УДК 070
Д. Рюэлан
ГЕНДЕР РЕПОРТЕРА
В статье рассматривается вопрос о мышлении во время важнейшего события второй половины XX века - американской войны во Вьетнаме: трансформации рабочих отношений женщин и мужчин; изменения в способах ведения войны; эволюция рамок и содержания средств массовой информации.
Ключевые слова: журналистика; гендер; война во Вьетнаме.
D. Ruellan
GENDER, WAR AND JOURNALISM IN VIETNAM
This article examines thinking during the most important event of the second part of the 20th century - the American war in Vietnam: transformations of the working relationships of women and men; changes in the way of making war; evolutions of the frames and contents of the media.
Keywords: Journalism; Gender; Vietnam war.
Le reportage de guerre est demeuré pendant plus un siècle, à partir de son invention vers 1848, un domaine réservé des hommes. Le reporter est une des incarnations de la forme hégémonique de la masculinité que symbolisent aussi depuis le 19e siècle les métiers majeurs de l'ingénieur, de l'officier, du missionnaire, de l'ouvrier. Cette masculinité se caractérise par une conception virile des rapports sociaux: musclée, outillée, conquérante, autoritaire. Des femmes, anecdotiques sur un plan numérique, sont signalées dès les débuts de la correspondance de guerre. Exceptionnelles, leur transgression souligne la distinction du masculin. Leur présence est plus dense sur un plan symbolique car des journaux se saisissent rapidement de l'intérêt commercial à valoriser un « angle féminin » capable de révéler l' « aspect humain »1 des guerres.
1 Human interest.
Mais il faut attendre longtemps avant qu'elles n'obtiennent la même possibilité que leurs collègues masculins de suivre les armées jusque dans les combats. Plus de cent-vingt femmes ont été accréditées auprès de l'armée américaine pendant la Seconde guerre mondiale, seule une poignée suit vraiment les armées (les autres couvraient les arrières) et aucune ne fut autorisée - en règle, car il y eut des exceptions - à aller jusqu'au front. Celui-ci demeurait un apanage viril.
Cette règle a été abolie au Vietnam, dans le contexte des luttes pour les droits civiques des africains-américains aux États-Unis (années 1950 et 1960) qui ont ouvert la voie aux revendications pour l'égalité des femmes et des hommes. Un mémorable bras de fer est un marqueur, il a opposé les quelques correspondantes de guerre basées à Saigon au général en chef Westmorland quand celui-ci, en 1966, prétendit que les reportères ne devaient pas passer la nuit sur les bases avancées de l'armée américaine, ce qui revenait à leur interdit tout reportage sur le front. Devant leur collectif, il dut renoncer. Elles n'étaient pourtant que très peu: l'étude d'une liste des accrédités par les services américains mi 1967 révèle qu'elles étaient une douzaine, travaillant pour moitié en freelance et pour l'essentiel avec des petits journaux de province. La liste contient près de 400 noms de journalistes masculins, travaillant pour les grands réseaux, journaux et agences, et dont 1% seulement est pigiste.
Ces femmes et ces hommes ont été les témoins - et donc les acteurs - de l'événement majeur de l'après seconde guerre mondiale qui a profondément marqué ce pays et sa région, la France et ses colonies, les États-Unis, les relations internationales en pleine Guerre froide, et les moyens de la guerre. Ce théâtre est aussi l'occasion d'une évolution des relations de genre due à l'inflexion des identités masculines et féminines. Le conflit s'est déroulé en deux phases: de 1945 à 1954, il s'agit d'indépendance, de décolonisation. A partir de la création de deux États, s'engagea une guerre qui fut à la fois civile (pour ou contre la réunification), internationale (des contingents américains, australiens, coréens, des moyens chinois et soviétiques) et froide dans la mesure où se joue sur ce terrain circonscrit un affrontement planétaire. Dès les années 1950, les États-Unis s'engagèrent, secrètement puis ouvertement au milieu des années 1960, dans une guerre triplement nouvelle pour eux: elle fut très longue, elle sera perdue, et elle se déroula sur un mode
d'engagement non conventionnel auquel ils n'étaient pas préparés. Ce conflit a fasciné les opinions publiques - il put y avoir jusqu'à 700 journalistes étrangers à Saigon au plus fort de la guerre. Cet afflux de médias s'explique aussi par une stratégie de communication exceptionnellement ouverte afin de donner une visibilité à une guerre de maquis insaisissable. Ainsi, l'engagement américain fut une épreuve pour la jeunesse américaine qui vit une partie d'elle - ses garçons - mener une guerre sale et dénuée de sens, sous le regard de quelques unes de son autre part - ses filles - alors que la volonté de transformer les rapports de sociaux de sexe agitait de plus en plus les campus et les rues.
