МИРОВОЙ ЭКОНОМИЧЕСКИЙ КРИЗИС И СОВРЕМЕННАЯ ЭКОНОМИЧЕСКАЯ ТЕОРИЯ
LA CRISE ECONOMIQUE MONDIALE COMME
REVELATEUR DE LA CRISE DE LA THEORIE MACRO-ECONOMIQUE ET DE LA NECESSITE DE SA RECONSTRUCTION
C. Berthomieu, A. Ri
Université de Nice-Sophia Antipolis, CEMAFI 24 avenue Des diables bleus 06300 NICE
La crise financière qui a éclaté aux Etats-Unis, au cours de l'été 2007, puis s'est propagée à travers l'ensemble de la planète en se transformant en crise réelle dans un très grand nombre de pays, a révélé que la théorie macroéconomique dominante, aujourd'hui, dans l'enseignement académique, a été dans l'incapacité de prévoir ces évènements.
Mots clés: la crise, la reconstruction, le théorie macro-économique.
Introduction. L'objet de notre communication est de comprendre pourquoi, et de montrer, aussi, que cette théorie est largement inadaptée pour permettre l'élaboration d'outils efficaces de politique économique pour sortir de cette crise.
Cette opinion est largement partagée, tant dans de grands journaux hebdomadaires ou quotidiens spécialisés comme The Economist ou The New York Times, que dans des revues ou journaux académiques comme Finance & Développement. Le titre, très explicite, de The Economist, «Modern Economic Theory: Where it went Wrong and how the Crisis is changing it» souligne le grand désarroi qui s'est emparé à la fois des théoriciens de la macroéconomie (un [...] véritable «séisme» aurait frappé les économistes) et des praticiens responsables de la politique économique.
Or, les premiers, les «théoriciens», ont réagi de façons radicalement différentes: il y a ceux, nombreux, comme Blanchard (2008), pour lesquels l'«état de la théorie macroéconomique est bon» et ceux, comme Krugman (2009), pour lesquels «tout va mal chez les économistes, aujourd'hui»; cependant, les deux camps reconnaissent ensemble que c'est son insuffisance, voire son incapacité, à traiter correctement les questions de «macro-finance» qui ont mis en échec la théorie macroéconomique pour comprendre la crise et pour proposer des mesures efficaces de politique pour en sortir, mais les esquisses de solutions qu'ils proposent sont radicalement différentes. Quant aux «praticiens» de la politique économique, ils ont réagi en ordre dispersé, recherchant des solutions tantôt strictement nationales, tantôt coordonnées au plan international ou à l'échelon de certains «blocs régionaux», avec des réussites très inégales.
Dans cet essai, nous distinguerons entre (a) les auteurs pour lesquels le corpus théorique dominant la théorie macroéconomique contemporaine serait globalement
satisfaisant et représenterait une bonne synthèse entre les deux grands courants «orthodoxe» et «hétérodoxe» (thèse de la convergence défendue déjà en 1955 par Samuelson, qui parlait alors de synthèse néo-classique, et aujourd'hui par des auteurs comme Woodford (2009), Blanchard (2008) ou Arestis (2009), autour de ce qu'il est convenu d'appeler le modèle «nouveau—Keynésien» (1)), et (b) les auteurs, moins nombreux mais aux arguments très persuasifs, pour lesquels toute convergence entre les deux courants semble impossible. L'intérêt de ce débat est, en effet, de voir dans quelle mesure les analyses des causes de la crise sont semblables ou diffèrent entre ces deux courants, et donc de rechercher s'il y a un consensus ou des différences à attendre, s'agissant des mesures de politique économique proposées (éventuellement) par ces théoriciens.
Ainsi, dans une première section, nous exposerons la thèse optimiste selon laquelle, s'il y a une crise financière et une crise réelle, la théorie macroéconomique moderne, elle, n'est pas en crise, et, dans une deuxième section, notre propre thèse selon laquelle la prétendue convergence représentée par cette théorie macroéconomique n'est pas possible, ce qui devrait conduire à un diagnostic différent de la crise, et donc à des propositions différentes en matière de mesures de politique économique. Pour conclure, nous évoquerons des voies de recherche pouvant permettre d'introduire une prise en compte réaliste des phénomènes monétaires et financiers à l'œuvre aujourd'hui dans les systèmes financiers nationaux (et/ou régionaux) et au niveau du système financier international; ces développements originaux devraient permettre de proposer une analyse efficace pour comprendre la crise actuelle et d'en tirer des enseignements en matière de politique économique pour ouvrir des perspectives efficaces pour son élimination.
