais vues, paree qu’elles ne sont pas eonnues dans le mouvement de la vie qui les porte, mais figees en attitudes historiques».
Dans ce sens, il faut done comprendre ce qui aux yeux de Merleau-Ponty est non seulement precepte de politique, mais bien precepte de morale,5 d’une morale toute negative mais non moins riche, au sens non des valeurs, ni de l’ethique sartrienne — il n’y a pas, au sens classique du terme, d’ethique merleau-pontienne6 —, mais au sens od il faut reentendre ces autres mots de Signes, qui nous ecrasent dans les actes, dans leur boue et dans leur feerie:
Il faut donc que le prince ait le sentiment de ces echos qu’eveillent ses paroles et ses actes, il faut qu’il garde contact avec ces temoins dont il tient tout son pouvoir, il ne faut pas qu’il gouverne en visionnaire, il faut qu’il demeure libre a l’egard meme de ses vertus (Merleau-Ponty, 1960, 353).
Bien plus humble, et sans doute bien plus realiste, que l’acteur a son propre spectacle, l’acteur merleau-pontien, en qui raison et passion sont identiques, ne comprend pas mieux son temps d’etre le meilleur et premier juge de lui-meme, mais bien de garder le sentiment en lui de ce qui y enracine son action: le sentiment de cet halo, et non une impossible connaissance, de cet halo, qui fait que, selon les mots precedemment cites du cours de 1954-1955, le sens est en moi inacheve et se determine en autrui. Pour le dire brutalement, avec la force de nouveaute que contient toujours cette analyse merleau-pontienne: ce qui fait de l’acteur un acteur historique, qui a compris l’histoire et lui a emboite le pas, c’est comme une passion a l’egard de sa proprepassivite, une passion a l’egard de son enracinement dans les autres, qui seuls seront ses temoins, qui seuls ver-ront ses actes, mais qui font avec lui une seule et meme histoire. Il n’y a pas de scene, il n’y a pas de parterre, comme le voulait Diderot, parce qu’il y a passion de voir et d’etre vu, non par vanite, mais puisque tout acte, s’il est vraiment historique, c’est-a-dire s’il est perception de l’entourage qu’est l’histoire, et non negation ou mepris des temoins, tend
5 Voir (Merleau-Ponty, 1960, 353): «Le prince doit avoir les qualites qu’il parait avoir, dit Machia-vel, mais, acheve-t-il, “rester assez maitre de soi pour en deployer de contraires, lorsque cela est expedient”. Precepte de politique, mais qui pourrait etre aussi la regle d’une vraie morale. Car le jugement public selon l’apparence, qui convertit la bonte du prince en faiblesse n’est peut-etre pas si faux. Qu’est-ce qu’une bonte qui serait incapable de durete? Qu’est-ce qu’une bonte qui se veut bonte? Une maniere douce d’ignorer autrui et finalement de le mepriser. Machiavel ne demande pas qu’on gouverne par les vices, le mensonge, la terreur, la ruse, il essaie de definir une vertu politique, qui est, pour le prince, de parler a ces spectateurs muets autour de lui et pris dans le vertige de la vie a plusieurs».
6 Merleau-Ponty marque encore la distance avec ce sens classique de l’ethique, dans la note tardive de mars 1961 (Merleau-Ponty, 1964, 322): «De sorte que la conception de l’histoire a laquelle on arrivera ne sera nullement ethique comme celle de Sartre. Elle sera beaucoup plus pres de celle de Marx: le Capital comme chose (non comme objet partiel d’une enquete empirique partielle comme Sartre le presente), comme “mystere” de l’histoire, exprimant les “mysteres speculatifs” de la logique hegelienne. (Le “Geheimnis” de la marchandise comme “fetiche” (tout objet historique est fetiche)».
avec lui a l’unite, via sa propre visibilite, a l’image, qu’il va nous falloir comprendre en creusant l’analogie en chemin avec Merleau-Ponty, de cet organisme animal, qui comme notre propre corps, tend a etre vu, non par instinct ou pulsion mecanique, mais bien par instinct onirique. Instinct qui pour le corps humain vivant va prendre le nom de desir, d’un desir dont l’obscurite meme etait deja pour Humanisme et Terreur ouverture a l’his-toire et a ses raisons.
Ce que Machiavel invite donc a penser, c’est une veritable «force d’ame», la oi nous n’avons longtemps vu que mepris et faussete, «puisqu’il s’agit, ecrit Merleau-Ponty, entre la volonte de plaire et le defi, entre la bonte complaisante a elle-meme et la cruaute, de concevoir une entreprise historique a laquelle tous puissent se joindre» (Merleau-Ponty, 1960, 353). L’entre, deux fois repete, nous redit enfin que le sens, dans l’histoire, est toujours ecart, qu’en moi les significations sont «non-fausses plutot que vraies, reliefs sur un certain fond, dira le cours sur La Passivite, ecart par rapport a une certaine faussete, et non adequation interne: nous savons ce que nous voulons a travers ce que nous ne voulons pas» (Merleau-Ponty, 2003, 182).
Est-ce dire autre chose, que de dire avec Machiavel, dans le chapitre XXV du Prince, que la fortune est favorable quand nous comprenons notre temps, et ne l’est plus quand nous y devenons sourds, et que les memes qualites feront selon le cas notre succes ou notre echec, et que cependant il y a une barriere a opposer a cet apparent hasard, un re-cours, qui est cette presence meme a autrui «qui nous fait trouver autrui, commente Merleau-Ponty, au moment oi nous renon?ons a l’opprimer — trouver le succes au moment oi nous renon?ons a l’aventure, echapper au destin au moment oi nous comprenons notre temps» (Merleau-Ponty, 1960, 355)? C’est bien la ce que Merleau-Ponty retiendra du « machiavelisme » : une pensee qui met certes le conflit a l’origine du social, mais pour deployer sur son sol la pensee d’une vertu aussi eloignee de la solitude que de la docilite.
Or c’est bien Machiavel qui nous fait ainsi retrouver ce que Merleau-Ponty en 1954 opposera encore et toujours a Sartre, au craur de la querelle sur le communisme : il n’y va pas, en politique, de concessions globales, justement parce qu’il n’y a jamais transparence des acteurs a eux-memes et aux autres, mais un halo, un champ imaginaire, au sein duquel je ne peux jamais me mettre a la place d’autrui, meme le plus defavorise, je ne peux que l’accompagner (Merleau-Ponty, 2003, 161), sans savoir la non plus vraiment oi, puisque ce lieu je ne l’apprendrais que plus tard, avec les raisons de l’histoire. Et si la querelle sur le communisme garde ici toute sa pertinence, c’est que la seule figure que Merleau-Ponty oppose in fine a un Machiavel dont nous venons de synthetiser l’heritage, est la figure de Marx, du moins un des visages de Marx, le premier, et que dans cette opposition vient au jour un champ que Machiavel pour sa part n’aurait pas pense pour lui-meme dans l’histoire: le champ ideologique. Cela nous rappelle aussi, et encore, que la lecture de Machiavel par Merleau-Ponty n’est pas, comme on l’a parfois dit, secon-daire, et ponctuelle, car nul doute que, justement lecteur profond de Marx, et lecteur plus tard — comme l’attestent les notes de travail de Le visible et l’invisible —, du Machiavel de Lefort, la rencontre de Merleau-Ponty avec Machiavel, ne fut ni de hasard, ni de
circonstance. Pour qui connait la situation de Machiavel dans la pensee politique, ce dialogue etait meme peut-etre presque oblige, et c’est par cette situation meme qu’il nous faut le relancer, et l’aiguiser, afin de comprendre oi se distancient les pensees merleau-pontienne et lefortienne du politique, et en quoi la premiere, versus la seconde, permet une refonte de l’analogie du corps politique.
