Un précepteur éclairé
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à l épreuve : Frédéric-César de La Harpe à la Cour impériale de Russie
(1783-1795)*
"Закалка для просвещенного воспитателя": Фредерик-Сезар Лагарп при российском императорском дворе
(1783-1795)
Andrei Yu. Andreev
Université d'État Lomonossov de Moscou Moscou, Russie
Danièle Tosato-Rigo
Université de Lausanne Lausanne, Suisse
Андрей Юрьевич Андреев
Московский государственный университет им. М. В. Ломоносова Москва, Россия
Даниэль Тозато-Риго
Лозаннский университет Лозанна, Швейцария
Abstract
Des nombreux maîtres qui veillèrent dès sa tendre enfance à son éducation, Alexandre Ier a rendu un hommage particulier à l'un d'entre eux, Frédéric-César de La Harpe (1754-1838) qui, après l'avoir initié à la langue française, lui enseigna la géographie, l'histoire, l'arithmétique et la géométrie, ainsi que les rudiments de la philosophie. L'historiographie s'est plu à voir dans le Suisse un heureux « élu » de Catherine II, appelé par elle à faire l'éducation d'Alexandre et dûment
Cet article s'inscrit dans le cadre du projet « Educating Russia's Princes. Swiss Enlighted Tutors at the Court of Catherine the Great », soutenu par le Rossijskij Fond Fundamental'nyx Issledovanij (RFFI, № 16-21-41001) et le Fonds National Suisse de la recherche scientifique (FNS, IZLR_163860).
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récompensé de ses efforts. La présente contribution revient sur les coulisses de ce long préceptorat (1783-1795) qui fut dans les faits moins idyllique que son évocation postérieure pourrait le faire croire. Elle esquisse, sur la base de documents inédits trouvés dans les archives suisses et russes, en croisant l'histoire des pratiques avec celle des idées et des représentations, un tableau plus complexe du parcours de l'éducateur ainsi que du cadre de son activité, la cour russe. La Harpe a-t-il vraiment opté pour le métier de précepteur ? Est-ce véritablement sur l'invitation de Catherine II que le Suisse est parvenu à ses fonctions ? Dans quelle mesure son enseignement concrétisait-il les vœux de la tsarine ? Et enfin, comment le Suisse ressentait-il sa situation à la cour, définitivement érigée après 1814 en « success story » ? En apportant des éléments de réponses à ces questions, l'article met en évidence les divers concours de circonstances qui amenèrent le républicain suisse à la cour et lui permirent d'y rester, les difficultés qu'il y rencontra malgré le soutien réitéré de Catherine II, soutien que la tsarine lui retira au moment où il s'y attendait le moins, enfin, les tensions permanentes entre idéal pédagogique et exercice du métier au quotidien.
Mots clefs
éducation, Lumières, Russie, Suisse, Alexandre I, Catherine II, La Harpe
Резюме
Среди всех педагогов, занимавшихся воспитанием и обучением Александра I с раннего детства, неизменно выделяется фигура швейцарца Фредерика-Сезара Лагарпа (1754-1838), который преподавал будущему императору сначала французский язык, затем также и географию, историю, арифметику с геометрией и начала философии. Историографическая традиция рассматривает Лагарпа в роли счастливого "избранника" Екатерины II, приглашенного ею на роль наставника Александра и надлежащим образом вознагражденного за свои труды. Данная статья позволяет заглянуть за кулисы долгого учебного процесса (1783-1795) и вскрывает картину менее идиллическую, чем она воспринималась впоследствии. Документы, обнаруженные в швейцарских и российских архивах, позволяют вскрыть сложности и противоречия, связанные с деятельностью Лагарпа в России и с воплощением на практике его педагогических идей в столкновении с условиями жизни при русском дворе. Действительно ли Лагарп стремился к ремеслу воспитателя? Было ли его вступление в должность следствием приглашения Екатерины II? В какой степени его идеи конкретизировали общие замыслы императрицы по воспитанию внуков? Как сам швейцарец оценивал свое положение при дворе (которое лишь после 1814 г. было представлено всем как "успешное")? Отвечая на эти вопросы, статья анализирует различные свидетельства о сложном стечении обстоятельств, приведшем Лагарпа к русскому двору, о моральных и материальных трудностях, которые он там переживал, о степени его поддержки со стороны Екатерины II, в которой он так нуждался (но которой лишился в критический момент своей карьеры), о постоянном расхождении между его педагогическим идеалом и возможностями его применения в повседневной жизни.
Ключевые слова
воспитание, Россия, Швейцария, просвещение, Александр I, Екатерина II, Лагарп
« Tout ce que je suis et tout ce que, peut-être, je vaux, c'est à Monsieur La Harpe que je le dois », déclarait au printemps 1814 Alexandre Ier au roi de Prusse : cette citation [Schneider 1888, 3: 224-225], destinée à faire fortune par la suite, affirmait, outre l'attachement de l'ancien disciple à celui qui avait été des années durant son maître, le Suisse Frédéric-César de La Harpe, le succès d'un idéal pédagogique. Le précepteur était parvenu à façonner durablement son élève, ou, pour le moins, à lui transmettre un certain nombre de principes et de valeurs dont le tsar aimait à se réclamer. De son côté, La Harpe ne manqua pas de faire de sa qualité d'éducateur d'Alexandre son titre le plus cher et le plus glorieux.
De nombreux historiens ont souligné par le passé que l'activité pédagogique de La Harpe en Russie n'avait été possible que grâce à l'idée précise que Catherine II, en suivant les idées des Lumières, s'était faite de l'éducation de ses petits-fils Alexandre et Constantin. C'est dans cette perspective qu'elle aurait réuni des enseignants compétents, choisissant pour précepteur principal La Harpe, connu pour ses idées libérales1. Cette interprétation fait de La Harpe celui qui conduisit le « projet éclairé » de Catherine II et le mena à bien. Elle lui suppose évidemment une place d'honneur, solidement établie, à la cour de Russie à la fin du XVIIIe siècle.
