HORIZON 13 (2) 2024 : I. Research : P. Lang : 556-570
ФЕНОМЕНОЛОГИЧЕСКИЕ ИССЛЕДОВАНИЯ • STUDIES IN PHENOMENOLOGY • STUDIEN ZUR PHÄNOMENOLOGIE • ÉTUDES PHÉNOMÉNOLOGIQUES
https://doi.org/10.21638/2226-5260-2024-13-2-556-570
PERDRE SA RAISON D'ÊTRE MUSICALE.
DANS UN MONDE SATURÉ PAR LES ENREGISTREMENTS
SONORES, QUELLE PLACE POUR LA MUSIQUE ?
PATRICK LANG
PhD, Maître de conferences. Nantes Université. 44035 Nantes, France. https://orcid.org/0009-0002-1216-1728 E-mail: [email protected]
TO LOSE THE MEANING OF MUSICALITY.
WHAT IS THE PLACE OF MUSIC IN A WORLD SATURATED WITH AUDIO RECORDINGS?
"Listening to music" and "listening to sound recordings" have become perfectly synonymous in our society. The aim of this paper is to question the legitimacy of this supposed equivalence, which almost all listeners have taken for granted. Our sonic universe is saturated with recorded sounds: what space does it leave to music? What reasons could justify a radical distinction, or even opposition, between the exposure to recorded sounds and musical activity in the strict sense of the word? According to tried and tested phenom-enological method, through conscious attention to what appears, we return "to the matters themselves": namely, the conditions under which sonorities can become music. After a first, introductive part reflecting the exceptional marginality of recording in mankind's musical history, the second part of the study sketches a phenomenological description of a genuine musical process; the final part examines the consequences of sound registration with regard to such a process and to various aspects of music making and listening to music. It is thereby shown that recordings are by no means a vector of democratizing musical culture.
Keywords: acoustics, archaeo-acoustics, musical coherence, phonofixation, musical process, listening regression, musical univocity, tempo.
УТРАТИТЬ СМЫСЛ МУЗЫКАЛЬНОСТИ. КАКОВО МЕСТО МУЗЫКИ В МИРЕ, ПЕРЕНАСЫЩЕННОМ АУДИОЗАПИСЯМИ?
ПАТРИК ЛАНГ
PhD, доцент. Нантский университет. 44035 Нант, Франция. https://orcid.org/0009-0002-1216-1728 E-mail: [email protected]
© PATRICK LANG, 2024
«Прослушивание музыки» и «прослушивание звукозаписей» стали в нашем обществе абсолютными синонимами. Цель данной статьи — поставить под сомнение законность этой предполагаемой эквивалентности, которую почти все слушатели приняли как нечто само собой разумеющееся. Наша звуковая вселенная насыщена записанными звуками: какое место она оставляет музыке? Какие причины могли бы оправдать радикальное различие или даже оппозицию между воздействием записанных звуков и музыкальной деятельностью в строгом смысле этого слова? Согласно апробированному феноменологическому методу, через сознательное внимание к тому, что появляется, мы возвращаемся «к самим вещам», а именно к условиям, при которых звучность может стать музыкой. После первой, вводной, части, отражающей исключительную маргинальность записи в музыкальной истории человечества, вторая часть исследования представляет собой феноменологическое описание подлинного музыкального процесса; заключительная часть исследует последствия регистрации звука в отношении такого процесса и различных аспектов создания и прослушивания музыки. Тем самым показано, что звукозапись ни в коем случае не является вектором демократизации музыкальной культуры.
Ключевые слова: акустика, археоакустика, музыкальная когерентность, фонофиксация, музыкальный процесс, регрессия звука, музыкальная однозначность, темп.
REMERCIEMENTS
Je remercie vivement François Bertin-Maghit et Agnès Grivaux pour les échanges constructifs et les amendements auxquels leurs relectures attentives de ce texte ont donné lieu.
La musique n'est pas un divertissement d'oisifs, d'« amateurs », ôtez-vous cela de l'esprit. La musique est indispensable à notre vie, à la vie de tous, et jamais nous n'en avons eu autant besoin.