Section 1. Y a-t-il convergence ou des éléments importants de synthèse, aujourd'hui, en théorie macroéconomique? Depuis la deuxième moitié des années 50 [16], et tous les dix ou quinze ans, les plus grands «macro-économistes (2)» tantôt s'opposent (souvent, d'ailleurs, violemment), tantôt se réconcilient sur la question de savoir si leur discipline développe des analyses pertinentes pour comprendre le fonctionnement des économies capitalistes et propose des outils de politique économique efficaces pour remédier, si nécessaire, aux dysfonctionnements de ces économies (chômage, inflation, faible croissance et, aujourd'hui, crises financières, et leurs conséquences en matière d'inégalités et de pauvreté). Dans un travail précédent, nous avons tenté d'analyser pourquoi et comment «des macro-économistes prestigieux» au cours de l'hiver 2006/2007, donc plusieurs mois avant même l'éclatement de la crise actuelle aux Etats-Unis, s'interrogeaient sur l'état de leur discipline [7]. De ces débats, aujourd'hui, il ressort que, pour un grand nombre d'économistes académiques américains, une synthèse existe déjà, ou bien qu'elle est possible, moyennant quelques efforts encore à mener; c'est ce que nous appelons «la thèse de la convergence», défendue clairement par Blanchard (2008) qui lui-même se considère et est considéré comme un (nouveau) Keynésien; mais quelques auteurs critiquent le produit issu de cette convergence entre le courant Classique et le courant Keynésien, à savoir le modèle NCM, ou modèle du Nouveau Consensus en Macroéconomie [2], tandis que d'autres considèrent comme non scientifiquement acceptables les développements de la pensée «nouvelle Keyné-sienne» [10].
Les arguments en faveur de la thèse de la convergence. Des textes de Blanchard (2008), de Woodford (2009) et d'Arestis (2009), il ressort que le NCM concrétiserait deux modes de convergence, un premier mode de convergence en matière d'«approche ou de vision commune» du fonctionnement de l'économie, un deuxième mode de convergence en matière de méthodologie de la modélisation.
La convergence en termes de communauté des approches reposerait (a) sur une vision commune du rôle de la demande agrégée dépendant à son tour des anticipations sur le taux d'intérêt réel et la production future, (b) sur une relation de Phillips dans laquelle l'inflation dépendrait de la production globale et des anticipations sur l'inflation future, et (c) sur l'acceptation de l'idée keynésienne que la politique monétaire a un rôle à jouer, dans le court terme, via son action sur le taux d'intérêt courant.
Dans ce «consensus», le rôle des anticipations semble jouer un rôle tout à fait déterminant; ce sont là, selon Blanchard (2008), les ingrédients du modèle «Nouveau Keynésien» (the «NK model»), modèle qui a donc, selon lui, une grande utilité pour l'élaboration de la politique économique, parce que il a pu ou pourrait être enrichi pour explorer un certain nombre de questions: l'analyse du chômage, par l'introduction, dans le modèle, du «marché du travail», l'analyse du crédit et de l'intermédiation financière, la question du fonctionnement des marchés et de la formation des prix via les mécanismes de «mark up».
La convergence quant à la méthodologie, elle est déjà plus réelle que supposée par l'utilisation commune, dans les travaux d'économie appliquée récents, menés dans les deux courants, de grands modèles et notamment des fameux modèles dynamiques d'équilibre général stochastiques (DSGE: Dynamic Stochastic General Equilibrium models).