La présente contribution se penche sur les coulisses de cette scène idyllique en s'appuyant sur de nouvelles sources historiques liées à l'activité de La Harpe, dont l'exploitation scientifique n'est qu'à ses débuts. Il s'agit en premier lieu des nombreuses lettres que le Suisse a adressées de S.-Pétersbourg entre 1783 et 1795, alors qu'il s'occupait de l'instruction des petits-enfants de Catherine II, à ses parents et amis proches ; il s'agit en second lieu de l'important ensemble de lettres de la même période à son supérieur, le comte Nicolaï Saltykov, qui témoignent sans détours de l'atmosphère dans laquelle se déroula l'activité du Suisse à la cour de Russie. Les copies de ces lettres ont été pourvues des années plus tard par La Harpe de notes de caractère mémoriel qui se révèlent très précieuses pour comprendre les faits2. L'ensemble de ces documents, mis en contexte, apporte, comme nous souhaitons le montrer, un nouvel éclairage sur plusieurs questions qui seront successivement abordées dans les lignes qui
1 Les circonstances générales du préceptorat de F.-C. de La Harpe en Russie ont été traitées de nombreuses fois, en particulier dans l'étude fondamentale que lui a consacré Mikhail Soukhomlinov [Сухомлинов 1871], dans l'édition de la correspondance
en langue française de La Harpe avec Alexandre Ier et la famille impériale de Russie [Biaudet, Nicod 1978-1980] et dans quelques travaux récents [Рыженков 2009; Stroev 2011; Rey 2011; eadem 2013].
2 La correspondance de La Harpe avec le gouverneur Saltykov vient d'être publiée (traduite en russe) par nos soins [Андреев, Тозато-Риго 2014: 172-278];
celle adressée au cousin et ami de La Harpe Henri Polier l'est sur le site de l'université de Lausanne : http://lumieres.unil.ch/. Des extraits de cette correspondance ont paru dans la Revue historique vaudoise de 1971.
suivent. Ainsi, pour commencer, La Harpe a-t-il vraiment opté pour le métier de précepteur ? Est-ce véritablement sur l'invitation de Catherine II que le Suisse est parvenu à ses fonctions ? Dans quelle mesure son enseignement concrétisait-il les vœux de la tsarine ? Et enfin, comment le Suisse ressentait-il sa situation à la cour, définitivement érigée après 1814 en « success story » ? En d'autres termes, il s'agira, en croisant l'histoire des pratiques avec celle des idées et des représentations, d'esquisser un tableau à la fois plus différencié et plus complexe du préceptorat de Frédéric-César de La Harpe à la cour de Russie.
De Rolle à S.-Pétersbourg
Frédéric-César de La Harpe est né à Rolle, dans la province francophone de la République de Berne (Pays de Vaud). Il est issu d'une famille noble dont certains membres siégeaient dans les conseils de la ville. Le jeune homme prépara, moins par vocation que pour répondre aux attentes paternelles, un doctorat en droit qu'il acheva à l'université de Tübingen en 1774. Il obtint la patente d'avocat à la cour suprême des appellations romandes - la plus haute instance juridique de la province - et siégea dès 1780 au conseil général (Conseil des Deux-Cents) de la ville de Lausanne. A l'âge de vingt-six ans il était déjà parvenu au sommet de la carrière juridique et aux charges urbaines, dont il pouvait espérer gravir les échelons. Pourquoi dès lors repartir à zéro et se tourner vers la lointaine Russie ?
La réponse tient autant à l'évolution personnelle du Suisse qu'à une suite de hasards. La Harpe, acquis au système représentatif et aux idées de Rousseau, à quelques réserves près3, supportait mal l'inégalité des droits qui prévalait dans la République de Berne d'Ancien Régime, comme dans l'ensemble de la Confédération suisse. Lorsque, durant une séance de la cour suprême des appellations, un magistrat bernois l'exhorta « à ne pas oublier sa qualité de sujet », profondément humilié, le Vaudois commença à songer sérieusement à quitter le Pays de Vaud, d'autant plus que le barreau ne le passionnait guère. Lecteur insatiable, féru de philosophie et de mathématiques qu'il avait étudiées pendant deux ans à l'Académie de Genève, il était avant tout un homme de lettres.
C'est alors que le hasard s'en mêla. Les faits nous font remonter à Voltaire, qui avait recommandé à Catherine II un jeune Suisse aspirant à la carrière
3 Dans les marginalia aposées à son exemplaire de La Nouvelle Héloïse, le noble La Harpe s'oppose notamment à la thèse de Rousseau selon laquelle la noblesse était l'ennemie des lois et de la liberté et ne pouvait qu'opprimer les peuples : « Rousseau se trompe ici [...]. Il est vrai que les plus rudes attaques furent portées à la Liberté de nos Pères par la Noblesse, mais il n'est pas moins vrai que plusieurs Nobles se distinguèrent aussi pour une aussi belle cause, par leur désintéressement, aux dépenses de leur sang et de leur fortune : plusieurs de nos Républiques n'ont même été soutenues que par les résolutions généreuses de cette Classe » [Kopanev 2006: 22].
militaire, Jean-François de Ribaupierre4 avec lequel La Harpe était lié d'amitié. Fils du châtelain du château de Prangins, qui est situé à proximité de Genève et dans lequel Voltaire avait résidé quelques mois, Ribaupierre s'était lié d'amitié d'abord avec Stepan Stepanovitch Apraxine, qu'il avait rencontré lors de ses études à Leyden, puis avec le fils aîné du général Bibikov. Muni de la précieuse recommandation du « patriarche de Ferney », il épousa en 1779 la fille du général, Agrafena Alexandrovna Bibikova, qui était aussi demoiselle d'honneur de Catherine II. Ce mariage lui donna accès à l'entourage immédiat de l'impératrice. Sur recommandation de Ribaupierre, son compatriote et ami, La Harpe se vit confier une mission délicate : détourner Iakov Lanskoï, le plus jeune frère du nouveau favori de Catherine II Alexandre Dimitrievitch Lanskoï, des bras d'une aventurière qu'il avait rencontrée à Dresde et qu'il semblait prêt à épouser à Paris. De concert avec son correspondant permanent à Paris, Grimm, qui était au courant de l'affaire, Catherine II avait formé le plan d'envoyer le jeune homme de dix-sept ans en Suisse puis en Italie en compagnie d'un cousin venu à la rescousse depuis St-Pétersbourg, Vassiliï Lanskoï [Stroev 2011: 2425]. La Harpe les accompagna comme mentor et guide, avec pour mission d'empêcher tout contact entre Iakov et « Lenchen » (nom donné par Catherine II à l'inconnue) et de tout mettre en œuvre pour guérir ce dernier de sa « maladie amoureuse ».