Je travaille actuellement à un projet de livre qui se propose d'examiner dans quelles conditions ces journalistes ont développé leurs activité, et avec quels effets. Si les assignations de genre ont limité la marge de manœuvre des journalistes femmes, on doit aussi considérer qu'elles ont contribué à l'émergence de nouvelles façons d'incarner la fonction de reporter de guerre et redéfinit en partie la masculinité du mythe du reporter. Le retournement des stigmates auquel les reportères procédèrent met en relief la conception masculine dominante et son adaptation sous l'effet d'une transformation conjuguée du genre journalistique, des rapports sociaux de sexe et des conditions de la guerre, dont le Vietnam fut le théâtre. Ainsi, l'ouvrage ne traitera pas tant de genre, de conceptions militaires et de journalisme qu'il ne se propose de mettre en relation ces trois dimensions.
L'approche s'appuiera sur une trentaine de témoignages écrits (américains, français, vietnamiens) et une douzaine d'entretiens avec des reporters (français et vietnamiens), femmes et hommes, présents à l'époque. Pendant longtemps, les reportères ont tu leur expérience, très peu se sont exprimées; puis des livres réunissant leurs récits (Bar-timus et al, 2002) et des autobiographies ont été publiés (Duong Thi Xuan, 2007; Fallaci, 1970, Friang, 1955 et 1970; Loridan-Ivens, 2008; Spengler, 1991; Tran To, 2016; Xuan, 2001), des conférences organisées, des mémoires universitaires rédigés à partir de leurs récits (Born, 1987; Elwoods-Akers, 1988; Haller, 2006; Hoffmann, 2008; Martin, 1988, Murray, 2003, Power, 2001). Les hommes aussi ont écrit leurs mémoires (par exemple Arnett, 1995; Brincourt, 2003; Brovelli, 2013;
Chauvel, 2003 & 2005; Halberstam, Sheehan, Arnett, 1996; Herr, 1968; Laurent, 1994; McCullin, 2006; Page, 2001; Parbot, 1985).
Afin de mettre en relation les transformations conjointes des relations de genre, des modalités de la guerre et des manières de faire du journalisme, l'ouvrage se propose d'examiner successivement quatre stéréotypes de genre qui sont sous-jacents des observations courantes faites à propos de l'exercice du journalisme de guerre par les femmes:
- c'est par souci de protection des femmes que les hommes interdisent ou limitent leur accès au front
- leur nature féminine incline les reportères à traiter les « aspects humains » de la guerre
- l'investissement dans cette forme de journalisme relève d'un militantisme féministe
- les reportères ont utilisé leur identité féminine pour s'imposer dans l'emploi de reporter de guerre.
Cette mise en exergue des assignations genrées qui s'adressent aux femmes permettra de réfléchir par contraste à la masculinité du et dans le reportage de guerre: comment elle se manifeste, quels moyens elle déploie et en quelles circonstances, quelles ressources elle procure, à quels coût, et finalement comment cette construction identitaire s'adapte dans l 'évolution des effectifs de journalistes, de plus en plus féminins.
1 - La faillite de la masculinité virile
Pourquoi les militaires empêchaient-ils les reporters femmes d'accéder aux combats? « We have no facilities for women, ma'am »1 était la réponse standard, la plupart des témoignages en font état d'une manière ou d'une autre. Il ne faut pas négliger la gène effective des hommes de cette époque qui étaient socialisés dans une conception exclusive des rôles et des espaces; les reportères n'étaient guère à l'aise non plus, en témoignent les nombreux récits sur le moment et rétrospectivement à propos de l'organisation pratique de l'intimité. Mais c'est évidemment un argument dilatoire sur le fond. En réalité, les militaires - les gradés, ceux qui portaient la responsabilité sur le terrain - anticipaient les ennuis si une reporter femme mourrait lors d'un reportage de combat.