Convergence, peut-être, mais avec des curiosités analytiques à relever, par rapport aux idées habituellement attribuées au courant de pensée keynésien. Cette «Nouvelle synthèse», que Blanchard (2008) et Arestis (2009) désignent comme étant la Nouvelle Macroéconomie Keynésienne, alors que la synthèse précédente avait été considérée, dans la deuxième moitié des années 90, comme la «Nouvelle Synthèse Néoclassique» (Goodfriend & King (1997)) [12], peut être caractérisée de la façon suivante: elle reprend l'hypothèse de base des Nouveaux Classiques selon laquelle l'analyse macroéconomique doit aussi utiliser des modèles admettant les mêmes fondements de cohérence que la théorie de l'équilibre général inter temporel (c'est à dire des fondements micro-économiques d'inspiration walrasienne).
Pour Arestis, il est clair aussi que le NCM repose sur l'hypothèse des «marchés financiers efficients» alors que la crise financière de 2007 et ses prolongements ont montré qu'elle était la conséquence directe de la libéralisation financière, c'est-à-dire, pour nous, la preuve du dysfonctionnement de ces marchés, via la formation de la «bulle immobilière» aux Etats-Unis, puis de la bulle financière et de son éclatement au niveau mondial. Pour nous, l'adoption par les «Nouveaux Economistes Classiques» des idées ultralibérales de Fama (1980) à propos de ce que doit être le rôle des banques, d'une part, et de la croyance dans le rôle de régulateur des marchés financiers, d'autre part, ne nous semble pas acceptable pour les nombreux «Nouveaux Keynésiens» qui raison-
nent, au contraire, en termes d'imperfections des marchés, d'asymétries d'information, d'absence de prise en compte des «motivations» et des «normes de consommation» des agents économiques (Akerlof (2007)).
Quelle conclusion provisoire? Ainsi, le prétendu consensus quant à la vision commune qui caractériserait ce courant de la Nouvelle synthèse «néo keynésienne — nouvelle classique» [15] de la deuxième moitié des années 2000 que croit avoir identifié Blanchard (2008), nous parait peu crédible même si, du point de vue des méthodes d'analyse utilisées, notamment en matière de modélisation algébrique et de travaux économétriques, les deux courants ont des pratiques semblables. Mais les travaux et les propositions théoriques des «Nouveaux Keynésiens» qui pourraient s'accommoder d'un mariage de raison avec certaines idées de base des «Nouveaux Classiques» sont ils vraiment «Keynésiens»?
Section 2. La convergence est-elle impossible? Si oui, pour quelles raisons?
Notre propre réponse à la première de ces deux questions est positive: la convergence, tant désirée, nous parait impossible, et cela pour deux ensembles de raisons. Le premier ensemble d'arguments, nous l'articulons à travers notre interprétation de la vision proposée par Keynes (1936) dans La Théorie générale, comme une vision réaliste (et structuraliste) du fonctionnement de l'économie capitaliste. Cette interprétation rejoint la pensée de ceux qui sont qualifiés de «Keynésiens fondamentalistes» [18], et diffère considérablement de celle des économistes des deux synthèses. Le second ensemble de raisons est que les emprunts à la pensée keynésienne des «Nouveaux (macroéconomistes) Keynésiens», quand ces derniers invoquent «les esprits animaux», qu'ils introduisent la pratique des «mark up» dans leurs analyses de la formation des prix, ou qu'ils considèrent que la politique budgétaire (fiscale) peut-être efficace, semblent peu compatibles avec les idées de base de la «macroéconomie classique». En réalité, ces «emprunts» semblent faits de façon éclectique, donc restent assez fragiles, quand on les compare aux analyses du courant plus ancien, lui aussi héritier de la pensée de Keynes, le courant «Post-keynésien» (3). Ce courant, au cours des trois dernières décennies, a développé des analyses qui nous semblent, aujourd'hui, constituer la véritable alternative keynésienne à la théorie Nouvelle Classique, alternative qui, par effet de miroir, apporte des arguments à l'idée de l'impossibilité de la synthèse, idée que l'on défend dans cet essai.