Informée au fur et à mesure des détails du voyage par les rapports et lettres que La Harpe et les Lanskoï envoyaient à Grimm, Catherine II se montra très satisfaite de l'influence que La Harpe exerça sur le jeune Lanskoï, et demanda qu'il le ramène dans la capitale, ce dont elle informait Grimm dans une lettre du 4 mars et du 1er avril 1782 [Грот 1878: 229-230, 232]. Le général Lanskoï écrivait de son côté au Vaudois pour l'inviter à S.-Péters-bourg, l'assurant de sa bienveillance [La HarpeJ124]. Pendant le trajet qui le conduisait à la capitale, La Harpe réfléchissait à son avenir. Il ne songeait à l'évidence nullement au préceptorat, mais à l'alternative qui se posait alors aux jeunes gens de son milieu : affaires politiques ou carrière militaire ? Voici comment, depuis Vienne, il expliquait son point de vue sur la question à son ami Henri Polier :
Je préférerais, il est vrai, le parti des affaires politiques au parti militaire, toutes
choses d'ailleurs égales, parce que le 1er a plus de rapport aux études particulières
que j'ai faites et à mon système de conduite et de morale, parce que je serais plus
4 La littérature secondaire relative à Ribaupierre se limite au « Русский биографический словарь », à la brève notice du Dictionnaire biographique des Genevois et des Vaudois qui se sont distingués dans leur pays ou à l'étranger d'Albert de Montet (publiée en 18771878 et reprise inchangée des dictionnaires plus récents), ainsi qu'à l'étude de PaulLouis Bader [1932]. L'édition et l'étude de sa correspondance de Russie conservée au Musée national suisse - Château de Prangins, a été réalisée par Elise Forestier dans le cadre de son mémoire de master [Forestier 2017].
assuré d'y faire mon chemin, et de me rendre utile et parce que cette route me mettrait plus en état de voir réaliser quelques-unes de mes idées. Quant au parti militaire, quoique j'ai fait sans le savoir quelques études préparatoires, ayant cultivé si longtemps les mathématiques, je ne puis dire qu'il m'inspire aujourd'hui un grand désir de l'embrasser [La Harpe H 37, 11.01.1783].
Créer sa propre place
Arrivé à S.-Pétersbourg à la fin du mois de février 1783, La Harpe fut fort bien accueilli par Alexandre Lanskoï, qui lui sut gré de sa « mission pédagogique ». Le général le présenta à Catherine II qui n'ignorait aucun détail du « sauvetage » de Iakov Lanskoï et qui le couvrit apparemment d'éloges [La Harpe G.Aa 52, f. 1-2]. Pourtant, les jours passaient, et quoiqu'il ait « baisé la main de Sa Majesté [Catherine II] et de la Grande-Duchesse », comme il s'empressait de le signaler à son ami Henri Polier [La Harpe H 37, 11.01.1783], La Harpe ne voyait venir aucune des ouvertures espérées. On semblait l'avoir purement et simplement oublié. Sans ressources financières, logé chez son ami Ribaupierre, il décida alors de céder aux instances de son ami Polier qui l'appelait à remplacer son frère à des conditions économiquement avantageuses comme précepteur des enfants d'un parlementaire irlandais, Lord Tyrone.
Mais à peine sa décision fût-elle communiquée à Lanskoï et au comte Alexandre Vorontsov, haut dignitaire éclairé de la cour, qu'une proposition parvenait à La Harpe. On lui offrait « une place dans l'établissement qu'on formait pour l'éducation de ses petits fils ». Cette fois encore, un compatriote s'était révélé d'une grande utilité. Il s'agit du Vaudois Daniel-Louis Frossard de Saugy, beau-frère de Ribaupierre et secrétaire de Vorontsov. Il est à l'origine de l'entretien entre le comte et La Harpe qui déboucha sur sa nomination.
Pourtant, plusieurs mois s'écoulèrent sans qu'il ne se passe rien. Saltykov était retenu hors de S.-Pétersbourg par des affaires personnelles, et même les rappels réitérés que lui adressa Catherine II, par lettres du 22 avril et du 4 septembre 1783, ne purent accélérer la mise en place de l'équipe éducative [Екатерина 1864: 944-945]. Ce n'est que le 13 mars 1784 que l'impératrice signait l'oukaze d'instructions (« Наставления ») pour l'éducation des grands-ducs [Госархив II-1-115] (publiée dans : [Екатерина 1880: 301-330] ; la copie en français, de la main de La Harpe : [Зимний дворец 1-290, л. 1-26]). En six parties, ces dernières fixaient un ensemble de règles et de principes pédagogiques inspirés par Locke et Rousseau selon lesquels, sous la direction de Saltykov, les maîtres devaient développer physiquement et moralement les petitsfils de la tsarine [Plavinskaia 2003]. Dans une lettre à Grimm, Catherine II énumérait les personnes qui donneraient vie à ce programme, au nombre desquelles La Harpe était mentionné comme « l'un de ceux qui seraient présents auprès d'Alexandre avec ordre exprès de s'entretenir avec lui en français »
[Грот 1878: 297]. Une place bien modeste, trop modeste aux yeux de La Harpe, qui prit alors l'initiative d'élaborer lui-même sous la forme d'un copieux mémoire pédagogique l'éventail d'activités qu'il visait [La Harpe H 42,1]5.
Ce mémoire, que La Harpe transmit le 10 juin 1784 à Saltykov pour être lu par l'impératrice, développait en près de vingt-cinq pages les matières qu'il convenait d'enseigner à Alexandre. Recommandant l'éducation d'un souverain éclairé prônant l'égalité entre les hommes et aspirant à faire le bonheur de son peuple, il mettait en avant le fait que le futur monarque russe ne devait nullement ressembler à un savant, dans quelque domaine que ce soit, mais « être honnête homme et citoyen éclairé et savoir de tous ces objets ce qu'il en faut pour estimer ce qu'ils valent et pour n'être pas exposé à ignorer les devoirs auxquels il est tenu comme prince d'une monarchie où sa volonté seule décidera du bonheur ou du malheur de plusieurs millions d'hommes » [La Harpe H 42,1, f. 22]. Ses principes s'accordaient parfaitement avec ceux que Catherine II affichait en se faisant le chantre de l'égalité naturelle [Lortholary 1951: 102; Шильдер 1897: 27] et avec le texte de ses « Instructions ». Le Mémoire fournissait même une sorte de complément à ces dernières, qui ne développaient guère de programme d'enseignement.
S'estimant capable d'enseigner à la fois l'histoire universelle, la littérature, la géographie et la philosophie, La Harpe concluait son texte par un appel à peine déguisé à ne pas être cantonné à la langue française, auquel Catherine II répondit dans la marge du texte : « Celui qui a composé cet écrit paraît assurement capable d'enseigner plus que la seule langue française » [La Harpe Н 42,1, f. 22]. L'impératrice ayant passé quasiment tout le mois de juin 1784 avec Lan-skoï, le Suisse dut incontestablement une part de la promotion qui suivit quelques jours plus tard, avec son inclusion dans le groupe des instituteurs des grands-ducs, à son protecteur.