Michel Butor, La musique, art réaliste
Sur la totalité de l'espace de la terre, et pour la première fois depuis que furent inventés les premiers instruments, l'usage de la musique est devenu à la fois prégnant et répugnant. Amplifiée d'une façon soudain infinie par l'invention de l'électricité et la multiplication de sa technologie, elle est devenue incessante, agressant de nuit comme de jour, dans les rues marchandes des centres-villes, dans les galeries, dans les passages, dans les grands magasins, dans les librairies, dans les édicules des banques étrangères où l'on retire de l'argent, même dans les piscines, même sur le bord des plages, dans les appartements privés, dans les restaurants, dans les taxis, dans le métro, dans les aéroports.
Pascal Quignard, La Haine de la musique
Souvent cités, ces deux passages antagonistes parlent de musique. Je soutiens qu'ils ne parlent pas de la même chose. « Écouter de la musique » et « écouter des enregistrements sonores » sont deux expressions devenues, dans nos sociétés, parfaitement
synonymes. Il s'agit ici d'interroger la légitimité de cette équivalence supposée, que la quasi-totalité des auditeurs ont intégrée comme allant de soi. Notre univers sonore est saturé de sonorités enregistrées : quelle place fait-il encore à la musique ? Quelles sont les raisons qui pourraient justifier une distinction radicale, voire une opposition entre pratique des sonorités enregistrées et activité musicale à proprement parler ?
L'objet de la présente étude n'est pas de dénoncer, d'un point de vue socio-économique voire politique, la commercialisation de la musique et ses effets aliénants, ni sa dégradation en objet de consommation. Mon but n'est pas non plus de théoriser, d'une manière axiologiquement neutre ou se prétendant telle, les transformations que connaît le rapport à la musique dans le monde contemporain et d'anticiper celles du monde à venir (Attali, 2001). Le propos ne consiste pas davantage à exprimer l'opinion — qui ne serait que l'expression d'une idiosyncrasie personnelle — selon laquelle l'enregistrement retire à la musique une partie de sa beauté et de son mystère, et qu'il vaudrait mieux en jouir dans l'instant présent, plutôt que de chercher à la conserver. Non que de telles considérations soient dépourvues d'intérêt ni de pertinence ; mais, à mon sens, elles n'atteignent pas le cœur de la question. Je souhaite, en bonne méthode phénoménologique, par l'attention consciente à ce qui apparaît, revenir zu den Sachen selbst, aux choses mêmes, plus exactement à l'affaire en cause : à savoir, les conditions auxquelles des sonorités peuvent devenir musique.
Après une première partie introductive reflétant l'exceptionnelle marginalité de l'enregistrement dans l'histoire musicale de l'humanité, la deuxième partie de l'étude esquissera une description phénoménologique d'un processus musical au sens propre ; la dernière partie examinera les conséquences de l'enregistrement sonore eu égard à un tel processus et à divers aspects de la pratique musicale et de l'écoute de la musique.
1. LA PHONOFIXATION, NORMALITÉ OU EXCEPTION ?
Il est aisé — et peu original1 — de constater à quel point l'environnement des individus et des groupes est, à pratiquement chaque instant de la vie éveillée voire endormie, occupé par des enregistrements sonores. De la sonorisation des boutiques et magasins à celle des places de villages et des quartiers urbains en temps « festif » (Amblard, 2021), de l'injonction sociale d'accompagner les repas conviviaux à domicile par une « musique d'ambiance » à la sonorisation des bars et des restaurants, de ceux qui agrémentent d'enregistrements sonores leurs trajets en voiture à ceux qui font de même dans les transports en commun, de ceux qui en accompagnent les cor-
Cf. les nombreuses références — réparties sur près d'un siècle — données dans Bogoya Gonzales (2011).
vées ménagères à ceux qui « travaillent en musique » même à des tâches intellectuelles (jusqu'à ces critiques musicaux qui écoutent certains enregistrements pendant qu'ils écrivent sur d'autres), l'énumération — loin d'être exhaustive — serait rapidement fastidieuse. Je laisserai entièrement de côté la question des goûts et des styles (musique sérieuse ou légère, savante ou populaire, traditionnelle ou actuelle) mobilisés par ces pratiques, ainsi que celle — relevant d'un problème de santé publique — des incapacités auditives résultant de plus en plus précocement de l'augmentation du volume sonore moyen auquel ces enregistrements sont délivrés individuellement ou collectivement (Dillard, Arunda, Lopez-Perez, Martinez, Jimenez & Chadha, 2022). J'insisterai, en revanche, sur le principe même que l'industrie culturelle a réussi à imposer au point d'exclure pratiquement sa remise en question : il ne vient plus guère à l'esprit de quiconque qu'écouter de la musique, ce pourrait, voire devrait, être autre chose.