1 « Nous n'avons pas d'installations pour les femmes, Madame »
Aujourd'hui encore, alors que les reporters de guerre femmes sont presqu'aussi nombreuses que les hommes, elles meurent moins. On peut considérer que c'est la conséquence d'une moindre exposition au danger résultant d'un goût modéré pour les armes et les situations de combats. C'est là conjecture car des témoignages peuvent soutenir le contraire. L'explication est à rechercher plutôt dans l'attitude des combattants: ils éloignent autant que possible les reportères des zones dangereuses sous leur responsabilité, sinon leur contrôle. Pas en raison d'une nature masculine protectrice (si telle était, les hommes ne battraient pas autant les femmes ni les violeraient...), mais parce que la mort d'une femme observatrice peut être source de problèmes. Les femmes meurent beaucoup dans les guerres, énormément, mais une reportère est une femme médiatique, l'annonce de sa mort peut avoir (a, généralement) des effets importants sur l'institution militaire ou les groupes combattants qu'elle accompagne. Les belligérants s'accordent généralement sur un point, celui d'éviter une mauvaise presse engendrée par le décès d'une reportère.
Cette raison n'était guère publicisée, on s'en doute. Un autre l'était, au Vietnam comme ailleurs: la présence de femmes sur le terrain risquait de détourner l'attention des soldats qui, voulant les protéger, auraient pris des risques inconsidérés pour leur unité et eux-mêmes. Les témoignages ne sont pas unanimes dans ce sens; d'autres défendent qu'en situation de danger extrême, chacun s'occupe de soi avant tout. Les reportères femmes n'étaient donc pas tant protégées que chaperonnées, encadrées, et cette attitude genrée qui visait à limiter leurs accès aux situations de combats, tendait peut-être à éviter qu'elles soient témoins de certains aspects qui - le genre ici encore est à l'œuvre -ne correspondaient pas à l'image de protecteurs que se donnent les hommes, que défend le mythe de la masculinité protectrice. La laideur de la guerre, de cette guerre en particulier1, doit être saisie en abime, sous le regard de femmes, de femmes qui comptaient pour ces hommes qui faisaient cette sale besogne2.
1 De moins en moins compréhensible et justifiable aux yeux des soldats ; pour les motiver, l'institution a développé systématiquement les sentiments racistes, qui viendront soutenir les déchainements de violence contre les civils.
2 Les effets de cette guerre sur les hommes américains ont longtemps interrogé, aujourd'hui encore, et ont suscité une forme de littérature féminine qui prolonge l'interrogation. Alexandra Boudet-Brugal, « Les femmes américaines et la guerre du
Ces deux explications (le risque de mort et celui du dévoilement) mettent en jeu une conception viriliste de la masculinité, celle qui protège, celle qui sauve, celle qui rassure à propos des intentions de la guerre. Celles-ci étaient particulièrement difficiles à justifier à mesure que le conflit s'enlisait, et c'est dans cet enlisement que les hommes révélaient à des femmes leur faillite, le naufrage des capacités masculines à se réaliser dans la prétention de protection, des femmes notamment.
2 - « L'aspect humain » et les nécessités de la subsistance
Les femmes ont commencé à pratiquer le reportage de guerre en étant chargées de sujets spécifiques: les victimes civiles, la santé des soldats, le réconfort après la bataille. Des thèmes qui reproduisent la place des femmes dans une conception stéréotypée des rapports sociaux de sexe: le foyer, la protection, la reproduction, les trois K (en allemand): kuche, kirche, kinder (cuisine, église, enfant). Que les chefs de rédaction traduisaient en « human interest » pour justifier à la fois la présence de ces aspects dans les colonnes des journaux et le fait d'y affecter des femmes. Au Vietnam, les reportères ont continué à traiter de ces sujets, bien qu'elles pouvaient faire comme les hommes employés par les grands médias: ne parler que des combats et des aspects politiques. Certes elles durent souvent se battre avec des militaires qui faisaient des difficultés pour les laisser monter dans les hélicoptères et suivre les patrouilles sans être accompagnées par un officier chargé de leur sécurité, mais en principe elles avaient les mêmes avantages que leurs confrères à partir du moment où le Président Johnson considéra qu'il valait mieux avoir le soutien des médias que tenter de leur cacher la nature réelle de l'engagement américain. Les reporters étaient transportés, logés, nourris, soignés, et considérés au rang d'officier. Pourquoi alors les femmes ont-elles prolongé la pratique de « l'angle féminin » au Vietnam?