L'interprétation «fondamentaliste» de la vision de Keynes du fonctionnement de l'économie capitaliste. Dans un texte récent, Berthomieu (2010) identifie les apports fondamentaux de l'analyse de Keynes, dans La Théorie générale, du fonctionnement (à court terme) de l'économie capitaliste: la notion de (ou le principe de la) demande effective, la négation de la pertinence du concept de «marché du travail» au profit d'une définition très précise du chômage involontaire, le rôle de l'offre de monnaie par la Banque centrale qui fixe ainsi le taux d'intérêt et l'analyse de la décision d'investissement qui repose sur l'articulation de l' «efficacité marginale du capital (4)» avec le taux de l'intérêt.
La «demande effective» est, en fait, la quantité globale de biens et de services que les entrepreneurs décident de produire parce qu'ils anticipent que cette production
sera demandée sur le marché; c'est donc, en fait, la «demande anticipée» qui détermine cette «offre globale» de biens et de services en vue de la consommation et de l'investissement; et l'avenir, même proche, étant par essence incertain, c'est-à-dire non probabilisable, des erreurs de prévision sont non seulement tout à fait possibles, mais courantes. Quant au chômage involontaire, il vient du fait que, pour Keynes, il n'y a pas de marché du travail au sens néo-classique du terme (5) et du fait que les entrepreneurs, quand ils décident de produire pour satisfaire la «demande effective», décident en même temps du volume de l'emploi dont ils ont besoin pour mettre en œuvre cette production, et du taux de salaire. Le seul «marché» qui a grâce à ses yeux, est le «marché de la monnaie (6)» sur lequel intervient la Banque centrale en fixant l'offre de monnaie (centrale), c'est-à-dire qu'elle fixe le taux d'intérêt. Et ce taux d'intérêt joue le rôle de «filtre» par lequel les entrepreneurs séparent les investissements estimés «rentables», c'est à dire ceux dont l'«efficacité marginale du capital», évaluée elle aussi avec une marge inévitable d'incertitude, est supérieure à ce taux d'intérêt.
Bref! Il ressort de cette présentation extrêmement épurée (7) de ce que l'on pourrait appeler le «noyau dur» de la vision de Keynes, que, pour les Keynésiens fondamentalistes, la coupure entre Keynes et l'orthodoxie classique est beaucoup plus profonde que ne le disent les ouvrages d'analyse économique traditionnels. En particulier, la connaissance du futur, du fait de l'incertitude radicale sur ce que réserve l'avenir, ne peut être probabilisable; elle conditionne cependant nécessairement les anticipations préexistant à la prise de décision relative à «la demande effective» (anticipations sur ce que seront la consommation et l'investissement futurs). Le plein emploi est lui aussi improbable: le chômage involontaire est donc la règle, sauf coup de chance dans les prévisions. La monnaie joue, elle aussi, un rôle majeur via la fixation du taux de l'intérêt, du fait du rôle de celui-ci dans la décision d'investir, et donc l'économie est par essence «monétaire», ce n'est pas une économie de troc «monétisée» [18; 21]; enfin, les prix ne sont pas des prix (néoclassiques) d'équilibre qui ajustent l'offre à le demande, ils sont fixés unilatéralement par les entreprises via la pratique du «mark up», c'est-à-dire l'ajout d'une marge de profit au coût de production.
Un certain nombre de ces caractéristiques fondamentales de la vision de Keynes ont été reprises par les économistes qui se reconnaissent dans le courant de pensée dénommé «post-keynésien», même si, au sein de ce courant, une assez grande diversité des approches peut être observée.
Le courant post-keynésien constitue-t-il la véritable alternative keynésienne à la nouvelle théorie macroéconomique moderne en crise? La théorie «Nouvelle Keynésienne», nous l'avons vu, ne semble pas apte à résoudre la crise que connaît, à nouveau, la nouvelle théorie macroéconomique moderne; mais les analyses proposées par les «Post-keynésiens», souvent hétérogènes, ont du mal à s'imposer, encore aujourd'hui comme dans le passé, depuis deux décennies, comme alternative au nouveau courant dominant. Il est vrai que, depuis les premiers «post-keynésiens», jeunes contemporains de Keynes (J. Robinson, N. Kaldor, M. Kalecki, P. Sraffa), puis avec les Post-keynésiens de la deuxième génération, dont de nombreux américains (S.Weintraub, P. Davidson, V. Chick, J. Kregel, H. Minsky, S. Dow etc.), les thèmes abordés et les prises de position
théoriques ont été foisonnants. Mais leurs travaux ont en commun des schémas analytiques radicalement différents des thèmes de la théorie néoclassique et qui se situent dans le droit fil des arguments de base retenus par les «Keynésiens fondamentalistes».