De ce qui précède il ressort en premier lieu que Catherine II, contrairement à sa manière de procéder avec d'Alembert, par exemple, auquel elle avait cherché bien des années auparavant à confier l'éducation de son fils Paul [Lortholary 1951: 88-93], n'a nullement recherché comme futur éducateur pour ses petits-fils tout spécialement La Harpe. Au cours des premières semaines de son séjour à S.-Pétersbourg, le Suisse a commencé par recevoir son lot de compliments pour le « sauvetage » du jeune Lanskoï avant d'être oublié et de songer à quitter la Russie où il ne comptait plus trouver une place honorable (n'étant, comme il l'écrivait lui-même, « pas assez connu » pour cela). Plutôt que par le « projet éclairé » de la souveraine, la nomination du Suisse fut suscitée, de
5 La Harpe a obtenu de conserver le document original apostillé par Catherine II [La Harpe H 42,1]. E. Schneider [1902: 235-267] l'a publié en reproduisant la transcription du texte original établie par Sukhomlinov [Сухомлинов 1871: 143-164].
façon beaucoup plus traditionnelle, par la protection d'un puissant, le favori de Catherine II A. D. Lanskoï (« mon seul Protecteur » écrira La Harpe), qui lui procura d'abord un poste à la cour, puis celui de précepteur des grands-ducs Alexandre et Constantin. Dans l'une des remarques plus tardives apportées à ses écrits pédagogiques, La Harpe le souligne : « Quelques jours après, le Général Alexander Dmitrievitsch Lanskoy, favori de Catherine II, qui me voulait du bien, me prit à part pour me féliciter du jugement favorable porté sur moi par l'impératrice. Cet événement fut un heureux hasard » [La Harpe Н 42,1, f. 1]. Le Suisse contribua lui-même à cet heureux concours de circonstances, en y employant tous ses efforts, n'hésitant pas à recourir à ses compatriotes de S.-Pétersbourg.
Certes, Catherine II appréciait la vision pédagogique déployée par La Harpe dans son mémoire du 10 juin 1784. Ceci dit, là encore, le témoignage du principal concerné est fort instructif, car il confirme non seulement que l'initiative vint de son côté, mais qu'elle fut couronnée de succès. C'est bien lui, écrit La Harpe, qui a élaboré, en pensant à lui-même, l'éventail des enseignements qui devait lui permettre d'occuper une position centrale dans l'éducation des petits-fils de Catherine II, ou, en d'autres termes, de « créer la place qui lui convenait dans la nouvelle organisation » [La Harpe G.Aa 52, f. 4]. Enfin, il apparaît que pour le Suisse la perspective encore très nébuleuse d'éduquer des membres de la famille impériale - potentiels dirigeants d'une grande puissance - l'emportait sur tous les avantages matériels qui lui étaient promis dans d'autres pays.
Investissement didactique
Pendant ces longs mois d'attente, soucieux d'être à la hauteur du rôle qu'il espérait jouer auprès des grands-ducs, La Harpe s'était mis à apprendre le russe. Il dévorait les ouvrages d'éducation conseillés par son mentor rollois, le juriste Jean-Marc-Louis Favre, qui l'avait déjà suivi dans ses études de droit à Tübingen et avait mis à sa disposition sa vaste bibliothèque. Selon Favre « dans plus de 20000 volumes imprimés depuis 1760 il n'y a peut-être rien de bon qu'on ne trouve imprimé dans Locke », dont Condillac était le « disciple en tout ». Une leçon que La Harpe retiendra pleinement. Son compatriote avait aussi attiré son attention sur Adèle et Théodore de Mme de Genlis, paru en 1782 (« beaucoup de bonnes choses bien exprimées, surtout beaucoup de dextérité ! ») ou encore sur le Nouveau Robinson de Campe [La HarpeJ 72, 3.12.1783]. Aidé par lui, La Harpe se constitua ce qu'il appela « une bibliothèque consultative ». Elle comprenait également les vies de Plutarque, divers préceptes tirés des Anciens, plusieurs chapitres de Montaigne, l'Emile de Rousseau, et l'Essai sur l'éducation nationale de Le Chalotais. C'est, de fait, un véritable système qu'il élabora dans la perspective de sa future tâche éducative : un système dans lequel
l'observation - en parfaite conformité avec les idées de Locke - jouerait un rôle central6.
L'apprentissage de la langue française aux grands-ducs, qui avaient eu des gouvernantes anglaises, n'en constitua pas moins, malgré les hautes ambitions de La Harpe, la première étape de son enseignement. Si Alexandre, capable après quelques mois déjà d'écrire un grand nombre de termes français, commettait beaucoup de fautes d'orthographe, c'était en partie dû à la méthode même de La Harpe, qui encourageait ses élèves à écrire de façon autonome plutôt qu'à recopier, comme il s'en justifie auprès de Saltykov le 10 juillet 1785 [La Harpe H42,2], et l'explique avec davantage de détails dans une lettre à J.-M.-L. Favre du 8 août 1785 [La Harpe 1896: 303-306]. A l'en croire, la méthode choisie remporta un certain succès, puisqu'au printemps 1785 les deux enfants comprenaient déjà passablement leur maître7. Le précepteur privilégiait - contrairement à ce qui lui a fréquemment été reproché - comme le suggérait Locke, et Rousseau après lui, l'approche la plus concrète possible. Ainsi, en 1786, soit après deux ans d'enseignement du français, il écrivait qu'il s'était « imposé la gêne d'user de circonlocutions toutes les fois qu'il a été question de termes techniques dont l'explication ne pourrait pas être bien entendue » [Дуров 1870: 156]. De même, l'enseignement de la géographie, qu'il commença alors que ses élèves avaient respectivement sept et huit ans, reposait sur l'observation de cartes et de lieux, à commencer par les plus proches : Tsarskoe Selo, leur résidence, avec le palais impérial et son parc, puis S.-Pétersbourg, suivie de l'ensemble du district (ou « gouvernement »), des districts avoisinants, auxquels vinrent s'ajouter les autres parties de l'empire russe, puis enfin les pays étrangers avec leurs mers, rivières, massifs montagneux et capitales [La Harpe 1896: 304]. L'information historique, véhicule de morale, s'insérait au fur et à mesure, et de plus en plus systématiquement, dans la présentation des divers pays. A partir de juin 1785, La Harpe commença également à enseigner aux grands-ducs les mathématiques, pratiquement à partir de zéro. En l'espace d'une année Alexandre se montra capable d'effectuer les quatre opérations, et Constantin apprit la table des multiplications. La Harpe s'attela alors à la géométrie avec Alexandre. Selon le rapport du précepteur, ils en étaient déjà arrivés à la fin de l'année 1790 à des opérations complexes incluant la multiplication des racines.
6 Cet aspect est analysé plus en détail dans l'étude récente de V. Rjéoutski et N. Vochtchinskaïa [Rjeoutski 2016: 201-219].