2. Des «prophetes armes»: La critique merleau-pontienne de Machiavel
Si le dialogue avec Machiavel est donc une des cles, si ce n’est la cle, du renouveau que constitue la pensee politique de Merleau-Ponty, comme celle de son heritier, Claude Lefort, c’est qu’avec elle se renouvelle, si ce n’est se reinvente, le rapport de l’imagi-nation a la perception et a l’institution de l’histoire — nexus pense depuis le «halo» qui entoure les actes —, mais aussi le lien de l’agir a la tradition. Et c’est depuis ce double rapport que nous relancerons le questionnement conflictuel, dans la pensee meme de Merleau-Ponty, du voisinage des figures de Machiavel et de Marx. Ce rapport, c’est en aval, si l’on tient le fil de la lecture de Machiavel, le questionnement de la «revolution» machiavelienne elle-meme a l’aune de son lien a la tradition et a l’exemplarite romaine, qui devrait nous permettre de le reproblematiser, en questionnant — c’est Merleau-Ponty lui-meme qui nous y invite — le probleme si delicat des figures historiques que Machia-vel s’est choisi.
Cela, non pour marcher a rebours d’une saisie de l’innovation radicale dont Ma-chiavel fut porteur, sur les traces des premiers siecles de son interpretation, ou mieux mesinterpretation, non pour revenir donc a l’idee d’une pensee vouee a l’autonomie de la politique et a l’obsession du pouvoir, dont elle aurait livre les arcanes, mais pour bien plutot questionner cette notion meme de «revolution» en regard de la conception machiavelienne de l’histoire et du rapport a la tradition qu’elle implique. Certes, ce rapport, Machiavel le bouscule du tout au tout, comme il deconstruit la classique vision huma-niste de la Rome «bonne societe», et avec elle la soumission a l’auctoritas. Cela, au point que l’auteur de Le travail de l’ouvre Machiavel, Claude Lefort, verra dans sa pensee l’invention meme du realisme politique, et, plus capital encore sans doute, un complet retournement de l’ontologie ancienne qui sous-tendait les pensees politiques pre-mo-dernes. Revelateur et penseur de la modernite meme du politique, et en aval createur de la science politique, Machiavel serait ce penseur ayant laisse derriere lui, apres Dieu, la morale, et la «politique des anges» — selon le mot de Quinet —, la finalite de la pensee politique de tous ses predecesseurs, Ciceron le dernier : la volonte de penser la societe, si ce n’est selon le «juste milieu», du moins dans l’horizon de l’equilibre et du repos.
Ce faisant, la «revolution» machiavelienne serait, en amont — quoiqu’en stricte de-pendance — de la saisie du conflit comme inherent et necessaire a tout le social, en amont encore de la dualite du desir au fondement des passions, des relations humaines, et du pouvoir lui-meme, l’invention de la premiere pensee saisissant l’essence du politique
dans le «mouvement pur» — selon les mots de Lefort. Et il est indeniable en effet que l’reuvre de Machiavel ne donne pas dans une quelconque dialectique, dont le conflit serait soit l’origine a depasser du social, soit ce moment du negatif qu’il lui faudrait traverser pour advenir a lui-meme. Et pourtant, aussi grand soit le bouleversement, voire le tremblement, qui touche ainsi les anciens schemes du politique, brise la chaine si tenue de la pensee antique a la pensee chretienne, nous indiquions deja a la fin de notre premiere etude que cette «revolution» n’est pas aussi univoque qu’il y parait. Il y a, autrement dit, un doute, en fait un double doute, a adresser a ces lectures contemporaines de Machiavel comme auteur d’une veritable «pensee sauvage» du politique — selon le mot cette fois de Miguel Abensour (Abensour, 2009). Car si le pas gagne, essentiellement par Lefort, d’une redefinition de l’effort machiavelien depuis le parallele avec Marx et l’idee de realisme politique, est immense, il n’en reste pas moins que le parallele lui-meme risque de masquer deux reelles difficultes de l’reuvre machiavelienne.
La premiere, deja par nous indiquee, c’est que la rupture de Machiavel avec les ontologies politiques du repos, qui seraient toutes des ontologies du corps politique, perd de son evidence des lors que l’on scrute les pensees antiques et medievales du politique en prenant justement pour objet l’analogie dont elles usent entre le corps et le corps politique ; analogie dont Machiavel marquerait la fin. Retour fait sur la multiplicite des sens du corps qui a chaque fois en elles se rejoue, il appert en effet deja que le mouvement concentre d’autres pensees du politique — au premier chef celle d’Aristote —, non par accident ou momentanement, mais au point que cette opposition entre ontologies du repos et ontologies du mouvement vacille, et que le pretendu «mouvement pur» pense par Machiavel retrouve toute sa force d’enigme. La question premiere devenant alors celle de savoir si derriere ce «pur» ne se cacheraient pas peut-etre a la fois un exces et un defaut, depuis lesquels il nous faudrait reprendre Machiavel. Un «exces» qui retrouve-rait quelque chose de l’aporie que Merleau-Ponty lira justement en son reuvre, l’aporie d’un realisme politique qui laisserait etrangement son auteur meme «agir sans cesse a l’aventure». Un exces qu’une phenomenologie du mouvement — en heritage merleau-pontien — nous semble la mieux a meme d’eclairer, relan?ant, a l’ecoute des sciences physiques contemporaines, la question meme de la pertinence de l’opposition entre repos et mouvement, comme de celle du finalisme et de ses multiples contraires. Et un «defaut», sans nul doute plus complexe, et dont l’analyse demandera l’appui minutieux de l’interpretation qu’en donne Pierre Manent dans Les metamorphoses de la Cite, qui serait la trace, lisible dans l’ambig^ exemplarite de Rome que Machiavel se choisit — en laquelle cristallise la seconde difficulte —, d’un reste de fixite puise a l’ontologie la plus ancienne, et reapparaissant non dans l’omnipresence du possible romain comme tel, mais dans une certaine conception cyclique de l’histoire qui le traverse.
Pour jouer la double confrontation Marx/Machiavel, et Lefort/Merleau-Ponty, les uns lecteurs des autres, il faut ici faire se rejoindre la fin de la Note sur Machiavel et le passage d’Humanisme et Terreur sur le machiavelisme. Dans la premiere, Merleau-Ponty affirme qu’une critique de Machiavel est possible, et meme necessaire, sur
un terrain qu’il a ignore, et qui n’est pourtant pas des moindres, car il porte sur la pos-sibilite non du pouvoir comme tel, dont il a devoile comme nul autre les ressorts, mais d’un pouvoir qui ne serait pas injuste:
Ce n’est pas seulement dans le passe qu’on voit des republiques refuser la citoyennete a leurs colonies, tuer au nom de la Liberte et prendre l’offensive au nom de la loi. Bien entendu, la dure sagesse de Machiavel ne le leur reprochera pas. L’histoire est une lutte, et si les republiques ne luttaient pas elles disparaitraient. Du moins devons-nous voir que les moyens restent sanguinaires, impitoyables, sordides. C’est la supreme ruse des Croisades de ne pas l’avouer. Il faudrait briser le cercle. C’est evidemment sur ce terrain qu’une critique de Machiavel est possible et necessaire. Il n’a pas eu tort d’insis-ter sur le probleme du pouvoir. Mais il s’est contente d’evoquer en quelques mots un pouvoir qui ne serait pas injuste, il n’en a pas cherche tres energiquement la definition (Merleau-Ponty, 1960, 359-360).