En réalité, elles faisaient comme certains hommes qui, progressivement, vont partager la même condition, celle de précaires du journalisme. Dans la liste des accrédités de 1967, la moitié des femmes étaient freelances; on doit ajouter toutes celles qui ne venaient que pour un court séjour, pour jeter un œil à la guerre pour certaines, pour
Vietnam : mise en place et utilisation d'un processus de mimétisme », Revue LISA/LISA : e-journal. 2006. Vol. IV, no.°3. P. 280-298.
tenter leur chance pour d'autres1. Les hommes aussi arrivaient dans ces conditions; jeunes, parfois « routards » parvenus en Asie du Sud-Est, le reportage de guerre pouvait être un moyen rapide de gagner de l'argent et/ou d'émerger dans le journalisme: il fallait pour cela aller sur la bases avancées, suivre les patrouilles, assister aux combats, toutes activités particulièrement dangereuses qui impliquaient des phases intermédiaires durant lesquelles les freelances devaient trouver des sujets originaux, nouveaux, pas traités par les hommes des agences, des grands médias, des réseaux de télévision et radios afin de vendre leurs articles et leurs images, payer leur loyer et se maintenir dans la course. C'est donc une raison commerciale qui explique leurs choix de sujet. Les reporters femmes devaient se battre dans une très forte concurrence; les hommes ne les aidaient pas particulièrement, et eux aussi ont aussi exploité le filon de l'« intérêt humain ».
L'évolution de la guerre l'explique. Vers 1967-68, elle est devenue de plus en plus impopulaire aux États-Unis et en Europe, il y avait de très nombreuses manifestations de rue. Et les médias ont commencé à douter que l'Amérique gagne cette guerre (comme de plus en plus de militaires en doutaient). Alors les articles et images sur les destructions, les victimes, les familles, les civils, les enjeux politiques, sont devenus nombreux et finalement majoritaires. Comme un certain habitus (le leur, celui des chefs de rédaction) les dirigeait vers ces sujets, et comme elles en avaient déjà l'expérience plus encore que les hommes freelances comme elles, les femmes ont été (un peu) avantagées... dans leur désavantage. L'explication tient plus au marché qu'au genre, et à leur expérience de pigiste plus qu'à leur sensibilité supposée différente.
L'existence d'une « capacité féminine » à voir la guerre différemment - cet « angle féminin », que certaines reportères ont pu soutenir alors que d'autres s'y refusaient radicalement - est un stéréotype discriminant parmi d'autres qui ont été affublé aux reportères pour expliquer leur émergence. On a pu prétendre aussi que les journalistes femmes étaient particulièrement engagées contre la guerre; en réalité,
1 Elwood-Akers (1988) a dénombré 74 reporters femmes, essentiellement américaines. Une source plus récente (Hoffmann, 2008) a avancé le nombre de 467, dont plus de la moitié issues des États-Unis. Beaucoup d'entre-elles devaient appartenir à cette catégorie de journalistes ayant fait un passage bref, donc non recensées dans la liste de 1967, ce qui expliquerait la différence.
elles ont suivi la même évolution que l'ensemble des reporters et de l'opinion. Les premières arrivées, dans les années 1950 et au début des années 1960 étaient de forts soutiens à la politique d'intervention (française, puis américaine), les dernières (dans les années 1970) farouchement hostiles. Parmi les premières, certaines manifestaient de profonds sentiments anticommunistes, quand les dernières étaient parfois proches de la contre-culture et la gauche. Et beaucoup étaient neutres, tout simplement. On a aussi voulu croire que ces femmes étaient une sorte d'avant-garde des mouvements féministes, des militantes en pratique; l'analyse des trajectoires et des témoignages n'indique rien en ce sens, et laisse même pointer un certain agacement à l'égard du féminisme occidental trop autocentré pour comprendre la condition des femmes vietnamiennes victimes et parfois actrices la guerre.