Pour prendre conscience de la marginalité et de l'extrême exception que constitue, de fait, cette prétendue normalité de l'enregistrement, il ne sera pas inutile de rappeler que les premiers instruments de musique identifiés par la paléo-organologie datent d'il y a 35 000 ans, du paléolithique supérieur2. Quant aux traces d'une activité rituelle vocale individuelle ou collective, les recherches d'archéo-acoustique ont établi que, dans les grottes paléolithiques ornées datant d'environ -30 000 à -10 000, les peintures sont principalement situées dans les endroits les plus sonores de ces grottes3. Il est donc certain que l'humanité cultive des pratiques musicales depuis au moins trente millénaires. Par contraste, c'est autour de 1880 que sont déposés les premiers brevets pour l'invention du phonographe et du gramophone, vers 1910 que sont opérationnels les premiers rouleaux et disques « musicaux », et seulement après 1950 que se développe un marché de masse des enregistrements sonores. Si l'on ramène la durée de l'histoire de la musique à une journée de 24 h, la « musique » enregistrée couvre donc à peine les cinq dernières minutes avant minuit... Une telle révolution a indubitablement de quoi fasciner ; mais on tentera ici de se déprendre de la fascination pour embrasser une perspective plus pérenne.
2. ESQUISSE D'UNE DESCRIPTION DU PROCESSUS MUSICAL
La définition d'une chose — en l'occurrence, de la musique — doit-elle partir de l'usage qu'en fait le langage courant ? On court alors le risque d'entériner un usage qui pourrait être purement conventionnel et forfaitaire, et qui méconnaîtrait la spé-
2 « Sur la plus ancienne flûte de la stratigraphie d'Isturitz[,] la régularité de l'écart entre les trous traduit une élaboration poussée, une recherche de hauteurs précises des sons et par conséquent la notion d'intervalles [...] » (Dauvois, 2005, 228).
3 Cf. notamment les nombreux travaux publiés par Iégor Reznikoff depuis les années 1980.
cificité de ce dont il s'agit. Admettons néanmoins, par hypothèse, que tout ce qui est couramment appelé musique — c'est-à-dire toute succession de phénomènes sonores produite de manière intentionnelle ou intentionnellement aléatoire — soit en effet de la musique. Cela n'exclut pas la possibilité de distinguer, à l'intérieur du genre « musique », plusieurs espèces, selon que certaines propriétés leur appartiennent ou non. En vertu de la correspondance directe entre la structure des sons, plus exactement des intervalles, et celle de l'affectivité humaine4, un morceau de musique, qu'il soit improvisé ou composé, transmis par tradition orale ou fixé par une écriture, peut être plus et autre chose qu'une succession de phénomènes acoustiques matériels : c'est un itinéraire dans l'univers des affects, enchaînant de manière univoque5 des mouvements de l'âme (Gemütsbewegungen) si divers et si nuancés qu'aucune conceptualité ne saurait les nommer. C'est un tissu de relations vivantes6 qui transcende la simple juxtaposition des sonorités dans le temps objectif en nécessité vivable, où ce qui précède conditionne ce qui suit, comme ce qui suit conditionne rétroactivement ce qui précède. S'il s'agit de musique, « l'un après l'autre » devient « l'un par l'autre », au sens où les sonorités antérieures engendrent les ultérieures, se transforment en elles, au sein d'une continuité contraignante. Pour vivre le caractère inéluctable de cette cohérence, l'attention est certes requise comme une condition nécessaire ; inversement, si la cohérence est effectivement réalisée, l'attention est, sinon garantie, au moins favorisée ; le risque de décrochage, de flottement, de distraction, de pensées parasites est amoindri. Un tel processus musical nous entraîne irrésistiblement, à partir d'un commencement qui est silence et repos, jusqu'à un point de tension maximale (à ne pas confondre avec l'intensité maximale) appelé point culminant, et nous ramène — nous restituant en quelque sorte à nous-mêmes — à une fin qui est également repos et silence (Lang, 2010). Vivre un tel processus de part en part, adhérer à lui, s'y fondre sans que rien dans les sonorités ne vienne le perturber, sans que rien en nous-mêmes ne nous en détourne, c'est là une expérience irremplaçable et d'une portée incalculable, qui appartient aux possibilités humaines, si rarement réalisée soit-elle. La musique,
On ne peut qu'être frappé par la rareté, voire l'absence pure et simple, de la notion d'intervalle dans la majorité des écrits actuels sur la musique. Lélément (c'est-à-dire la plus petite composante) musical n'est pas la note (avec ses paramètres de hauteur et de durée), mais bien l'intervalle (qu'il soit mélodique ou harmonique) : première occurrence d'une relation entre sons (cf. Celibidache, 2012; Lang, 2008).