7 La Harpe a rédigé des rapports hebdomadaires ainsi que des rapports annuels plus étoffés rendant compte à Saltykov, à l'intention de Catherine II, de la progression des études d'Alexandre et Constantin. Tandis que les rapports annuels de 1786, 1789 et 1790 ont été publiés [Дуров 1870], des copies de plusieurs autres rapports pour la période 1785-1793 [Зимний дворец 1-290] sont demeurés inédits. L'édition critique, par nos soins, de l'ensemble des rapports conservés de La Harpe est en cours dans le cadre du projet de recherche EducatingRussia's Princes (voir note 1).
Le vaste programme que le Suisse s'était engagé à mettre en œuvre multipliait les supports d'enseignement à réaliser. Pour l'enseignement de l'histoire, discipline maîtresse de la formation aussi bien morale que politique d'Alexandre, La Harpe coucha dans plusieurs cahiers pour les diverses périodes étudiées les événements marquants « et surtout ces hommes extraordinaires dont les vertus ou les vices, les actions méritoires et les fautes, doivent particulièrement servir à l'instruction de tout homme appelé à jouer un rôle sur le théâtre du monde » [Дуров 1870: 160]. Le précepteur en tirait des dictées pour les grands-ducs8. Recopier et adapter quantité d'extraits des classiques et des meilleurs ouvrages contemporains - en français, allemand ou anglais, s'agissant par exemple du tout récent Decline and Fall ofthe Roman Empire de Gibbon, que La Harpe découvrit avec enthousiasme - devint vite une tâche épuisante [La Harpe H 33: lettre de La Harpe à Monod du 13 novembre 1784]. L'ampleur du travail contraignit l'éducateur à renoncer à divers projets d'écriture qui lui tenaient à cœur, dont une histoire de la Suisse.
Fidèle à ses principes, La Harpe observait de près ses élèves. Il en tirait des conclusions sur les qualités d'Alexandre (« de la sagacité, la conception facile et de la mémoire ») comme sur ses défauts (tel « le penchant à éviter tout ce que lui donne quelque peine », et « l'habitude de mêler les jeux aux occupations sérieuses » [Дуров 1870: 162-166]) et ceux de son frère Constantin. Suivant les pratiques éducatives popularisées par les philanthropinistes allemands, et à l'instar des gouvernantes suisses de ses sœurs, Jeanne Huc-Mazelet et Esther Monod-Rath, La Harpe pratiquait l'écriture éducative [Тозато-Риго 2014: 32-33] : inattention, distraction ou paresse manifestes devaient être rapportées par Alexandre lui-même dans des cahiers particuliers ou sur des billets que La Harpe suspendait pour l'exemple dans la salle d'étude, « comme un monument propre à l'honorer » [Андреев, Тозато-Риго 2014: 119]. Un monument tout entier destiné à rappeler à l'élève que sa haute naissance ne le dispensait pas du labeur intellectuel. « Au lieu de m'encourager et de redoubler d'efforts pour profiter des années d'études qui me restent, écrit ainsi Alexandre sur un billet de 1790, je deviens de jour en jour plus nonchalant, plus inappliqué, plus incapable, et m'approche chaque jour d'avantage de mes pareils qui pensent sottement être des Perfections par cela seul qu'ils sont Princes ». Et, peu auparavant : « Après avoir appris à lire 6 ans de suite, on a été obligé de me remettre à épeler comme un enfant de 6 ans ; je n'ai donc rien appris pendant cette longue période de ma vie ; non que les facultés me manquent, mais je suis
8 Les thèmes d'histoire romaine dictés aux grands-ducs en 1785 et 1786 sont conservés à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne. Les cahiers d'Alexandre sont conservés au Musée de Pavlovsk et à la Bibliothèque nationale de Russie (S.-Pétersbourg). L'enseignement de l'histoire par La Harpe à Alexandre fait l'objet de la thèse de doctorat en cours de Matthieu Clément à l'Université de Lausanne, qui exploite ce matériau.
indolent, paresseux, et sans émulation » [3pM. 576-4: 14 décembre 1789]9. Autant de témoignages du fait que l'impérial élève, dont les rapports du précepteur se plaisaient à signaler les progrès dans les disciplines enseignées, n'était pas toujours à la hauteur des attentes de son maître.
Désillusions
Le précepteur d'Alexandre avait d'autres sujets de préoccupation. Nonobstant la satisfaction que la tsarine semblait tirer de son enseignement, il « luttait contre l'indigence » :
Si je racontais à d'autres personnes, qu'appeler à enseigner à deux grands princes les connaissances qui doivent former leur cœur et leur esprit, et honoré (je le crois) de la confiance de mes supérieurs, j'ai pourtant été à la veille de vendre mes effets pour vivre seulement mal à mon aise ; à coup sûr elles croiraient que je leur en impôse, et cependant j'aurais dit la vérité [La Harpe H 42,4, mars 1785].
De fait, les promesses matérielles reçues en 1783, qui comprenaient, outre 1'500 roubles d'appointements annuels dont il toucha la première année d'avance, l'assurance d'être « bien logé, nourri, chauffé, éclairé, voituré, servi, blanchi etc. » [Monod487-512, 5.8.1783] semblaient oubliées. N'avoir pas demandé de contrat à son engagement avait été une incontestable erreur, comme le précepteur s'en aperçut. La Harpe était contraint d'économiser sur tout, y compris les repas (se contentant parfois de pain et d'eau) et l'habillement, continuant notamment à porter son habit militaire bernois. Le renouvellement de sa garde-robe, comme il l'expliquait à son ami Monod, aurait coûté l'équivalent de sa première année d'appointements. Une paire de « culottes de soie » ne revenait-elle pas à 12 roubles, le salaire qu'il devait verser à son laquais ? [La Harpe H 33, 7.5.1783] Il s'en fallut de peu pour que, poussé par la nécessité, il ne déposât sa montre, à laquelle il tenait beaucoup, au mont-de-piété. Il se vit néanmoins obligé à contracter quelques dettes. Et la fierté l'empêcha d'accepter 500 roubles que lui apportèrent les laquais des grands-ducs. « Je ferai une expérience avec la première année, précise-t-il, et comme je marque toute ma dépense, je verrai au plus juste. [...] Je préférerai de demander mon congé, plutôt que de demeurer exposé au péril de m'endetter ». [La Harpe H33, 2.6.1784] Enfin, en mars 1785, Catherine répondait à ses demandes par une augmentation de traitement de 1'200 roubles10. La Harpe en fut reconnaissant à son supérieur et porte-parole, Saltykov, dans lequel il vit un protecteur, du moins jusqu'au moment où il s'aperçut que les rapports réguliers qu'il lui remettait sur les
9 Voir aussi les « Archives de la honte » du grand duc Alexandre [Богданович 1867: 382-383; RjéOUTSKI 2016: 225-229].
10 « L'augmentation de 1200 roubles qui m'a été accordée me tire de cette subjection abjecte dans laquelle je croupissais » [La Harpe H 33, 22.4.1785].
progrès de l'éducation des grands-ducs étaient traduits par les soins de Saltykov en russe et transmis à l'impératrice. en son propre nom [La Harpe G.Aa 52, f. 9].