3 - «On their own»
Vouloir expliquer la trajectoire des reportères par un éthos féminin, un engagement partisan ou une tendance féministe revient à rechercher en dehors des individus les raisons de leur arrivée et de leur permanence au Vietnam, à les considérer comme mues de l'extérieur, à ne pas leur reconnaître des caractéristiques et capacités propres, à être socialement déterminées. Cela consiste aussi à réduire les raisons de l'arrivée de ces femmes au Vietnam et de leur permanence à leur volonté propre. Combinées, ces deux explications - le déterminisme et la détermination - constituent une redoutable matrice à assignations (et donc hiérarchisations et discriminations) genrées: le sexe social devient l'explication qui permet au final une disqualification des femmes.
La réponse souvent retenue, dans une lecture par la dynamique du genre, est celle de leur volonté d'échapper à la condition féminine de l'époque, à l'univers étriqué dans le domestique que l'American Way of Life de l'après-guerre réservait aux femmes. « On their Own »1, résume le titre d'un ouvrage documenté (Hoffmann, 2008). Cette lecture est fausse tant le catalogue des circonstances d'arrivée et de permanence au Vietnam fait apparaître des raisons qui tiennent autant aux personnalités propres, aux hasards de la vie amoureuse, aux détours touristiques, aux besoins des entreprises médiatiques, qu'à la volonté de vivre au cœur du principal événement de l'époque. La lecture par le
1 Par elles-mêmes.
genre peut, paradoxalement, assigner plus encore les femmes quand elle prétend les saisir par ce prisme, dans cette tension. Elle peut ainsi conduire à ignorer totalement « ce qu'il s'est passé »1 au Vietnam, l'expérience vécue qui excède le déterminisme et la détermination, ce qui est arrivé aux individus sans qu'ils en soient ni maître ni esclave, ni totalement à la barre ni seulement en fond de cale. Ces femmes et ses hommes se sont embarqués sur un navire dont ils ont été les acteurs en partie involontaires de transformations qui les ont dépassés. Ils ont été faits par le Vietnam tout comme ils l'ont fait, et pour comprendre ce processus de co-construction, les explications par les origines sociales et/ou par l'engagement personnel sont trop pauvres: ils vivaient, et cette vie est essentielle pour comprendre les journalistes qu'ils ont été, la vision de la guerre qu'ils proposée, les évolutions des rapports de genre dans les médias et les transformations de la guerre dont ils ont été les témoins et acteurs.
Ainsi, après les avoir fait travailler comme freelance dans les années 1960, les entreprises médiatiques ont commencé à titulariser des reportères, ou à envoyer des salariées à Saigon, dans les années 1970. Parce que la critique féministe s'était attaquée, aux États-Unis, au fort déséquilibre des rédactions, et les dirigeants ont nommé des femmes au Vietnam pour donner des gages: quoi de plus clair que d'en envoyer une au milieu de la fournaise? On peut aussi analyser que nommer une femme, ou l'employer, devenait une réponse anticipée aux difficultés croissantes sur le terrain. A mesure que la guerre se perdait (pour les Américains et les Sud-Vietnamiens), il devenait de plus en plus difficile d'obtenir des informations utilisables auprès de sources méfiantes ou défavorables aux médias. Faire appel à des femmes pouvait être une réponse à ce problème en escomptant qu'elles mobilisent la « tactic of flirting » ou « 'help me' tactic » (Lachover, 2005). A mesure que la couverture de la guerre devenait de plus en plus dangereuse, notamment lors de l'extension au Cambodge, l'envoi de femmes pouvait être stratégique: plusieurs ont été enlevées par des groupes kmers et vietcongs, mais contrairement aux collègues masculins, elles sont revenues sauves2.
1 Hennion, 2000, 2004, 2009.
2 Côté hommes, une hécatombe, près d'une trentaine de tués, assassinés et disparus en reportage au contact des groupes armés au seul Cambodge au début des années 1970.
Une lecture par le genre n'explique pas tout, voire rien. Penser que les femmes sont allées au Vietnam pour échapper aux rapports sociaux de sexe, c'est ajouter une couche dans l'assignation, et ignorer ce qui attendait ces femmes à leur arrivée à l'aéroport de Tan Son Nhat. A Saigon, sur les bases américaines, dans les hôtels, les relations étaient profondément genrées, l'univers était absolument saturé de masculin, gorgé de testostérone, l'endroit exact où l'on ne pouvait échapper aux stéréotypes. On peut envisager que les (ou certaines) reportères femmes étaient parfaitement au courant, qu'elles cherchaient précisément ce contexte, ce cadre régi par les hommes, soit pour s'y fondre, soit au contraire pour y apparaître. Et il faut lire les mémoires de leurs confrères masculins et les comparer aux leurs pour comprendre qu'elles et ils partageaient exactement les mêmes aspirations. Celles-ci étaient faites d'ambitions professionnelles (le Vietnam est le point de départ de belles carrières) et de goût pour un mode de vie, une ambiance, des relations, des sentiments, des émotions, souvent très forts, voire addictifs. Ces aspirations ne sont en rien féminines, elles sont celles de la jeunesse, celle d'alors (le rock, le voyage, la drogue, le sexe) et celles de tout temps, que les contextes de guerre exacerbent et réalisent.