L'absence d'équivoque que la musique peut atteindre, par contraste avec le langage verbal dont les significations sont toujours conventionnelles et polysémiques, réside dans la continuité sans faille dont il sera question par la suite.
En première approche, ces relations sont de nature mélodique, harmonique, rythmique, métrique et périodique (Lang, 2014).
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réputée art du temps, est ainsi l'accès privilégié à l'intemporalité. Selon les termes plus ou moins heureux de Stravinsky :
Par l'imperfection de sa nature, l'homme est voué à subir l'écoulement du temps — de ses catégories de passé et d'avenir — sans jamais pouvoir rendre réelle, donc stable, celle de présent. La musique est le seul domaine où l'homme réalise le présent7. (Stravinsky, 2000, 70)
Entre l'improvisation et la présentation d'une œuvre composée, il n'y a, à cet égard, aucune différence essentielle. Toujours il s'agit de réagir dans le maintenant, avec une entière disponibilité, aux sonorités passées, de manière à saisir ce qui en elles appelle les sonorités à venir. Tel commencement déterminé ne peut se poursuivre n'importe comment, mais requiert une suite qui est déterminée à l'intérieur de marges étroites. Telle suite déterminée ne peut provenir de n'importe quel commencement, mais requiert comme antécédent un commencement qu'elle détermine — à rebours de la successivité. La première sonorité doit engendrer la seconde, qui à son tour doit engendrer la troisième, et ainsi de suite. La première sonorité, en engendrant la seconde, conditionne par là également la troisième et toutes celles qui suivent. La dernière sonorité résulte de toutes les précédentes, et doit les conduire à un terme définitif au-delà duquel aucun besoin de sonorités ultérieures ne se fait sentir. N'importe quelle sonorité dans le processus musical contient ainsi celles qui la précèdent et celles qui la suivent. Chaque moment dépend de tous les autres ; aucun n'existe en soi et par soi. Mais il y a plus : les sonorités forment entre elles des articulations distinctes qui appellent, soit comme complément, soit comme contraste, d'autres articulations. Deux articulations vécues comme contrastant à une certaine échelle peuvent, à une échelle plus grande, se révéler complémentaires et former une unité qui, à son tour, entrera en contraste avec une autre unité de même échelle. Les contrastes alimentent le processus, de manière articulée, jusqu'au point culminant ; après celui-ci, ils sont peu à peu équilibrés, jusqu'à la fin. La manière dont les contrastes sont mis en œuvre dans la phase proprement expansive conditionne la manière dont ils pourront être équilibrés dans la phase compressive. C'est pourquoi un changement à tel moment aura des répercussions non seulement dans son voisinage immédiat, mais aussi à des moments fort éloignés.
Le concept de tissu relationnel mobilisé ci-dessus est censé renvoyer non pas tant au textile tissé de chaîne et de trame qu'au tissu organique, ensemble fonctionnel de cellules vivantes de même origine. Les phénomènes sonores susceptibles d'être intégrés à un processus musical sont en effet de nature complexe ; indépendamment
J'ai permuté l'ordre original des deux phrases citées.
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de l'intention humaine, des épiphénomènes de plusieurs sortes environnent les phénomènes simples. Évoquons-en quelques exemples, nullement exhaustifs. Un son acoustique de hauteur déterminée (vibration d'une corde entre deux points fixes, d'une colonne d'air dans un tube cylindrique ou conique, d'une masse de métal, d'une membrane, etc.) est accompagné de la série des harmoniques naturels supérieurs, dont les fréquences sont les multiples entiers de la fréquence fondamentale, et dont les amplitudes relatives déterminent le timbre de ce son. Lorsque deux sons de hauteur déterminée résonnent simultanément (intervalle harmonique), se forme un son différentiel ou résultant, dont la fréquence égale la différence entre les fréquences des deux sons produits. Un tel son différentiel peut coïncider avec l'un des sons joués et, de ce fait, le renforcer, ou s'en distinguer et, de ce fait, s'y ajouter. Il arrive également que des sons simultanés produisent, en tant qu'ils sont des harmoniques appartenant à une même série, la fréquence fondamentale manquante de cette série (phénomène utilisé depuis des siècles dans la facture d'orgues). Tous ces épiphénomènes ne sont nullement cantonnés aux situations expérimentales en laboratoire d'acoustique, mais sont clairement perceptibles à quiconque s'exerce à y prêter attention.