Pourquoi Machiavel ne s’est-il pas mis en quete d’un tel pouvoir? «Ce qui le decourage, repond Merleau-Ponty, c’est qu’il croit que les hommes sont immuables, et que les regimes se succedent en cycle» (Merleau-Ponty, 1960, 360). Etrangement, l’acuite de l’auteur de Signes nous invite a penser que, si Machiavel fut bien, comme le dit Pierre Manent en discussion avec Lefort, non sans doute le seul a avoir pense le corps politique sous l’egide du mouvement, mais bien le seul a avoir place «au centre de l’attention un mouvement qui ne va vers aucun repos, un mouvement pur» (Manent, 2010, 265), en somme un pur desequilibre, c’est pourtant sur le sol d’une anthropologie elle-meme fixiste. Or la chose cesse peut-etre d’etre si enigmatique si nous l’eclairons justement par l’analogie avec le corps naturel, ou plus precisement avec l’ontologie secretee par la science qui tente de decouvrir les lois de son mouvement, comme Merleau-Ponty nous apprend a le faire dans les cours sur La Nature,1 reliant les sciences physiques, biologiques, et politiques, a leur source commune: a l’univers de la perception. Invite a laquelle souscrit aussi, quoiqu’indirectement, l’analyse de Pierre Manent dans Les metamorphoses de la cite, ce dernier disant bien de Machiavel, qu’«on ne peut s’empe-cher de rapprocher cette transformation de celle qui se produira un siecle plus tard dans la physique qui, abandonnant les notions de cause finale et de lieu propre, se donnera pour tache de decouvrir les lois du mouvement» (Manent, 2010, 255), sans pour autant presupposer — la chronologie interdit pour Machiavel ce qu’elle permet pour Hobbes — une «influence de la nouvelle physique sur sa politique».* 8 Ne pouvons-nous pas relancer,
1 Voir sur ce point notre article: (Gleonec, 2012, 109-132).
8 Pierre Manent ajoute ces mots importants, et tout a fait en consonance avec les termes merleau-pontiens (Manent, 2010, 265): «Cela ne signifie pas que la revolution scientifique moderne decoule de la reforme politique et morale introduite par Machiavel, mais cela nous aide a mesurer la radicalite de cette derniere. Sa radicalite, mais aussi son caractere enigmatique».
ici meme, quelque chose de ce que Merleau-Ponty disait du rapport ontologique entre les savoirs, qui est un rapport non d’influence, mais «d’histoire intentionnelle»?9 Si tel est le cas, c’est alors peut-etre la difference, occupant la trame du premier cours sur La Nature, entre cette science dite moderne, mais devenue classique, et la science contemporaine, qui peut elle-meme devoiler la critique necessaire de Machiavel, et du reste de fixite entachant paradoxalement son anthropologie, la ou sa politique la tait.
Et ici, un point de l’analyse de Manent est des plus eclairants, mis en regard de la lecture merleau-pontienne, car il confronte directement, et relie la ou generalement l’on separe, Machiavel a l’ontologie traditionnelle: s’il y a bouleversement radical, nean-moins quelque chose de cette derniere subsiste, quoique reduite a son plus strict minimum. Machiavel, ecrit en effet Manent:
Machiavel ne rompt pas avec l’ontologie traditionnelle qui pose la convertibility de l’etre et du bien, mais il en donne l’interpretation la plus restrictive: si une chose commence a etre, connait unprimo augmento, il faut bien qu’elle ait en elle quelque bonte, a laquelle correspond, pour les sectes et les republiques, une «premiere reputation». Machiavel, avance une ontologie reduite au minimum, pour ainsi dire une «ontologie pauvre» (Manent, 2010, 196).
Ne disions-nous pas que ces lignes eclairaient encore davantage d’etre mises en regard de la critique merleau-pontienne, alors que ses termes semblent plutot s’y oppo-ser, puisque ce qui serait garde de l’ontologie traditionnelle serait non la fixite, mais bien un minimum de convertibilite de l’etre et bien? Oui, et il faut reaffirmer cette mise en regard, car la distance, voire l’apparente opposition des termes repose en fait sur une meme conception. Si tout ce qui a commence a en effet quelque bonte et quelque sens, a en somme droit a l’existence, si la convertibilite du bien et de l’etre est ainsi reduite a son strict minimum, c’est justement parce que cet etre et ce bien ont quelque chose pour Machiavel d’immuable, de cyclique. Si tel n’etait pas le cas, si tel n’etait pas l’homme, tout n’aurait pas ce meme droit a l’existence, ou ne l’aurait que d’etre inscrit dans une certaine dialectique, d’etre le moment — negatif, ou de crise — d’une teleologie. Or, c’est exactement en ce lieu, en ce lieu de non-dialectique, que la figure de Marx opposee
9 (Merleau-Ponty, 2000, 53): «En realite, notre question est bien, si l’on veut une question d’histoire, mais a condition qu’on entende par histoire de la philosophie, une histoire dialectique. C’est-a-dire que nous n’exposerons pas les idees des phenomenologues selon les textes seulement mais selon l’intention. Il s’agira ici non pas de l’histoire empirique qui se borne a ramasser des faits, ici les textes, et a les rassembler les uns a cote des autres, mais de cette “histoire intentionnelle” (comme Husserl dit lui-meme), qui, etant donne un ensemble de textes et de travaux, essaie de discerner le sens et le sens legitime de ces travaux <. > nous chercherons a voit ce qui, dans le developpement spontane de la psychologie, est en realite, a notre sens, en convergence avec les exigences de la phenomenologie elle-meme bien comprise».
par Merleau-Ponty a Machiavel, et l’analogie reconduite par Manent entre le savoir du mouvement des corps physiques et le savoir du mouvement du corps politique, prennent tout leur sens. Car, n’est-ce pas en differencial la science moderne de la science contem-poraine du mouvement, que nous comprenons ce que Merleau-Ponty retrouve d’un certain Marx contre Machiavel, comme si Marx lui-meme s’etait retrouve dans une position similaire a celle que Manent offrait a Machiavel, dans une position telle qu’il fut le premier — au-dela des influences et datations, ne l’oublions pas — a penser dans l’ordre de la politique et de l’histoire, quelque chose qui ne viendra au jour que bien plus tard dans la science nouvelle du mouvement?
Oui sans doute, si l’on accepte de suivre Merleau-Ponty sur une des lignes de force du marxisme, en nous rappelant que, comme l’a montre Lefort dans Les formes de l'his-toire (Lefort, 1978, 333-401), il y a chez Marx deux philosophies de l’histoire — l’une evolutive, l’autre repetitive —, et que si lui-meme encouragea sans cesse le dialogue entre Machiavel et Marx, habites selon ses mots par une meme passion realiste, c’est pour une des figures du marxisme, seulement, que ce dialogue prend sens. Quant a l’analogie avec le corps du mouvement et le savoir qui le prend comme «objet», la chose tient au probleme de ce «mouvement pur» que Machiavel le premier pensa, de ce mouvement qui ne connait plus aucune finalite, et qui est donc au fond, et malgre les appa-rences, bien plus l’envers de l’anthropologie «fixiste» de Machiavel — d’un Machiavel pour qui il y aura toujours deux sortes d’hommes, «ceux qui vivent et ceux qui font l’histoire»10 11 — que son contraire, meme s’il faut redire avec Manent et Lefort que le lien machiavelien de l’une a l’autre est si neuf et si complexe, qu’il doit garder force d’enigme. Tout l’effort de Merleau-Ponty, condense dans les cours sur La Nature et sur L ’Institution et La Passivite, lisant les decouvertes negatives des sciences contempo-raines comme sortie du dilemme strict et sans vainqueur du mecanisme et du finalisme, compris comme l’envers l’un de l’autre, tout l’effort d’un «autre retour au perju» od la «teleologie» existe a titre de phenomene, plus tard decrit comme cette «sorte de teleolo-gie naturelle» du sentir — teleologie de l’incorporation spatiale et temporelle11 —, pour-rait ainsi se lire comme depassement de l’aporie machiavelienne. Aporie d’une revolution
10 (Merleau-Ponty, 1960, 360): «Il y aura toujours deux sortes d’hommes, ceux qui vivent et ceux qui font l’histoire: le meunier, le Boulanger, l’hotelier avec lesquels Machiavel en exil passe sa journee, bavarde et joue au tric-trac <...>; et les grands hommes dont, le soir, revetu de l’habit de cour, il lit l’histoire, qu’il interroge, qui toujours lui repondent».