4 - Mutations de la guerre et transformations du journalisme
La guerre du Vietnam est un événement particulier dans l'histoire militaire: c'est le premier conflit non conventionnel de grande ampleur. Et cette guerre a été gagnée par celui qui était le plus faible en armes et industries, car il a utilisé la tactique de guérilla. Pour comprendre la nature de cette guerre nouvelle et très complexe, il fallait des compétences intellectuelles et relationnelles différentes. Il ne suffisait pas d'interroger les militaires lors des briefings. Il fallait rencontrer des interlocuteurs politiques souvent clandestins, il fallait avoir des réseaux dans la population civile, il fallait avoir créé des relations de confiance avec des victimes de la guerre, pour accéder à des informations importantes et comprendre comment l'Amérique perdait la guerre. Pour cela, les relations des reporters freelances avec les victimes, les familles, les civils, leur ont donné un avantage. Les femmes ont peut-être eu une avance supplémentaire, non pas en raison d'une chimérique sensibilité différente (à la douleur, aux victimes, ce qui est encore un argument sexiste
que des femmes elles-mêmes peuvent soutenir), mais de la proximité des femmes qui, dans le conflit vietnamien, ont beaucoup compté, plus qu'ailleurs et qu'avant. Les militants vietcongs étaient très souvent des femmes, la logistique des fronts comprenait de nombreuses unités féminines, et le sentiment de sororité a pu servir les reportères quand elles étaient en relation avec ces sources. Avantage relatif car les hommes aussi pouvaient avancer leurs pions, ils fraternisaient aisément avec les soldats. La tactique de l'ingénue (ce que l'on appelle aujourd'hui « jouer la blonde ») pouvait avantager les femmes, mais les hommes ne manquaient pas non plus de capacités de séduction vis à vis des agents féminins, nombreux. En définitive, l'argument des avantages tactiques du genre est assez neutre, voire pauvre, voire sexiste car il était souvent avancé pour discréditer le travail des femmes, soupçonnées de « travailler avec leur cul », par des hommes qui, quarante ou cinquante ans plus tard, se souviennent à peine que certaines étaient reportère au Vietnam.
Par contre, l'exemple du Vietnam montre que les femmes avaient une autre qualité qui peut expliquer leur succès: elles étaient mieux formées intellectuellement. La guerre du Vietnam marque le début de la complexité des guerres contemporaines: diffuse, sans front précis, clandestine à l'intérieur, ramifiée au plan international, et médiatique. Pour la comprendre, il fallait des compétences en politique, en relations internationales, en sociologie, en histoire, en anthropologie, en littérature. Or déjà, à métier identique, les femmes commençaient à être mieux formées que les hommes. Déjà, on constatait que, dans le journalisme en France, les jeunes journalistes femmes étaient plus diplômés que les hommes. Et cette tendance n'a eu de cesse de se généraliser et de s'accroître. Les femmes, parce que les inégalités continuent (inégalité de salaire, d'emploi, de retraite, de carrière, et dans la vie familiale surtout, ce sont elles qui font l'essentiel des tâches d'éducation, de ménage et de soin aux personnes âgées), parce que la société continue à hiérarchiser au profit des hommes, les femmes développent plus de compétences par les études, elles investissent dans un domaine qui à la fois les sécurise, et leur permet de prendre l'avantage (ou de ne pas le perdre). Et au Vietnam, comme dans les guerres actuelles, la capacité à comprendre la complexité leur permettait déjà de compenser les inégalités de genre.
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Информация об авторе
Рюэлан Дени - профессор Высшей школы наук об информации и коммуникациях (университет Париж-Сорбонна).
Author
Ruellan Denis - Professor, Higher School of Information Science and Communication (Paris-Sorbonne University).