Les épiphénomènes sont plus ou moins favorisés ou entravés par les qualités acoustiques du lieu. Dépend également de cette acoustique la réverbération, c'est-à-dire la persistance des sonorités dans un lieu après interruption de la source sonore. Par conséquent, l'acoustique concrète et individuelle d'un espace de travail ou de présentation publique est décisive dans la détermination de la richesse et de la complexité des sonorités susceptibles d'être musicalement reliées. Les propriétés acoustiques d'une salle dépendent principalement de sa forme, de ses dimensions et des matériaux plus ou moins réfléchissants ou absorbants qui revêtent ses surfaces ; ces propriétés peuvent varier considérablement dans une seule et même salle selon que celle-ci est vide ou remplie de public, ainsi qu'en fonction de la température et de l'hygrométrie. Les sonorités destinées à être mises en relation musicale dépendent également des instruments en présence et des êtres humains qui les jouent. Le développement, depuis un demi-siècle, de la soi-disant « interprétation historiquement informée » a au moins le mérite d'avoir aiguisé et propagé la conscience des différences entre factures et matériaux instrumentaux, ainsi qu'entre instruments d'époques diverses. En revanche — et c'est l'un des effets de l'omniprésence des enregistrements sonores — s'est estompée la diversité des écoles et cultures nationales dans le jeu de ces instruments, qui permettait naguère, par exemple, de distinguer, à l'oreille, un orchestre composé d'instrumentistes français, allemands, italiens, russes, etc.
C'est donc de l'interaction entre les instrumentistes, les instruments et les propriétés acoustiques du lieu et du moment que résulte la richesse des sonorités, toutes choses égales d'ailleurs. En ce sens, cette richesse est, à chaque fois, nouvelle et, dans une
certaine mesure, imprévisible ; à des paramètres pondérables, elle ajoute des éléments impondérables. En cherchant à faire vivre les relations entre sonorités, le musicien digne de ce nom réagit8 à toutes ces variables dont aucune n'est écrite à l'avance. Et cette capacité de réagir consiste essentiellement dans le fait d'adapter, d'apparier l'une à l'autre, la richesse du matériau et la vitesse de sa présentation et de son assimilation. L'adéquation, jamais fixée une fois pour toutes, d'une richesse et d'une vitesse est le tempo au sens proprement musical. Le tempo, fréquemment confondu — y compris par des musiciens de métier — avec la vitesse, est la condition qui permet à la conscience musicale d'intégrer dans une unité relationnelle la multiplicité, plus ou moins riche, des phénomènes. C'est pourquoi la locution courante « choix du tempo » est un non-sens : le tempo est déterminé par l'écoute de ce que toute situation musicale a de vivant, c'est-à-dire d'unique — à la fois imprévisible et irrépétable ; sans quoi il n'est que vitesse physique, plaquée extérieurement sur une succession dont le devenir musical exigerait peut-être tout autre chose. Idéalement, la question qui guide constamment le musicien est de savoir comment telle sonorité, telle articulation, telle partie, naît de la (ou des) précédente(s) ; comment doit être joué ou chanté l'ultérieur pour être vécu comme engendré par l'antérieur, mais aussi comment doit être joué ou chanté l'antérieur pour que l'ultérieur puisse en provenir ; comment les articulations peuvent former ensemble, à leur niveau respectif, une unité de niveau supérieur, jusqu'à s'intégrer, en dernière instance, à l'unité d'un mouvement musical entier ; comment la diversité et la richesse maximales des contrastes sont susceptibles d'être unifiées dans le vécu d'une continuité cohérente. C'est là une question non pas d'interprétation mais d'écoute : il s'agit d'écouter sans prévention ce qui sonne réellement hic et nunc, et qui ne se reproduira jamais plus. Les sons, en effet, ne sont pas figés, ils vivent continuellement : leur changement à travers le temps est acoustique-ment descriptible en termes de modulation d'amplitude. S'il s'agit de sons résonants (par exemple corde ou masse métallique pincée ou frappée), leur évolution peut grossièrement se décrire en deux phases : l'attaque et la résonance. Seule l'attaque est soumise à l'action immédiate de l'instrumentiste ; la phase de résonance dépend de l'attaque et n'est plus directement influençable. S'il s'agit de sons entretenus (corde frottée, colonne d'air en vibration prolongée), leur évolution comporte trois phases : l'attaque, le maintien, la chute. Ce n'est alors pas seulement l'attaque, mais aussi le maintien qui peut donner prise à des modifications intentionnelles : la phase de maintien permet, par exemple, d'accroître l'intensité d'un son, ou de modifier son timbre en renforçant certains de ses har-
La place manque ici pour préciser la nature de ce réagir, qui est certes conscient, mais ne résulte pas pour autant d'une réflexion et d'une volonté délibératives. C'est une réaction à la fois attentive et spontanée, qu'on pourrait qualifier d'instinctive, bien qu'elle résulte d'un apprentissage et d'une expérience convenablement orientés et nourris.