A tout cela s'ajouta une autre source de désillusion. A son entrée en fonctions, La Harpe se retrouva cavalier au service d'Alexandre, « obligé de mener pendant plusieurs mois la vie d'un courtisan », consistant « à veiller sur la pensée, les actions, jeux et leçons du jeune homme, qu'il ne faut jamais perdre de vue, à le conduire, à le corriger » de 8 heures du matin à 9 heures le soir, « où le jeune homme se couche ». « Je fais les fonctions de précepteur sans pouvoir jouir du titre, et je me trouve être le dernier de tous les officiers attachés au Prince », se plaignait-il à Monod sept mois plus tard [La Harpe H 33, 22.4.1785]. Une fonction que La Harpe qualifia d'esclavage et dont il fut libéré après quelques mois, sans pour autant améliorer son statut. De toute évidence, le décès prématuré du favori de Catherine II Lanskoï l'avait privé d'un soutien précieux, comme il le releva à diverses reprises par la suite.
Membre de l'élite dans sa ville de Rolle, comme à Lausanne, La Harpe supportait mal le rang très inférieur que lui valait son grade militaire de major de milice bernoise à la cour russe. Il s'insurge régulièrement dans sa correspondance contre la logique de la Table des rangs, qui faisait la part belle à l'ancienneté, à laquelle il dut au reste sa seule promotion, en juillet 1788, au grade de lieutenant-colonel. Un conflit l'opposa aux « sous-gouverneurs » Alexandre Protassov et Karl Osten-Sacken qui, tous deux généraux, prétendaient, en tant que supérieurs hiérarchiques, inspecter son enseignement, comme il s'en plaint amèrement en août 1785 à son mentor Favre [La Harpe 1896: 306] et à son ami Monod [La Harpe H 33]. Un autre incident qui l'affecta fut le refus qu'on opposa un an plus tard à sa demande de disposer d'un équipage convenable pour se rendre en ville [La Harpe H42,4]. Loin de prendre son parti, La Harpe suit avec écœurement l'avancement des deux maîtres entrés en fonction à la cour après lui. « Cette promotion me parut relativement à moi un passedroit notoire ainsi qu'un témoignage public de mécontentement et de disgrâce » proteste-t-il le 2 février 1791 auprès de Saltykov qui lui fait à plusieurs reprises, mais en vain, espérer réparation [La Harpe H 42,4]. Même son mariage en été 1791 avec Dorothée Boehtlingk, fille d'un négociant allemand de S.-Pétersbourg, n'apporta aucun changement à cette situation, comme La Harpe le souligne dans une lettre à Monod du 18 janvier 1793 [La Harpe H 33].
D'un côté, par l'étendue de son enseignement, La Harpe occupait une position qui dépassait clairement celle d'un instituteur. Le Suisse le mettait en avant en écrivant à Saltykov, fin 1794 :
Les fonctions que j'ai remplies auprès de Leurs Altesses Impériales n'ont jamais été celles d'un simple maître particulier. Il n'est pas douteux, au contraire, que j'ai été leur précepteur, puisque j'en ai rempli tous les devoirs, dont nul n'a été chargé que moi [La Harpe G.Aa 52, f. 13].
Dans ses rapports annuels La Harpe ne se bornait pas à énumérer ce qui avait été fait durant les leçons, mais se livrait à d'amples réflexions sur le caractère de ses élèves et sur les moyens de favoriser leur développement intellectuel et moral, selon une conception, là encore, très large de ses devoirs. Pourtant, d'un autre côté, La Harpe n'occupa jamais formellement la place de précepteur principal - et à vrai dire de gouverneur - d'Alexandre à laquelle il prétendait. Outre le fait que d'autres maîtres aussi connus que le géographe allemand Peter Simon Pallas ou l'écrivain Mikhaïl Mouraviev s'occupaient également d'Alexandre, le « gouverneur en chef » était bien le comte Saltykov, auquel étaient directement subordonnés les deux sous-gouverneurs ayant le grade de généraux, Protassov et Osten-Sacken. Ces derniers avaient l'obligation de se trouver en permanence l'un auprès d'Alexandre et l'autre de Constantin, et de dormir dans leur chambre. Les maîtres auxquels appartenait La Harpe représentaient une sorte de « troisième échelon » de la hiérarchie. Ils donnaient leurs leçons aux heures fixées en ne passant qu'un temps très limité avec leurs élèves. Dès lors, le fait que les rapports annuels rédigés par La Harpe aient été remis à Catherine II au nom de Saltykov - procédé que le premier qualifia d'escroquerie - entrait parfaitement dans la logique hiérarchique de la cour russe. Bien d'autres personnes du reste, outre Saltykov et les sous-gouverneurs, étaient hiérarchiquement supérieurs à La Harpe, ce qui blessait cruellement son amour-propre.
Réstér ou partir ? Un dilémmé résolu « én haut liéu »
A l'absence de la promotion attendue s'ajoutèrent entre 1791 et 1793 d'autres difficultés : des attaques dirigées contre La Harpe par des ennemis politiques, en majorité des émigrés français et des compatriotes. Les pamphlets que le Suisse avait publiés anonymement au lendemain de la Révolution française, de même qu'une pétition interceptée par la police bernoise demandant des réformes politiques dans la République de Berne, n'y étaient pas étrangères. Le climat de suspicion qui l'entourait amena La Harpe à interrompre la rédaction d'une étude sur l'origine des sociétés et de deux autres textes, également destinés à l'éducation des grands-ducs, commencés en 179011.