11 (Merleau-Ponty, 2003, 218): «<...> relevent de l’ordre de la perception, non seulement les choses sensibles, mais aussi 1) mon rapport avec les autres en tant que perjus, presentes a travers le sensible, car la promiscuite des choses dans le monde sensible va se prolonger en une promiscuite des autres entre eux et avec moi cette fois comme sujet d’une praxis et non pas seulement sujet de la perception; 2) mon rapport avec mon propre passe car en tant qu’il a ete perju, il ne saurait, dans le souvenir, devenir autre chose que ce qu’il etait au present. Et la promiscuite spatiale va etre une promiscuite temporelle, c’est-a-dire, familiarite et ignorance. La theorie de l’inconscient doit etre renouvelee par cette reference a l’ordre perceptif, i. e. a l’ordre de la coexistence au monde et aux autres».
qui pense un mouvement pur aupoint de denier toute finalite, mais implique par la-meme une anthropologie dont la fixite — l’immuabilite meme des hommes — contrebalance cette purete du desequilibre, sans quoi, meme la velleite de penser le politique, sans encore parler d’y agir, n’aurait tout simplement aucun sens. Or cette immuabilite, c’est peut-etre bien ce que Lefort retrouvait dans une conception quasi-cyclique de l’histoire, dans cet etrange transhistorique de la peur de la contingence et de l’attrait pour l’Un qui lui repond, par l’analogie soutenu.
En tout cas, c’est seulement, pour Merleau-Ponty, depuis le regard jete sur la pensee aporetique de Machiavel, au lieu de son anthropologie, que nous comprenons sa proble-matique conduite, qui «accuse, ecrit-il, ce qui manquait a sa politique: un fil conducteur qui lui permit de reconnaitre, entre les pouvoirs, celui dont il y avait quelque chose de va-lable a esperer, et d’elever decidement la vertu au-dessus de l’opportunisme» (Merleau-Ponty, 1960, 361). C’est parce que, pour l’anthropologue qu’il est, il continue d’y avoir malgre tout non pas «une humanite», dit Merleau-Ponty, mais «des hommes historiques et des patients», et qu’il fit le choix de «se ranger du cote des premiers», qu’en somme Machiavel lui-meme ne suffit pas encore a faire taire Diderot... «C’est alors, ecrit Merleau-Ponty, que, n’ayant plus aucune raison de preferer un “prophete arme” a un autre, il n’agit plus qu’a l’aventure: il fonde sur le fils de Laurent de Medicis des espoirs teme-raires, et les Medicis, suivant ses propres regles, le compromettent sans l’employer» (Merleau-Ponty, 1960, 361).
Agir a l’aventure: voila bien ce qui dans l’ordre de la conduite, confirme en effet — d’en deriver —, la these d’un egal droit a l’etre de tout ce qui a commence, et d’une immuabilite des hommes, ou mieux de deux sortes d’hommes, puisque — et nous retrou-vons ainsi, comme par effet de «boomerang», la convertibilite reduite a son plus strict minimum — d’un patient nous ne ferons jamais un acteur. Si la question du meilleur pouvoir ne fait donc qu’effleurer Machiavel, c’est que la question du qui des acteurs ne pouvait pour lui se poser: tout prophete arme en vaut un autre, et quant aux autres, s’il faut bien, pour entrer dans l’histoire, accompagner le regard qu’ils portent sur lui, c’est un regard voue a rester «muet», a ne jamais lui-meme prendre la parole, c’est-a-dire entrer sur la scene de l’action. Contre cette dure sagesse, qui finalement n’est pas si sage, de partir ainsi a l’aventure, Merleau-Ponty ecrit ce qui d’un trait nous situe dans le voi-sinage problematique de Marx:
Machiavel avait raison: il faut avoir des valeurs, mais cela ne suffit pas, et il est meme dangereux de s’en tenir la; tant qu’on n’a pas choisi ceux qui ont mission de les porter dans la lutte historique, on n’a rien fait (Merleau-Ponty, 1960, 359).
C’est bien sm par ce «choix» que commence Marx. Il faut neanmoins rendre justice a Machiavel, au moment meme oi s’abat la critique peut-etre la plus dure: le non-hu-manisme ici vise sourd et meme se legitime, d’un contexte historique dans lequel c’est
le vrau de repeter — Arendt l’avait tres bien vu — la fondation romaine afin d’unifier l’ltalie en nation libre qui prevaut. Non du fait des railleres de l’epoque, mais bien parce qu’il n’y a pas d’humanite en soi, et que l’humanisme que Merleau-Ponty oppose a Ma-chiavel est de part en part historique, se fait de proche en proche. Le sens du vrau le plus cher a l’auteur des Discorsi, ce vrau d’une nation italienne qui le menera vers tant de pro-phetes armes, est donc comme la reconnaissance tacite que «pour faire l’humanite, il fal-lait commencer par faire ce morceau de vie humaine», qu’ il n’y a d’humanisme serieux que celui qui attend, a travers le monde, la reconnaissance de l’homme par l’homme; il ne saurait donc preceder ses moyens de communication et de communion» (Merleau-Ponty, 1960, 360). Or, ces moyens de communication et de communion, ne sont-ils pas ce qui s’offrait au regard de Marx, quand, il y a cent cinquante ans, il reprit le probleme, ouvert par Machiavel, d’un «humanisme reel»? N’est-ce pas cela meme qui lui permit d’entrevoir l’universalite couvee par le proletariat, qu’il put choisir comme porteur de la lutte historique ?
Avec Machiavel, et contre Kant — du moins contre le commun moralisme vu chez Kant —, le realisme du marxisme reaffirmait bien que la «vraie moralite ne s’occupe pas de ce que nous pensons ou voulons, mais de ce que nous faisons, elle nous oblige a prendre de nous-memes une vue historique», elle nous oblige a retrouver le regard du Prince, qui sait que les autres sont comme lui-meme «exposes a la mystification»,12 de jouer un role. Mais ce que le marxisme ajoute, selon Merleau-Ponty, a ce regard, a la conscience du champ imaginaire qui habite le politique, c’est l’idee que cette ironie de l’histoire, il faut jouer avec elle, dans le but d’en finir, ce qui ne veut pas dire que ce but lui-meme soit pose d’avance comme une possibilite, voire un destin de l’histoire, tel que l’entendait Hegel, ce pourquoi la lutte doit justement se trouver des porteurs. En ce sens, Merleau-Ponty conclut de la comparaison, deja en 1947, que:
Le machiavelisme marxiste se distingue du machiavelisme en ceci qu’il transforme le compromis en conscience du compromis, l’ambiguite de l’histoire en conscience de l’ambiguite, qu’il execute les detours en sachant et en disant que ce sont des detours, qu’il appelle retraites les retraites, qu’il replace les particularites de la politique locale et les paradoxes de la tactique dans une perspective d’ensemble (Merleau-Ponty, 1947, 129).
Autrement dit, et en pensee de la critique du rapport machiavelien a l’ontologie tra-ditionnelle, ce qui differencie le marxisme du machiavelisme, c’est bien la saisie d’une
12 (Merleau-Ponty, 1947, 112): «Il doit apprendre a connaitre les forces antagonistes, et les ecrivains, meme reactionnaires, qui l’ont decrit, sont pour le communisme plus serieux que ceux, memes progressistes, qui l’ont masque sous des illusions liberales. Machiavel compte plus que Kant. Engels disait de Machiavel qu’il etait le premier ecrivain des temps modernes digne d’etre nomme. Marx disait de l’Histoire de Florence que c’etait une rauvre de maitre. Il comptait Machiavel, avec Spinoza, Rousseau et Hegel, au nombre de ceux qui ont decouvert les lois de fonctionnement de l’Etat».
certaine — ou mieux d’une autre — teleologie, que le premier Marx au moins parvien-dra a penser «sans fin», sans synthese. Politique du mouvement, de la lutte, du conflit, qu’apres Machiavel, Marx situe a l’origine meme du social, le marxisme aurait done aux yeux de Merleau-Ponty quelque chose de ce qui distingue — par sa force — la pensee contemporaine du mouvement et de la vie, de la pensee moderne, qui n’a su penser le mouvement qu’en niant radicalement tout rapport a la finalite, mais d’avoir maintenu sur l’autre bord une pensee substantialiste et fixiste.