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moniques. La continuité musicale se joue en premier lieu dans la manière dont l'attaque du son suivant s'enchaîne à la résonance, au maintien ou à la chute du son précédent. Au plan mélodique, une certaine note sera jouée différemment, quant à son attaque et à son maintien, selon qu'elle inaugure un intervalle mélodique ascendant ou descendant, selon que cet intervalle est une octave, une quinte, une tierce, selon qu'il s'inscrit dans un mouvement mélodique lent ou rapide, selon qu'il appartient à une voix prioritaire ou secondaire, selon le ou les instruments qu'il s'agit d'accompagner, etc. Des considérations analogues s'appliquent aux accords et à tous complexes de sons simultanés.
La réalisation d'une œuvre composée se distingue de l'improvisation seulement parce que le processus qui fait naître les unes des autres les sonorités et leurs articulations est prétracé, préfiguré, par la compositrice ou le compositeur9. La partition écrite est une sténographie incomplète qui, dans le meilleur des cas, témoigne de ce préalable : elle doit être convertie en sonorités, au moins imaginaires (lecture silencieuse), mais finalement concrètes dans un espace acoustique factuel, pour que l'itinéraire dont elle est la trace puisse éventuellement être réactivé et ressuscité. Tant qu'elle ne sonne pas, la partition demeure lettre morte au sens propre du terme ; et même tant que les sonorités restent simplement juxtaposées dans la succession, sans que soit vivable la nécessité univoque qui les fait dériver les unes des autres, l'œuvre musicale n'existe pas encore. À la différence de l'improvisation, les sonorités sont ici présélectionnées par le compositeur ; mais la tâche musicale fondamentale, bien comprise, demeure : ces sonorités ne peuvent se combiner, s'enchaîner, s'unifier n'importe comment ; toujours la question est de savoir comment les calibrer, les agencer, les mettre en œuvre, pour surmonter leur extériorité mutuelle au profit d'une continuité relationnelle ; prêter attention à chaque détail, sans pour autant se fixer sur aucun, pour vivre la totalité dans laquelle chacun assume une fonction irremplaçable. En ce sens, chaque réalisation sonore d'une partition écrite est une occasion — nullement une garantie — de faire naître l'œuvre à nouveau, mais également à neuf. Ce qui se maintient d'une exécution à l'autre, c'est l'itinéraire virtuel unissant les sonorités, itinéraire qu'il s'agit de ranimer et de donner à vivre ; mais les sonorités elles-mêmes — au-delà de la part fixée par la partition (hauteurs et durées relatives) — sont différentes d'une salle à l'autre, d'un instrument à l'autre, d'un musicien à l'autre, d'un jour à l'autre, et même, en toute rigueur, d'une tentative à la suivante au cours d'une seule et même « répétition10 » : ce n'est qu'en réagissant à ces différences qu'il sera
9 Dès ce stade, l'échec est possible : certaines compositions excluent la possibilité d'une continuité du vécu.
10 Les termes de Probe en allemand, de prova en italien, signifiant « épreuve » au sens de « tentative », conviennent mieux à ce dont il s'agit.