Ces thèmes communs, qui permettent d'avoir une vision stylisée des idées «hétérodoxes» de ce courant, sont les suivants [18]:
— les quantités globales de biens et services produites et offertes sur le marché, conformément au principe keynésien de la «demande effective», peuvent rencontrer une insuffisance de débouchés, suite aux erreurs de prévision, par essence inévitables;
— l'analyse de l'articulation, au plan macroéconomique, des activités de production, de consommation et d'investissement, peut donner lieu à des représentations analytiques, au plan microéconomique, des comportements des divers types d'agents économiques (entreprises, consommateurs, épargnants) dans le sens «descendant» et donc opposé à celui des «fondements microéconomiques» de la «macroéconomie» dont la théorie Nouvelle Classique a fait son cheval de bataille contre l'«économie keynésienne» dans les années 1970; en d'autres termes, les fondements post-keynésiens pertinents de l'analyse microéconomique doivent se déduire de la vision macroéconomique du fonctionnement du système dans son ensemble;
— l'inflation n'est pas un phénomène monétaire (elle ne résulte pas d'une émission excessive de monnaie par la Banque centrale); elle provient de la pratique de fixation des prix par les entreprises selon le «principe du mark-up», et du «conflit distributif» qui en résulte entre travailleurs et entrepreneurs capitalistes, pour la répartition du «produit net» (c'est-à-dire du PIB, pour reprendre le langage traditionnel de l'économie académique);
— la quantité de monnaie en circulation, qui est la somme de la monnaie émise par la Banque centrale et de la «monnaie de crédit» émise par les banques de second rang, est «endogène»; c'est-à-dire qu'elle résulte de l'émission par les banques des moyens de paiements requis par les agents économiques pour payer leurs dépenses d'investissement et leurs dépenses de consommation (thème du «diviseur du crédit»);
— l'augmentation de la fragilité financière, soulignée par Minsky, des systèmes financiers modernes, comme conséquence de la libéralisation financière.
Mais, plus fondamentalement, les Post-Keynésiens de toutes obédiences sont d'accord sur le rôle des «animal spirits», c'est à dire sur les motivations intimes qui président aux décisions d'investir et/ou de produire que prennent les entrepreneurs; la «demande effective» n'est en aucune façon une quantité produite de biens et services résultant de quelque équilibre que ce soit, entre une offre et une demande globales se déterminant de façon autonome par rapport à des hypothèses de prix de marché, comme le proposent les économistes Néo- ou Nouveaux Classiques.
Pour résumer l'ensemble de ces considérations, il est clair que la vision post-key-nésienne est sans concession vis-à-vis des schémas analytiques de l'économie Classique, ancienne ou nouvelle. En cela, cette vision est tout à fait fidèle à l'analyse de Keynes dans La Théorie générale, quand celui-ci insistait sur le fait que ses propositions étaient radicalement différentes de celles de la théorie académique dominante à son époque dans laquelle, d'ailleurs, il avait été lui-même formé. A la différence des analyses
du courant «nouveau Keynésien», cette vision post-keynésienne est donc en rupture complète avec la vision de la Nouvelle Ecole Classique.
Le courant post-keynésien peut donc constituer, à notre avis, la véritable alternative keynésienne à la nouvelle théorie macroéconomique moderne en crise. Mais est-il, pour autant, en mesure de fournir une bonne compréhension des causes, au plan macroéconomique, qui ont conduit à la crise financière actuelle et à ses prolongements comme crise économique mondiale?
Nous allons essayer, sinon de répondre à cette question, du moins d'identifier des éléments de réponse analytiquement conforme aux idées keynésiennes fondamentalistes ou post-keynésiennes brièvement exposées ci-dessus.