En ce sens, nous pourrions dire que ce qui pour Arendt fait se rejoindre — negative-ment — les grands noms de la modernite (Kierkegaard, Nietzsche, Hegel, et Marx) est au contraire ce que Merleau-Ponty veut retenir du marxisme: la negation de «la hierarchie traditionnelle des facultes humaines». Autrement dit: une certaine indivisibilite de la vie humaine, que denie le mouvement pur. Et c’est ici que prend de fait tout son sens cette autre analogie que nous proposions entre la pensee marxiste et la nouvelle science du mouvement. Analogie a laquelle Merleau-Ponty va maintenant lui-meme nous inviter on ne peut plus clairement et explicitement, et dont le dernier temps de notre propos va discuter les significations afin d’esquisser les axes d’une nouvelle analogie du corps politique.
3. Phenomenologie du mouvement etphenomenologie politique: Les possibles merleau-pontiens de l’analogie du corps politique
L’analogie explicite entre mouvement et politique, Merleau-Ponty la met de fait en branle, ecrivant dans Humanisme et Terreur, qu’etre marxiste, c’est «penser que les questions economiques et les questions culturelles ou humaines sont une seule question», c’est:
Pour parler un langage moderne, (c’est) penser que l’histoire est une Gestalt, au sens que les auteurs allemands donnent a ce mot, un processus total en mouvement vers un etat d’equilibre, la societe sans classes, qui ne peut etre atteint sans l’effort et sans l’action des hommes, mais qui s’indique dans les crises presentes comme resolution de ces crises, comme pouvoir de l’homme sur la nature, et reconciliation de l’homme avec l’homme. De meme que l’idee musicale exige pour telle note donnee aux cordes telle note et de telle duree donnee aux cuivres et aux bois, de mime que dans un orga-nisme tel etat du systeme respiratoire exige tel etat du systeme cardio-vasculaire ou du systeme sympathique si l’ensemble doit itre a sa plus grande efficacite <.. > de meme dans une politique marxiste l’histoire est un systeme qui va, par bonds et crises, vers le pouvoir du proletariat et la croissance du proletariat mondial, norme de l’histoire, ap-pelle dans chaque domaine des solutions determinees, tout changement partiel devant retentir sur l’ensemble (Merleau-Ponty, 1947, 140).
Pourtant, a lire ces lignes, et l’analogie qu’elles deploient, ne trouvons-nous pas en fait le contraire de ce que nous cherchions, et la confirmation sans reste d’un necessaire depassement d’Humanisme et Terreur? Ce que l’analogie met ici en avant, n’est-ce pas en effet une pensee en somme regressive eu egard a la revolution machiavelienne, de retrouver non seulement l’idee classique d’une teleologie, mais d’en assurer aussi la fin et la norme: la victoire du proletariat mondial ? L’analogie de la Gestalt serait bien plutot en ce sens ce qui nous mene au second Marx, et nous ecarte de la teleologie sans fin qu’a tente de penser le premier. Pourtant, si l’on prete attention aux lignes qui directement les suivent, la chose apparait bien plus complexe, et nous sommes convies cette fois a regar-der le texte politique qu’est Humanisme et Terreur a la lumiere du chemin critique opere par Merleau-Ponty, de La structure du comportement aux cours sur La Nature. Comme l’indiquait le titre meme du premier ouvrage de Merleau-Ponty, les theories de la Gestalt ont d’abord ete reprises dans une pensee d’obedience structuraliste, systematique, et c’est bien cette preponderance de la structure, et du mecanisme qui lui est encore attache dans les premiers ecrits merleau-pontiens, qui se devoile dans les precedentes lignes d’Humanisme et Terreur, evoquant l’equilibre du systeme, et la norme de l’histoire, ana-logon des etats convergents de l’organisme dans le jeu respiratoire. L’ouvrage de 1947, qui est sans conteste le texte politique de Merleau-Ponty — un texte que, comme le rap-pelait Lefort contre ce qu’il est de bon ton de nier, Merleau-Ponty lui-meme n’a jamais renie13 — serait-il ainsi reste aux prises d’une pensee du vivant que Merleau-Ponty aurait quitte par la suite, quoique semble-t-il sans operer en retour une deconstruction de ses implications politiques via l’analogie?
Car nous lisons bien, arrives en 1954, dans le lit du cours sur L’Institution, que la respiration n’est pas cet equilibre d’etats du systeme, pas plus que la melodie n’est cette habile mecanique, que la respiration vit au contraire de «themes respiratoires» (Merleau-Ponty, 2003, 52). Neanmoins, le texte d’Humanisme et Terreur dont les analogies susdites sont extraites, se terminant sur l’echec reel de la revolution proletarienne, nous impose de saisir l’ironie interne et le jeu de Merleau-Ponty avec sa propre pensee. Ce qu’il reste a penser de cet echec, aux yeux de Merleau-Ponty, c’est en effet soit un «mobilisme» extreme, qui part a l’aventure — et auquel il rattache ici significativement le nom de Bergson —, mais qui dans l’absence totale de finalite ressemble davantage peut-etre au machiavelisme classique, soit qu’il y a du marxisme quelque chose a gar-der, et qui est cette finalite qu’il avait un temps su penser sans fin, c’est-a-dire un style d’action. A un P. Herve repondant a la comparaison entre le communisme de fait de l’epoque et sa figure marxiste, qu’il n’y a d’ancien communisme que pour les historiens, et que le present n’en est en rien une derivation, Merleau-Ponty oppose en ce sens, «qu’a
13 (Lefort, 2003, 13): «Signalant qu’il a deja pose quelques jalons dans differents essais (“Le Doute de Cezanne”, “Le Roman de la metaphysique” et Humanisme et terreur — un livre qu’il ne desavoue donc pas) — il precise qu’avant d’entreprendre l’analyse de la pensee formelle et du langage, il a deja redige la moitie du second ouvrage et se propose d’avancer une idee neuve de l’expression».
moins de se rallier a un mobilisme tout bergsonien», il faut pourtant bien definir une notion et un style d’action communistes, parce qu’il faut bien savoir oi l’on va et pour-quoi l’on y va, et pourquoi le communisme s’appelle lui-meme «communisme». Parce qu’il va, bien sm, ce pourquoi J-L. Nancy et tant d’autres en gardent le nom, vers une communaute et une communication, mais depuis un humanisme realiste.
Mais la reponse de Merleau-Ponty ne s’arrete pas la, et c’est justement au-dela qu’elle devient interessante, si ce n’est tout bonnement pertinente. Car, ce qui reste a ses yeux vrai du communisme, ce n’est pas tant son humanisme seul, qui restera vrai ne serait-ce que comme critique des autres humanismes, mais le fait que l’enonce en lui «des conditions sans lesquelles il n’y aura pas d’humanite au sens d’une relation reci-proque entre les hommes», se confond avec la rationalite dans l’histoire qu’il permet de penser, non dans sa veine positiviste, oi la rationalite est elle-meme fin de l’histoire, mais dans sa guise pleinement dialectique, celle qui sait qu’il n’y a de veritable action, de rencontre des raisons de l’histoire, que par passion. C’est exactement en ce sens que Merleau-Ponty ecrit sans doute que le marxisme n’est pas une philosophie de l’histoire, que nous pourrions remplacer, mais qu’il est la philosophie de l’histoire.
Il faut donc ici non seulement penser a ce qu’est devenue la Gestalt dans la suite de l’rauvre merleau-pontienne, et cela contre la version disons structuraliste, qui habite elle-meme le mirage communiste, d’un sens, d’une fin donnee de l’histoire. Le sens veritable de la Gestalt, a la lumiere des nouvelles physique et biologie, qu’est-ce d’autre en effet que cette unite par connaissance dynamique des parties, qui sans cesse se rejoue d’etre en creux, manque et appel sans fin, passage d’une unite a une autre, et non repos de l’equi-libre du systeme? Une philosophie de l’histoire, c’est alors exactement une pensee qui retrouve cette verite conjointe et premiere — la seule sans doute — du machiavelisme et du marxisme, qui est de voir la societe comme une telle Gestalt, qui sait que «l’histoire humaine n’est pas une simple somme de faits juxtaposes — decisions et aventures indi-viduelles, idees, interets, institutions, — mais qu’elle est dans l’instant et dans la succession une totalite, en mouvement <...>», que « toutes les activites humaines forment un systeme tel qu’a chaque moment il n’y ait pas de probleme absolument separable, que les problemes economiques et les autres forment un seul grand probleme, et qu’enfin les forces productrices de l’economie aient une signification culturelle, comme inversement les ideologies ont une incidence economique» (Merleau-Ponty, 1947, 166).