possible d'éliminer d'elles ce qui n'est pas intégrable à l'itinéraire à construire, et de les intégrer à ce dernier. « À l'époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l'œuvre d'art, c'est son aura » (Benjamin, 2000, 276) : ce diagnostic célèbre — élaboré principalement à propos de la photographie et du cinéma — est inapplicable à l'œuvre musicale, puisqu'il présuppose à tort que celle-ci existe comme objet et quelle soit techniquement reproductible. Or l'œuvre musicale n'advient pas ailleurs que dans ses éventuelles recréations, c'est-à-dire dans l'actualisation de cet itinéraire virtuel dont le compositeur a consigné la trace ; elle n'est pas un objet, mais un processus ; elle relève non pas de l'être, mais du devenir11. Ce qui est à (re)produire est la relation entre des termes (sonorités) dont la reproduction à l'identique est à strictement parler impossible12 ; d'où la nécessité d'adapter fonctionnellement, chaque fois à neuf, les termes suivants aux termes précédents, par une réaction libre, spontanée et immédiate — une réaction musicale. La raison d'être des sonorités — la relation musicale vivante qui les unifie — est donc rigoureusement indissociable de l'acoustique d'un espace, des positions qu'y occupent les musiciens, des distances qui les séparent, en tant que ces variables déterminent la réverbération, les épiphénomènes, en un mot la richesse des phénomènes qu'il s'agit d'intégrer à la continuité du vécu13. En ce sens, l'acoustique est un élément constitutif des formes musicales.
11 De ce point de vue, l'ontologie de l'œuvre musicale, qui a connu au cours des dernières années des développements considérables, me semble toujours grevée d'une erreur de catégorie. La thèse que je soutiens ici n'est pas invalidée, mais au contraire corroborée par celle que Roger Pouivet — inspiré par Noël Carroll et Theodore Gracyk — a développée au sujet de l'ontologie de l'art de masse et notamment du rock. Les nombreux écrits de ce penseur fournissent des outils performants pour conceptualiser avec précision la distinction entre, d'une part, des enregistrements-artefacts, objets phonographiques contenant des séquences définitivement figées de signaux sonores et, d'autre part, des processus musicaux ; R. Pouivet souligne, avec raison, que leurs statuts ontologiques diffèrent, mais, parce qu'il conçoit toujours l'œuvre musicale comme un objet, ses formulations brouillent parfois cette différence. Il n'est assurément pas exclu que les artefacts phonographiques — R. Poui-vet les qualifie de « saturés » ! — soient des œuvres et possèdent des propriétés émotionnelles et esthétiques ; il est également certain que les enregistrements de concerts sont des « documents » sonores, d'un indéniable intérêt historique, parfois pédagogique, etc. ; mais il reste douteux que la dénomination spécifique de « musique » leur convienne (cf. Pouivet, 2010, 47-68). Dès les années 1990, d'ailleurs, Michel Chion distinguait — dans une intention nullement péjorative — la musique instrumentale d'une part et, d'autre part, « l'art des sons fixés » qui se caractérise, notamment, par une fixation définitive du temps, des sonorités et de l'espace interne (Chion, 1991, 2017).
12 Elle est possible seulement par des procédés mécaniques ou électroniques, non pour des êtres humains. Musique et répétition à l'identique s'excluent réciproquement.
13 Dans cette perspective, la position de Glenn Gould, selon laquelle les interprétations sont faussées par la nécessaire adaptation du jeu à l'acoustique de la salle (!), apparaît comme un contresens radical (Lephay, 2014, 118).
3. CONSÉQUENCES DE LA PHONOFIXATION
La description analytique du processus musical que l'on vient d'esquisser n'est que la tentative de transcrire en concepts ce que réalisent parfois, et sans nécessairement pouvoir en rendre compte, ceux qui méritent alors d'être appelés — bien qu'ils soient en général peu connus des médias et du grand public — de grands improvisateurs, de grands instrumentistes, en un mot, des musiciens au sens insigne. Le plus souvent, ce processus échoue ; soit que, dans les phénomènes, la continuité relationnelle soit interrompue, par un élément qui se soustrait à son intégration (une entrée décalée, une intonation trop fausse, un accent mal placé, un phrasé contraire aux intervalles, etc.) ; soit que, dans la conscience, l'attention soit distraite par des rêveries, par des associations personnelles de souvenirs ou d'images, par des actes de volonté, par des pensées de tout ordre. Expulsé du processus, on se retrouve alors au niveau physique de la succession des phénomènes sonores. Incontestablement celle-ci peut avoir des effets puissants sur l'affectivité humaine ; mais il lui manque l'univocité de l'enchaînement proprement musical qui permet de transcender la succession vers une — énigmatique mais vivable — coprésence de la fin et du commencement.