Section 3. Crise financière et crise de la théorie économique: des pistes de recherche à développer. La plupart des observateurs spécialisés en analyse macroéconomique, qu'il s'agisse de théoriciens académiques ou de commentateurs de haut niveau prenant la parole dans des journaux (quotidiens ou hebdomadaires) reconnus comme les plus qualifiés et les plus influents par les praticiens publics ou privés de l'économie, considèrent que la crise financière américaine de l'été 2007 et ses prolongements à l'échelle mondiale, jusqu'à aujourd'hui, n'a été ni prévue, ni comprise par les spécialistes et les promoteurs des théories macroéconomiques aujourd'hui dominantes. Nous avons mentionné, dans l'introduction de cet essai, les opinions très critiques de Krugman (Prix Nobel 2008) et de White (ex-économiste en Chef de la Banque des Règlements internationaux) ainsi que celles, anonymes, exprimées dans deux articles de The Economist, un hebdomadaire classé pourtant comme promoteur d'opinions très libérales, proches de celles des économistes de la Nouvelle Economie Classique.
Pour ces auteurs, ni la théorie Nouvelle Classique, ni la théorie Nouvelle Keyné-sienne, et encore moins leur prétendue synthèse ne sont en mesure de rendre compte de façon convaincante de la crise économique mondiale, dans ses dimensions à la fois bancaire et financière (point de départ de la crise américaine) et maintenant économique, alors que ses conséquences à l'échelon bancaire et financier seraient en voie de correction.
Pour Krugman (2009), c'est la croyance aveugle en l'efficience des marché financiers qui a conduit au laisser faire des autorités responsables de la régulation et de la réglementation du fonctionnement des banques et des systèmes financiers, qui est la cause fondamentale de la crise; il plaide ardemment pour une reconstruction de la théorie macroéconomique en dehors des paradigmes classique et «nouveau-keynésien» responsables de cet aveuglement et il conseille aux macro-économistes de se pencher, d'une part, sur les travaux de l'école de la «finance comportementale» (behavioral finance) en recommandant notamment la lecture d'un article important de Shleifer et Vishny (1997) et, d'autre part, sur une série de travaux de Bernanke et Gertler (1986), et de Kiyotaki et Moore (1997).
Mais, pour nous, c'est la dernière proposition (constructive) de Krugman qui nous paraît le propos le plus important des conclusions de son article, à savoir que la meilleure chose que les économistes ont à faire, aujourd'hui, pour construire une théorie pertinente, est «d'incorporer les réalités de la finance dans la théorie macroéconomique (8)», ce
que n'ont fait ni les Nouveaux Classiques, ni les Nouveaux Keynésiens. Or, précisément, à notre connaissance, il semble que des économistes «post-keynésiens» de la troisième génération ont commencé à entreprendre des travaux allant dans cette direction.
Nous en retiendrons un seul, issu d'un travail de thèse de doctorat (van Treeck (2009)), dans lequel l'auteur explique que les origines de la crise financière aux EtatsUnis viennent à la fois de l'évolution, défavorable aux travailleurs, du «conflit distributif» pour la répartition du produit global entre les facteurs de production travail et capital, d'une part, et de l'expansion excessive à la fois du crédit bancaire intérieur et de l'endettement international des Etats-Unis, d'autre part. La répartition du produit net entre travailleurs et capitalistes, dans une économie américaine de plus en plus «libérale», s'est faite dans un sens toujours plus favorable au groupe des managers et des actionnaires des entreprises privées capitalistes et au détriment des salariés; mais, pour accéder au mode de consommation des «classes bourgeoises aisées», les ménages des travailleurs, incités par un système bancaire de moins en moins règlementé, se sont endettés au delà du raisonnable, d'autant plus que les entrées massives de capitaux étrangers finançant à la fois le déficit public et le déficit de la balance commercial du pays, permettaient localement un émission massive de liquidités alimentant cette offre intérieure de crédits. Mais, ce schéma analytique est-il spécifique à la compréhension des dysfonctionnements, ces dernières années, de la seule économie américaine ou peut-on l'appliquer ou l'adapter à l'analyse du fonctionnement des autres économies industrialisées?