Malgre l’ambiguite indeniable de certains passages, ce n’est au fond que cette indi-visibilite, qui est le point d’ancrage de toute philosophie de l’histoire, que Merleau-Ponty herite du marxisme. Heritage dont, quand le nom meme de Marx, sous sa plume se sera un temps tu, il ne se departira jamais, car le cours sur L ’Institution n’est peut-etre rien d’autre que la tentative phenomenologique d’explicitation de cette verite commune au Prince et au Manuscrits de 1844, aussi resumee au plus juste par Lefort dans Les formes de l’histoire, quant a son sens meme pour une pensee politique: «dans sa forme achevee, la realite est la politique». Que signifie ce renversement de l’entente classique du materialisme historique, oi Lefort et Merleau-Ponty se rejoignent? Il signifie que:
Consideree comme une enigme, quand on y voit l’agencement de moyens destines a la conquete du pouvoir, dans une indifference plus ou moins avouee aux fins de la moralite, la politique retrouve sa dignite, quand on y reconnait le lieu ofi s’inscrivent les significations elaborees dans tous les ordres d’activite, sous la forme d’une serie d’indices mesurant a la connaissance, a la prevision et a la decision le champ du possible (Lefort, 1978, 307).
C’est donc bien plus la saisie de la forme indivisible de la societe, et du centre de gravite, et de verite, mais aussi d’imaginaire — lieu de son illusion transcendantale, comme le dira Marc Richir — qu’est en elle le pouvoir, qui s’affirmant pour la premiere fois pleinement dans le marxisme machiavelien, fait de lui la philosophie de l’histoire, si l’on sait entendre qu’ici «philosophie» veut dire critique. Ce pourquoi, Merleau-Ponty peut dire qu’a ce titre, de criticisme historique, le marxisme «ne saurait etre depasse». S’il n’est pas srn qu’il faille aller si loin, et affirmer cet indepassable, c’est pourtant bien depuis lui que Merleau-Ponty parvient a reveler a meme cette philosophie de l’histoire, une evenementialite de l’idee que recusait trop vite Arendt14, d’avoir fait de la politique un bord seulement du commun, meme si c’est son bord veritable. Reduction a laquelle il faut donc opposer la perspective des cours sur L ’Institution et La Passivite, qui prefigure en plus d’un sens le renouveau de la phenomenologie politique que developpera Lefort, mais sans donc croyons-nous retomber dans l’idee classique de teleologie et de verite de l’institution. Une perspective qui se voit ici elargie au point d’inclure dans la discussion sur le communisme, l’idee meme de communisme, c’est-a-dire dans les termes d’Humanisme et Terreur, la reflexion de l’ideologie sur elle-meme, a laquelle la pensee marxiste nous enjoignait. Plus encore, cette perspective des cours de 19541955 va nous faire passer du criticisme a un post-criticisme, que nous dirons donc merleau-pontien, ofi la encore phenomenologie de la vie, phenomenologie du savoir, et phenomenologie politique, vont ne faire qu’un, alors meme qu’elle relance, dans ce nexus meme, la possibilite d’une nouvelle analogie du corps politique. Cette fois, versus Lefort donc. Une analogie dont il nous faut enfin maintenant esquisser comme les points d’ancre merleau-pontiens, a defaut de pouvoir developper ici chaque axe.
La methode analogique en question, dont la politique comme la science ne cessent pourtant d’user, a profusion parce qu’elle est bien profusion du sens, voila ce qui de fait reste l’impense, jusque dans la pensee de Lefort qui en a si bien defait les fils poli-tiques. Et c’est cet impense meme qui renvoie son reuvre a une teleologie somme toute classique, et aux schemes tout aussi classiques de la philosophie politique, ceux de l’Un et du Multiple. Une philosophie pour laquelle l’incorporation qui porterait le sens uni-taire de l’analogie du corps politique signifie donc toujours une pensee de la cloture si ce n’est de la fusion communautaire. Or, c’est d’abord et justement cette idee precise
14 (Arendt, 1983, 328): «Ni les speculations des philosophes ni l’imagination des astronomes n’ont jamais constitue des evenements».
d’incorporation que la pensee merleau-pontienne permet de radicalement bouleverser, au-dela du dilemme de l’Un et du Multiple, alors meme qu’elle se tient a distance d’une metaphoricite de la chair qui fera sans conteste la limite de Le visible et l’invisible. Alors meme, et autrement dit, que la metaphore et l’analogie se disputent, en sa pensee, comme deux horizons ontologiques. De la difference entre analogie et metaphore qui continue ainsi de s’oublier, contre laquelle l’effort sans cesse butte, meme paradoxalement celui du dernier Merleau-Ponty, nous ne rappellerons ici que la maniere dont Paul Ricraur l’a peut-etre le mieux decrite, dans La metaphore vivre. Cette difference tient dans le fait que nous conte toute l’histoire de l’analogie, dans ce fait qu’elle est un au-dela de la metaphore, parce qu’elle ne vise ni l’equivocite pleine dont la langue poetique est heureusement gardienne, ni l’univocite dont la metaphore dite «metaphysique» — metaphore de realisation, c’est-a-dire negation interne de la metaphoricite — fait son lit et son telos et contre laquelle s’elevera Leprincipe de raison de Heidegger, puis laMythologie blanche de Derrida. La non-univocite du concept d’analogie, communement ignoree par les critiques florissantes des ontologies du corps politique, n’a en effet d’egal que la non-univocite du corps qui par elle se trouve chaque fois un dire. Rappelons ce que cela implique : il y a en somme sans doute autant de corps politiques qu’il y eut de manieres de penser ou de ne pas penser le lieu meme de l’analogie. Or, cette fonciere historicite de l’analogie appelle donc un trajet qui ne prenne pas la philosophie ou phenomenologie du corps a un quelconque et pretendu point d’arrivee, mais la rencontre dans un ques-tionnement bien plus vaste qui reprend toujours quelque chose de l’entreprise critique kantienne qui a le mieux devoile le pouvoir qu’est l’analogie elle-meme, et les raisons du passage du corps vivant au corps politique, impliquant de repenser dans ce passage meme le bios et le politikos.
En ce sens, c’est non seulement l’heritage marxiste qui est criticiste, mais bien aussi la philosophie de la vie qui peut aller a son encontre, et la rejoindre dans une phenome-nologie du corps politique, qui prendrait acte de la critique lefortienne des ontologies du corps politique, mais pour justement en penser un tout nouveau type. Pourtant, de la discussion, elle-meme critique, de la phenomenologie avec Kant, c’est non seulement le lieu de l’analogie mais aussi la charte que ce dernier avait legue a la biologie future qui s’est rediscutee, reprise, non depuis les hauteurs de la metaphysique, mais depuis une pensee, qui consciente — des Husserl — que toute science secrete une ontologie, a deploye vers elle un nouveau chemin. Et bien sflr ici reffort, apres Husserl et avec Ruyer, de Merleau-Ponty, est insigne, en ce sens qui a cherche a lire dans «les decou-vertes philosophiques negatives» (Merleau-Ponty, 1968, 117) des sciences contempo-raines, une nouvelle ontologie de la nature et de la vie, a meme de redeployer un moment de l’analogie qu’il n’a pourtant pas nomme, et avec elle un autre analogon, celui du corps vivant humain, non en negation mais bien en approfondissement du corps perce-vant dont les ouvrages des annees 1940 faisaient le support de l’analogie. «Negatives», les decouvertes des sciences physiques et biologiques du XIXeme et du debut du XXeme siecles, le sont d’abord en tant qu’elles n’offrent pas «toutes faite» une philosophie mais
appelle celle-ci au dialogue sur leur propre terrain, mais elles le sont ensuite et surtout en tant que leur revolution est la decouverte d’un etre de la nature et d’un etre de la vie radicalement non-objectif, «etre-champ» qui nous inclut maintenant dans le spectacle, au point que la crise est de methode et d’objet. Faisant retour a la facticite de la nature et du vivant per?us, la science appelle ainsi la philosophie a sa suite sur la voie d’une pen-see post-critique parce qu’objektlos. Une pensee justement capable de renouveler le sens de la teleologie elle-meme, dans la discussion serre avec le finalisme sans fin kantien.