Combien de fois La Harpe a-t-il songé à démissionner ? On ne saurait le dire. Le Vaudois évoque plusieurs fois cette perspective. Ses papiers recèlent une demande de congé datée du 26 juillet 1789 [La Harpe H 42,2]. Deux mois plus tôt, il écrivait à son ami Monod : « Vous n'avez aucune idée de la manière dont les hommes même constitués en dignité sont traités par leurs supérieurs ; quant à ceux qui sont dans mon grade à peine daigne-t-on les regarder, et à coup sûr on ne leur offre pas une chaise » [La Harpe H 33: 12.5.1789]. Au fil
11 Le premier, très fragmentaire, traite du « sentiment de rectitude » [La Harpe Db 6] ; le second a pour titre « Quelle est l'influence de la morale des gouvernements sur celle des peuples ? » [La Harpe Db 7]. L'édition de ces documents inédits est en préparation par nos soins.
de sa correspondance avec ses amis, le précepteur invoque sa vocation comme antidote au découragement12. Dans la partie de ses mémoires publiée en 1804, il souligne les épreuves endurées, affirmant avoir trouvé dans les valeurs républicaines et surtout dans l'exemple des Anciens la force de rester en fonctions :
Etranger et sans protecteur, comment n'aurais-je pas éprouvé à la Cour des contradictions, des obstacles et des injustices ? Assurément j'eus ma bonne part de tout cela. [...] Lorsque, cruellement contrarié, j'étais tenté de demander mon congé, soudain je me renfermais, et consultant les anciens, le bon Plutarque en particulier, j'y trouvais soudain des consolations et des encouragements. Caton, Aratus, Philopoimen, Démosthène, Brutus, Cimon etc., auxquels des talents supérieurs, des services signalés, et d'éminentes vertus, donnaient tant de droits au bonheur, avaient été méconnus, persécutés, sans cesser pour cela de sortir de la ligne de conduite qu'ils s'étaient tracée ; et de simples contradictions, d'insignifiants passe-droits ou d'autres misères pareilles m'auraient fait renoncer à mon entreprise, lorsque par une persévérance constante il s'agissait de faire naître un meilleur avenir en faveur de 50 millions d'hommes ! [Vogel 1864: 75-76].
Apparemment, la seule personnalité de la cour à marquer de l'estime pour les qualités et pour l'enseignement de La Harpe était la tsarine elle-même. C'est que, par définition, seules les leçons du Suisse répondaient entièrement à l'« esprit éclairé » qui inspirait les Instructions de Catherine II, un esprit auquel d'autres, et non des moindres, à l'instar du général Protassov, s'opposaient. Ce dernier note avoir tenté de réfuter les idées des Lumières insufflées par La Harpe à Alexandre, qui s'était montré favorable au principe de la « représentation du peuple » pendant la Révolution française [Протасов 1880: 764]. Insensible au climat d'adversité qui les entourait, Catherine II assista à diverses reprises de façon impromptue aux leçons de La Harpe, et fit des commentaires qui enthousiasmèrent le précepteur, à en juger d'après sa correspondance (lettres de La Harpe à Polier du 1/12 juin 1785 [http://lumieres.unil.ch/; Monod487-512] et à Monod du 31 mai/10 juin 1786 [La Harpe H 33]). Le précepteur rapportait mot pour mot à son père certains compliments de l'impératrice, comme celui-ci :
Les maximes que vous lui inculquez sont bien faites pour lui rendre l'âme forte, je les lis moi-même avec le plus grand plaisir, et je suis infiniment satisfaite de vos soins13.
Catherine II loua à diverses reprises La Harpe en public. Le 10 novembre 1790 encore, au cercle de l'Ermitage, elle remerciait le Vaudois de ses peines et
12 Par exemple dans sa lettre du 10 août 1785 à Henri Monod : « On peut pourtant faire quelque bien ou diminuer du moins la somme des maux, et cela vaut encore la peine d'y penser quand on songe à l'avenir. Par cette raison je n'entre jamais chez ces enfants sans être arrêté à la porte par une voix intérieure qui me crie, prends courage, supporte, aie patience, et souviens-toi qu'il ne s'agit pas d'un seul individu mais de plusieurs millions d'hommes » [La Harpe H 33].
13 Lettre de La Harpe à son père du 30 janvier / 10 novembre [sic] 1786 [Monnard 1838: 95]. Et La Harpe d'ajouter, quelques lignes plus bas : « Je vous avouerai que ces sortes de témoignages me font oublier bien des choses, et je n'hésiterais pas entre eux et un ruban ».
l'assurait de sa satisfaction : « Vous méritez tous mes éloges » [La Harpe H 42,4: 6.2.1791]. Ainsi, à l'éternelle question de savoir s'il devait rester ou partir le précepteur répondait en restant, à la fois parce qu'il éprouvait de l'attachement pour ses élèves, qu'il se convainquait de l'importance de sa mission et qu'il craignait en rentrant en Suisse de décevoir ses parents et l'impératrice, qui lui avait offert une seconde augmentation en 1793. Du reste, La Harpe n'avait pas de plan alternatif. Dans le contexte post-révolutionnaire, l'éducateur avait en outre pris quelques précautions, dont celle de remplacer son cours sur l'origine des sociétés par la lecture d'ouvrages « dans lesquels la cause du genre humain était plaidée avec énergie par des hommes morts avant la révolution ». « Cela réussit, précise La Harpe dans ses mémoires, et grâce aux discours de Démos-thène, à Plutarque, à Tacite, à l'histoire des Stuarts, à Locke, à Algernon Sydney, à Gibbon, à Mably, à Rousseau et aux Mémoires posthumes de Duclos, je pus remplir ma tâche en homme qui était responsable envers un grand peuple » [vogel 1864: 77].
Les signes de bienveillance de Catherine à l'égard du Suisse se prolongèrent jusqu'à la fin de l'année 1790. Dès l'année suivante toutefois, l'écho des événements parisiens arriva jusqu'à S.-Pétersbourg. Les aristocrates émigrés affluaient en nombre croissant à la cour, et, bien accueillis dans les salons impériaux de l'Ermitage, se plaignaient des injustices dont ils étaient victimes et de la « folie révolutionnaire ». Suspecté de jacobinisme, La Harpe parvenait néanmoins à se disculper devant l'impératrice. Aussi, lorsqu'à l'automne 1793 Catherine II manifesta le désir de se séparer de lui, le Vaudois n'y était nullement préparé. Il explique cette disgrâce par le fait que l'ayant à demi-mot invité à s'associer au plan qu'elle préparait pour écarter son fils, l'empereur Paul Ier, du pouvoir, il refusa. La souveraine aurait dès lors jugé nécessaire de l'éloigner. Une mesure qui put être reportée, à la demande du Vaudois, jusqu'au printemps 1795, sans que le plan d'éducation prévu pour Alexandre puisse être mené à terme.
« Tout cé qué jé suis.. .c'ést à M. La Harpé qué jé lé dois »
Arrivés au terme de cette étude, il convient de souligner les divers concours de circonstances qui amenèrent La Harpe à la cour de Russie et lui permirent d'y rester, à titre de maître ou - à ses yeux - de « précepteur principal », mais également la tension permanente entre idéal pédagogique et exercice du métier au quotidien que thématisent sa correspondance et son autobiographie. Si les incertitudes, difficultés et désillusions qui marquèrent son préceptorat furent sans doute le lot de plus d'un « outchitel' » à la cour impériale, le soutien que Catherine II accorda au Suisse semble, quant à lui, plus exceptionnel. Il s'explique selon nous essentiellement par la réputation de souveraine éclairée que la tsarine chercha à conserver le plus longtemps possible, à laquelle ses « Instructions » pour l'éducation de ses petits-fils, complétées par le Suisse, appor-
taient un jalon, ainsi que par une forme de fidélité à son favori prématurément disparu, Lanskoï, protecteur de La Harpe.