Cela reste, pour nous, un sujet d'étude à développer dans le contexte des travaux qui ont émergé récemment sur le thème de la «financiarisation (9)», thème qui semble devenir un sujet principal de réflexion chez les auteurs «hétérodoxes»; mais, pour nous, ces travaux doivent être approfondis dans le sens d'une meilleure analyse des structures et des modes de fonctionnement des systèmes financiers contemporains, qui semblent bien différents, dans l'économie mondiale globalisée d'aujourd'hui, de ce qu'ils étaient il y a encore deux décennies. Il y a donc là, pour nous, des pistes très importantes de recherche à ouvrir.
Conclusion. La crise économique et financière récente (et non encore terminée), a mis en évidence de façon frappante les divergences qui existent depuis longtemps dans la théorie économique et l'absence d'une vision qui fasse l'unanimité. Nous avons montré que cela provient des postulats de base des deux corpus théoriques qui rendent ces derniers irréconciliables. Cette «crise de la théorie macroéconomique» s'est traduite aux niveaux nationaux et international, par une grande disparité des outils de politique mis en œuvre pour atténuer les conséquences de la crise de l'économie réelle, et cela, souvent, sans grande efficacité.
Par ailleurs, les théories macroéconomiques «modernes», jusque ici, ne s'occupaient que très peu des questions du financement, au plan global, de l'économie parce que les «croyances» néo-libérales en l'efficience universelle des marchés (financiers) semblaient largement partagées. Mais, l' «exubérance irrationnelle» constatée dans le fonctionnement de ces marchés a conduit bon nombre de théoriciens à considérer comme indispensable le «retour de l'Etat» (et donc du rôle régulateur de la politique économique) dans les représentations analytiques du fonctionnement à court terme des économies
contemporaines comme cela était déjà le cas chez les théoriciens du courant néostructuraliste, s'agissant de la croissance et du développement économiques à moyen et à long terme (Berthomieu et al. 2000, 2005, 200б).
Une nouvelle étape dans l'évolution de l'analyse économique pour la production d'une théorie macro-économique plus réaliste nous semble donc nécessaire; elle devrait se faire sans doute au sein d'un programme de recherche qui croiserait les thèses (les approches) néo-structuraliste et post-keynésienne. C'est en tous cas dans ce sens que nous souhaitons travailler...
REFERENCES
(1) The new-Keynesian (or NK) model.
(2) En nous limitant à quelques prix Nobel, principalement américains, on citera, par exemple, outre Samuelson, Akerlof, Friedman, Hicks, Krugman, Lucas, Phelps, Solow, Stiglitz.
(3) Dont les fondateurs sont J. Robinson, N. Kaldor, M. Kalecki, P. Sraffa et, à certains égards, G. Shackle.
(4) Cette autre notion est, elle aussi, fondamentale dans l'analyse de Keynes.
(5) Rappelons que Keynes rejette le «postulat n°2» de la théorie marginaliste (néoclassique) du salaire.
(6) A ne pas confondre avec le «marché monétaire» des Monétaristes.
(7) Que certains pourront trouver trop sommaire.
(8) «They'll have to do their best to incorporate the realities of finance into macroeconomics».
(9) «financialisation» en anglais.
BIBLIOGRAPHIE
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[19] The Economist, (18th/07/2009), "Briefing: The state of economics; The other-worldly philosophers" (pp. 68—70), and "Financial Economics: Efficiency and beyond" (pp.71—72).
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МИРОВОЙ ЭКОНОМИЧЕСКИЙ КРИЗИС КАК ИНДИКАТОР КРИЗИСА МАКРОЭКОНОМИЧЕСКОЙ ТЕОРИИ И НЕОБХОДИМОСТИ ЕЕ ВОССТАНОВЛЕНИЯ
К. Бертомье, А. Ри
Университет Ниццы София Антиполис 24 avenue des diables bleus 06300 NICE
Финансовый кризис, разразившийся в США в 2007 году и распространившийся на весь мир, обнаружил, которой господствовавшая на тот момент макроэкономическая теория не была способна его предотвратить.
Ключевые слова: кризис, восстановление, макроэкономическая теория.