Or l’ontologie dite «indirecte» de la nature et de la vie que Merleau-Ponty deploiera d’elles en patiente lecture, ressaisissant le corps en de?a de sa propriete, c’est de s’etre elle-meme comprise comme proche de la «theologie negative» de Maitre Eckart — comme l’atteste une note de travail de fevrier 1959 —, mot de l’analogie en lutte avec sa comprehension scolastique, qu’elle nous invite encore a lui emboiter le pas. Le pas d’une redefinition de la vie elle-meme non comme etre positif — rappelons-nous les apories, au lieu de l’histoire, des Lebensphilosophies, que Merleau-Ponty a d’ailleurs rejete on ne peut plus clairement —, mais interrogatif, qui a appele a penser restitution humaine, celle personnelle et publique de l’histoire d’une vie, mais aussi du politique, depuis le modele de la naissance, saisie «dans le meme genre de l’Etre» (Merleau-Ponty, 2003, 38) qu’elle, parce que pas plus qu’elle restitution n’est un acte. Le meme genre: ni negation de la difference, ni identite stricte, mais extension du vivant qui tient «l’un seul corps» que nous formons au sein des differences, et par elles.
En ce sens, il faudrait dire que Merleau-Ponty fait exception au jugement porte par Ricoeur sur la phenomenologie, alors meme que tout son probleme etait aussi de penser le lien entre histoire et vie. Dans les mots de Ricoeur et de Soi-meme comme un autre, la phenomenologie ne serait en effet jamais parvenue a penser pleinement que «ma chair soit aussi un corps» (Ricoeur, 1990, 376), un corps parmi les corps, de telle sorte que l’alterite y precede meme la propriete. Et si Ricoeur, malgre son premier heritage mer-leau-pontien, a meconnu son statut d’exception, au craur meme de la phenomenologie, c’est sans doute d’avoir rabattue cette pensee de l’histoire sauvage sur le fameux «jargon de l’authenticite», qui, il est vrai, a rendu nombre de phenomenologies incapables de penser la vie, mais aussi, et il faudrait donc dire partant, le politique. Cette double limite, Merleau-Ponty l’a donc franchie au craur de textes encore trop peu commen-tes, ceux des cours de 1954-1955, L ’Institution-La Passivite, des cours oi corps vivant et histoire vont se rejoindre, et oi apparaitra le texte proustien exemplaire pour Ricraur de l’identite narrative, et oi plus que nulle part ailleurs, Merleau-Ponty tient le va-et-vient constant, pour penser cet «un seul corps» que nous faisons, entre le corps vivant, l’histoire, et la politique qui en est la theatre.
Devoilant un chemin au-dela de l’anthropologie classique et fixiste, nous intimant de penser l’humain comme autre maniere d’etre corps, depuis son emergence a meme la vie, celle que presupposent dans le moment meme oi elles la denient toutes les philosophies de l’histoire, Merleau-Ponty nous apprend ainsi a penser ontologiquement ce qu’Arendt avait si bien nomme la seconde naissance que sont les actes. Il nous a apprend, en un mot,
a penser autrement l’institution, c’est-a-dire cette genese du sens, de l’histoire, et partant du commun, qui n’est jamais ni verite ni creation pure, parce que notre existence n’est pas divisee entre plusieurs etres, un etre de la vie nue, un etre de la pensee, un etre de l’agir etc. Si le «Je est une foule», c’est en un autre sens, car l’etre de la vie elle-meme est deja un non-etre productif, un etre interrogatif, et que nous ne comprendrons jamais le logos humain et la praxis qui s’y attache sans garder le regard tendu sur le logos pre-humain, a moins de retomber dans une quelconque «religion de l’homme».
La description merleau-pontienne du corps vivant comme Gestalt, ni agregat, ni tota-lite, mais totalisation selon un style et les hasards qui en font la melodie mais aussi la sus-pendent, dans le jeu d’une connaissance dynamique de ses parties oi comportement et organisme ne font qu’un, devoile en ce sens la vacuite des theories fixistes de l’ instinct, dont s’inspirait peut-etre encore le Bergson des Deux sources de la morale et de la religion — posant justement lui aussi une verite de l’institution via l’opposition des societes closes et ouvertes —, comme elle devoile l’onirisme qui deja l’habite, au point que la vie ne semble plus pouvoir dans cette langue se definir autrement que comme puissance de visibilite, que tout corps, en tant qu’il est en vie semble ne chercher qu’a etre vu, sans que l’on sache par qui ni pourquoi. Le corps vivant humain, lui, dans la specificite de la reflexivite qui habite l’experience de son corps touchant-touche, qui n’est plus seulement specularite offerte, mais contact a soi imminent, mais seulement imminent, parce que voue a se dechirer dans le moment meme oi la coincidence semble si proche, ce corps vivant humain, Merleau-Ponty l’a quant a lui decrit selon une dialectique du desir, qui elle, dit deja, a toujours deja dit, le qui et le pourquoi de notre expression, de notre tendance au visible : la pluralite de ces autres publics, que nous desirons et voulons rejoindre dans leur publicite memes, et que partant nous ne possederons jamais, et c’est la la force mais aussi la fragilite que dessine le desir. Corps desirant, c’est-a-dire originairement ek-statique, le corps vivant humain est donc ce pouvoir d’incorporation qui est le contraire d’une fusion reussie, parce que son principe meme est l’absence de celle-ci, la felure dans son imminence. Mon pouvoir d’aller vers et dans les autres, de comprendre leur vie, de savoir leur presence, celle-la meme qui me hante, sans avoir besoin pour cela de les penser ou de les reflechir, d’etre dans une situation de face-a-face — le face-a-face diderotien — dans laquelle je n’en aurais justement jamais l’experience, est ce pouvoir qui me rend moi-meme visible, dans ma finitude, et dans mon appartenance aux autres, et a travers eux a l’epaisseur des relations qui font une institution socio-historique.
Or la pluralite, la publicite, la fragilite, qui viennent ainsi au jour, n’etaient-ce pas la les conditions de l’action politique et de son espace, ainsi que son trait principal, telles qu’Arendt les a devoilees, a rebours des conceptions fixistes et souverainistes, non-libres, de la politique ? Si sans doute, ce pourquoi l’analogie du corps vivant humain, selon la phenomenologie qu’en a donne un certain Merleau-Ponty, nous semble etre la chance d’une pensee politique qui assumerait le corps, comme lieu par excellence des affaires humaines, parce que lieu de notre apparition publique et de notre premier je-peux, puissance de phenomenalisation, et de manifestation. L’hyperdialectique
de la pluralite que devoilent les cours du milieu des annees 1950 — La Nature et L ’Institution-La Passivite — a ainsi commence de renverser, sur le sol de cette nouvelle entente du corps, l’intersubjectivite en intercorporeite, et nous permet bien de tenter une redefinition radicale de l’incorporation, tant en regard de l’interpretation merleau-pontienne de Machiavel, qu’en regard de la pensee politique lefortienne — et du statut problema-tique en elle de la teleologie —, que du decisionisme sartrien. Pour deconstruire le deci-sionnisme, et avec lui les pensees de la praxis comme double verite, alternance de ma verite, et de celle d’autrui, voire substitution de l’une a l’autre, mais jamais rencontre, l’intercorporeite nous aide en effet a penser, au contraire, et en rappel donc du plus fort de Machiavel, une «verite du double» : que je sois aussi autrui, et qu’il soit aussi moi. Cela, au point que c’est donc et enfin explicitement dans les termes d’une analogie avec l’accouplement et la gestation que Merleau-Ponty osera decrire d’abord le rapport a autrui a meme l’agir. Car comme dans le rapport d’accouplement, de gestation, mais aussi de langage et d’expression, il y va dira-t-il dans l’intercorporeite praxique, d’un rapport de «depassement dans mon sens ou de depassement dans son sens de moi par autrui ou d’autrui par moi».