Quant à l'image d'Epinal, évoquée au début de cette contribution avec la fameuse déclaration d'Alexandre (« Tout ce que je suis [...] c'est à Monsieur La Harpe que je le dois »), l'harmonieux couple maître-élève, tout à la gloire du maître d'ailleurs, nonobstant le fait que l'élève ait été tsar de toutes les Russies, elle naît bien plus tard. C'est en effet à Paris, en 1814, qu'Alexandre, auréolé de sa victoire sur Napoléon, met son ancien précepteur sur un piédestal en déclarant publiquement sa dette à son égard. Le moment n'était pas anodin. Non seulement les deux hommes venaient de fêter leurs retrouvailles, La Harpe s'étant précipité au quartier général allié pour y plaider - non sans succès -l'indépendance de son canton auprès de son ancien élève, mais le tsar recueillait alors et entretenait tous les espoirs et suffrages des libéraux. En prenant La Harpe pour secrétaire pendant son séjour parisien, le tsar tirait profit des connaissances du contexte politique français de ce dernier, mais il gratifiait en même temps une figure du libéralisme. De son côté, La Harpe voyait dans le « tsar libéral » l'accomplissement du projet de son préceptorat. Le soutien à un régime monarchique, voire despotique, ne pouvait se justifier aux yeux d'un précepteur nourri des idées des Lumières, républicain de surcroît, que dans le cas d'un prince éclairé par la philosophie, partisan de l'égalité naturelle des hommes. La politique intérieure et extérieure menée ultérieurement par Alexandre Ier aura beau mettre à mal l'image du tsar libéral, La Harpe ne cessera jamais, en lui écrivant pratiquement jusqu'à sa disparition, d'éduquer le tsar en parfait monarque.
Archives
ГАРФ — Государственный архив Российской Федерации (Москва)
РГАДА — Российский государственный архив древних актов (Москва)
ОР РНБ — Отдел рукописей Российской национальной библиотеки (С.-Петербург)
ACV — Archives cantonales vaudoises (Lausanne)
BCUL — Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne
Manuscrits
La Harpe Db 6-7
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), Db 6 et Db 7, Fragments des travaux destinés à l'instruction des grands ducs.
La Harpe G.Aa 52
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), G.Aa 52, « Correspondance relative à la fixation de mon traitement comme précepteur des Grands Ducs de Russie ».
La Harpe H 33
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), H 33, Lettres de F.-C. La Harpe à H. Monod (1774-1828).
La Harpe H 37
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), H 37, Lettres de F.-C. La Harpe à H. Polier (1780-1803).
La Harpe H 42,1
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), H 42,1, Mémoire remis à Catherine II et apostillé de la main de celle-ci, 10 juin 1784.
La Harpe H 42,2
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), H 42,2, Rapports et mémoires relatifs à l'éducation des grands ducs (1785-1794).
La Harpe H 42,4
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), H 42,4, Copies des lettres de F.-C. La Harpe à Saltykov (1785-1794).
La Harpe J 72
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), J 72, Lettres de J.-M.-L. Favre à F.-C. La Harpe (1772-1790).
La Harpe J 124
BCUL, Manuscrits, Fonds La Harpe (IS 1918), J 124, Lettres d'Alexandre Lanskoï à La Harpe du 11 mars et 18 octobre 1782.
Monod 487-512
ACV, Fonds P René Monod, 487-512, Lettres de F.-C. La Harpe à H. Polier (1783-1803). (publiées sur le site : http://lumieres.unil.ch/).
Госархив II-1-115
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Зимний дворец 1-290
ГАРФ, ф. 728 (Коллекция документов рукописного отделения библиотеки Зимнего дворца), оп. 1, д. 290, Бумаги воспитателей великих князей Александра и Константина Павловичей.
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Andrei Yu. Andreev
Lomonosov Moscow State University
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Danièle Tosato-Rigo
University of Lausanne
Lausanne, Switzerland
Tempering an Enlightened Educator: Frédéric-César de La Harpe at the Russian Imperial Court (1783-1795)
Abstract
Among all the educators who cared for him from his early childhood, Alexander I gave a particular honor to only one, the Swiss teacher Frédéric-César de La Harpe (1754-1838), who, invited to teach the French language, was further his instructor in geography, history, arithmetic, and geometry, as well as the foundations of philosophy. This Swiss teacher has been regarded in historical studies as the fortunate "chosen one" by Catherine II, who summoned him to direct Alexander's education and who rewarded him accordingly afterwards. The present article peers into the backstage of the long educational process (1783-1795) in which he was engaged, revealing the less idyllic facts. Based on unpublished documents in Russian and Swiss archives, this study presents a picture of the place of an educator on the main stage of his activity, the Russian Imperial court, and thus the interplay of the history of practice and of ideas and their representations. Did La Harpe himself choose to work as an educator? Did Catherine II really search and find the Swiss teacher for his abilities? Did his teaching indeed represent a concretization of Catherine's thoughts on this matter? And finally, how did La Harpe himself estimate his situation at the court, which was transformed into a "success story" only after 1814? This article, offering some answers to these questions, adds to the analysis the different circumstances of La Harpe's appearance and later life at the court; the difficulties he faced in spite of the support of Catherine II, which was, regrettably, withdrawn unexpectedly; and, finally, the permanent discrepancies between his pedagogical ideals and the everyday studies in which he engaged.
Keywords
education, Russia, Switzerland, Enlightenment, Alexander I, Catherine II, La Harpe
References
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Acknowledgements
Russian Foundation for Basic Research. Project No. 16-21-41001. Swiss National Science Foundation. Project No. IZLR_163860.
проф. Андрей Юрьевич Андреев, доктор ист. наук Московский государственный университет им. М. В. Ломоносова, исторический факультет,
профессор кафедры истории России XIX - начала XX века
119192 Москва, Ломоносовский проспект, д. 27, корп. 4,
Исторический факультет
Россия/Russia
andrv@hist.msu.ru
prof. Danièle Tosato-Rigo, Ph.D.
Université de Lausanne, Section d'histoire, professeur d'histoire moderne
Section d'histoire
Quartier UNIL-Chamberonne
Bâtiment Anthropole 5187.1
CH-1015 Lausanne
Suisse/Switzerland
daniele.tosato-rigo@unil.ch
Received February 20, 2017