Et ce depassement de moi par autrui et d’autrui par moi, ce depassement qui est passivite, selon lequel mon pouvoir de prise est a l’exacte mesure de mon pouvoir a etre pris, Merleau-Ponty, a la lecture de Machiavel et de Marx, va aussi et precisement le de-voiler comme au craur de l’agir historico-politique stricto sensu. L’histoire elle-meme, ce n’est en effet jamais encore que dans son sens que je la depasse, et il y a donc passivite a l’egard de l’histoire, comme il y a passivite a l’egard de mon propre corps. Il y a un «corps de l’histoire», l’histoire existe «a la fa?on du corps», est «du cote du corps», disait La Prose du monde, et il faut bien en ce sens ramener l’agir au sens fort a ce que disait Merleau-Ponty de ma vie corporelle et du nexus en elle de ma perception et de ma memoire sociale: la perception d’un evenement est une posture de mon corps social — «mon etre pour autrui» (Merleau-Ponty, 2003, 252) — comme l’espace est pour moi une polarisation de mon schema corporel.
Il n’y a donc pas de verite de l’institution, pas de pur spectacle, ni de dichotomie acteur-spectateur comme le croyait encore Machiavel, mais ce qu’Humanisme et Ter-reur, et justement la Note sur Machiavel nous faisaient deja entendre, evoquant la resistance sous Vichy, et les figures historiques parcourant le Principe: un champ imaginaire. Un champ imaginaire qui nous ramene bien a Marx, mais depuis cette fois une analogie reformee par l’autre «retour au per?u» des cours des annees 1950, retour od la Gestalt elle-meme prend un tout autre sens15, un champ imaginaire qui est non mythe ou irratio-nalisme comme le croyait Sartre, mais «passivite des hommes» et «activite des choses», verite des matrices symboliques, enregistrement a leur niveau de tout ce qui advient. Verite d’emergence, possedee par personne, sedimentation, qui fait que tous les actes
15 Voir sur ce point que l’economie de notre propos ne nous permet pas de developper ici, notre article: (Gleonec, 2014, 77-96).
en histoire seront done entoures du halo decouvert par Machiavel. Halo qui est certes le malefice de la vie a plusieurs mais aussi son vertige, la feerie, dira Merleau-Ponty, de cette «voie de plus grande communication» qu’est l’institution socio-politique.
Conclusion
Revenus au halo, au malefice et a la feerie de la vie a plusieurs decouverts avec Machiavel, que conclure du devenir de l’analogie elle-meme, en heritage merleau-pon-tien16? Puisqu’il y va d’une analogie, il faut ici tenir la reconnaissance d’un rapport ambigu de participation, de «sublimation» dira encore Merleau-Ponty, entre le corps et le corps politique, et non d’un rapport d’univocite. L’analogie regagnee sur le sol du corps humain vivant, et non plus sur celui du corps propre ou de l’organisme, per-met d’abord de penser la communaute comme variation sur un theme, style, c’est-a-dire ni fixite identitaire — parce que le propre du theme, notion empruntee par Merleau-Ponty a la lecture ruyerienne des nouvelles conceptions de l’instinct, est justement le jeu qu’il ouvre et demande, inscrivant en elle un manque qui est appel a rencontres —, ni unique et transparent choix, c’est-a-dire aussi au fond superficialite, creation ex nihilo. Si la communaute est a penser comme corps, versus ces deux positions classiques, c’est que la totalisation qu’elle est, si vraiment du moins elle est communaute et non simple somme hasardeuse des multiples, sa totalisation est incessant passage d’un type d’unite a un autre, passage qui est sa vie meme, son etre-dynamique, mais que cette vie, comme toute vie, a de l’epaisseur du corps ce rapport en bloc a son passe, et en premier lieu a son passe immemorial — au sens od il est le plus perdu de tous ses temps —, celui de sa naissance. Si ainsi sans cesse elle renait, comme le voulait Arendt, c’est depuis une praxis, qui est non pas detachee de tous ses ancrages — absolu commencement —, mais bien plutot les retrouve, comme chaque desir, et chaque amour, disait Merleau-Ponty, s’il est vrai — au sens de: s’il re-institue —, retrouve en un instant tous les precedents. Neanmoins ces retrouvailles jamais ne sont dans l’ordre du voulu, du decisoire: ce n’est pas de viser comme tel le passe, ou son archi-naissance, que la communaute y revient, mais c’est par effet de latence — comme dans notre toute premiere institution, en lecture cette fois merleau-pontienne de Freud — c’est-a-dire par detour, que son passe remonte, ce pour quoi toute tentative de recentrer explicitement le commun sur les discours de «l’identite nationale», se voue elle-meme a la ruine, fiction projective, reve d’une possession du temps ou de l’origine, et n’appert d’ailleurs que quand le rapport au passe n’est plus lui-meme dynamique.
16 Nous n’avons bien shr esquisse ici que les themes et termes cles de la nouvelle analogie en question, dont la mise en branle effective, a defaut bien shr d’etre complete, fut operee dans mes precedents travaux, dont ma these de doctorat devolue a l’analogie, et dans un ouvrage recemment termine sur Merleau-Ponty, auquel elle puise le plus: (Merleau-Ponty, 2003).
Et ici l’analogie rencontre done bien, prolonge et non renverse, le pourquoi preten-du de son commun refus. Le passe — comme le temps — retrouve, de la communaute, l’est comme l’ensemble des possibilites factives qui sont les siennes, dont elle herite, mais que cependant elle choisie, non malgre elle, mais non pour autant intentionnellement, d’un «choix non decisoire» dira Merleau-Ponty. L’«un seul corps» que Merleau-Ponty nous permet de penser comme corps politique, c’est au fond et ainsi un corps capable de memoire, de reve, mais tout autant de sommeil et de delire, quand enceinte, corps ne se re-flechissant plus — en visibilite comme en pensee, selon le nexus premier de l’analogie —, il oublie que l’etranger n’est pas que son dehors, mais le traverse de part en part. Car ce corps ne tient son style, ne se redessine, qu’a la faveur d’une dynamique desirante qui repond a la pluralite premiere des etres, d’une incorporation veritablement dialectique, selon laquelle etre les uns dans les autres, former communaute, c’est non reduire l’autre a soi, mais tout au contraire se deposseder assez pour qu’il y ait presence de l’autre. Mais presence-absence, ainsi a l’oppose de toute cloture, cette dialectique du desir nous permet bien de penser le commun comme un entre, dans l’ordre meme d’une incorporation enfin ramenee a son fondement, au corps dont elle parle, a l’oppose donc, tant des pensees politiques qui pensaient pouvoir en deconstruire l’idee meme sans questionner le possible « corps » de l’inter-, que de celles qui tendaient a faire de cet entre un ordre si singulier des rapports humains qu’elles en venaient a nous interdire de comprendre comment il est possible que le bios et lepolitikos en soient venu a s’identifier, comme l’a devoile l’analogie implicite de R. Esposito, explicitee dans notre premiere etude.
De l’incorporation ainsi redefinie, versus son refus massif et versus le repoussoir qui en fait le masque, le langage de la «chair du social», ce qu’il faut retenir c’est donc un mouvement de venue a soi qui est depossession. En tenant cette decouverte de l’inter-corporeite en de?a de ce qui fera sans conteste l’ambiguite de la chair, ne decrochant jamais de la maniere d’etre corps qui caracterise l’homme — cette «autre corporeite» elle-meme toujours comprise depuis l’Ineinander avec l’animalite —, cela — et c’est la l’essentiel — sans jamais tomber non plus dans l’hypostase de la Vie elle-meme, Merleau-Ponty nous invite au fond a dire pour finir « que ma chair soit aussi un corps, un corps parmi les corps », que donc l’alterite precede la propriete, ouvrant par la-meme une toute autre comprehension de la vie et de l’institution, ou mieux des institutions, cela implique au fond peut-etre que ma chair ne soit plus chair, et que la phenomenologie du corps elle-meme, en se faisant phenomenologie politique, renouvelle son langage.
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