Le plus souvent, le problème de l'enregistrement sonore a été posé en termes de performances techniques, en termes de fidélité de la restitution, par l'enregistrement, de toutes les sonorités réelles, autrement dit en termes d'outillage14. On ne saurait contester que des progrès considérables ont été accomplis à cet égard au cours d'un bon siècle. Il demeure certain cependant que les appareils les plus perfectionnés n'équivalent pas à l'ouïe humaine quant à la perception des épiphénomènes ci-dessus évoqués, et qu'ils altèrent ces derniers en y ajoutant des épiphénomènes liés à leur propre matérialité (boîtiers métalliques, etc.). Pour qui a la conscience auditive éveillée — par exemple par la fréquentation, en répétition et en concert, d'un orchestre symphonique dirigé par un chef soucieux de transparence et d'audibilité de toutes les voix —, il est manifeste que même les enregistrements réputés les meilleurs ne captent qu'une partie de la richesse des phénomènes. Mais le point essentiel est ailleurs. Dans le cas de l'enregistrement sonore, le lien avec l'acoustique d'origine, dans laquelle le ou les musiciens ont réagi aux sonorités vivantes pour les intégrer dans la nécessité d'un processus génétique, est rompu. Les sonorités perdent leur raison d'être musicale : celle qui justifie qu'elles sonnent ainsi et non autrement. Elles ne sont plus que les traces mortes d'un (éventuel !) processus musical. Si complète que soit leur restitution, celle-ci ne saurait être de la musique, non plus que la juxtaposition méticuleuse des organes d'un cadavre au complet ne nous met en présence d'un organisme vivant. En outre, la res-
14 Pour une discussion critique de ce paradigme (cf. Chion, 2002, 210 ff.), ou encore (Arbo, 2014).
titution a lieu dans un espace dont l'acoustique diffère nécessairement de celle d'origine, ou bien — lorsqu'elle se fait au casque ou aux oreillettes — sans aucun espace : la formation de certains épiphénomènes est dès lors exclue a priori. Assurément, la situation de l'enregistrement en studio avec mixage et montage est, à cet égard, encore plus délétère que celle de la captation sur le vif d'un concert. Les relations vécues dans l'espace concret sont alors délibérément remplacées par des rapports artificiellement réglés à la table de mixage, de raccords entre des fragments de continuité hétérogènes, etc.15.
La fréquentation d'enregistrements affaiblit, à la longue, la capacité de réaction musicale. Ce qui se perd avant tout est le sens aigu de l'unicité de chaque événement. Il en résulte une baisse de l'attention, de la capacité de présence éveillée et ininterrompue à ce qui se passe. On n'éprouve plus le besoin d'écouter vraiment au moment où cela se passe, parce que l'on s'en remet à l'option toujours disponible de la supposée répétabilité. « Les hommes ont appris, même pendant qu'ils écoutent, à refuser leur attention à ce qu'ils écoutent » (Adorno, 2003, 15). En second lieu, la spontanéité musicale ne peut sortir indemne du conditionnement mécanique auquel l'expose la répétition identique des successions de sonorités figées. Enfin, privé de la relation vivante entre les sonorités, l'auditeur est contraint de focaliser ce qui lui reste d'attention sur ces sonorités seulement, comme si elles existaient en soi et pour soi. Chaque sonorité étant extraite du contexte qui l'a fait naître d'une manière déterminée, chacune étant ainsi dépouillée de tous les moments qui dépassent sa matérialité immédiate, l'intérêt ne peut que se limiter aux propriétés purement sensibles du matériau. Écouter des sonorités enregistrées, c'est se priver, irrémédiablement et par avance, de la possibilité de saisir la relation musicale vivante qui les justifie : des oreilles qui n'appréhendent que l'excitation sensible (d'une couleur instrumentale, d'un effet local, d'une prouesse virtuose, etc.), au lieu de réaliser la synthèse des moments d'excitation, « sont de mauvaises oreilles : même dans le phénomène "isolé" leur échapperont des traits décisifs »
15 Extrêmement instructif est le témoignage du chef d'orchestre Sergiu Celibidache (que j'ai reçu de lui-même) : il avait laissé enregistrer pour la radiodiffusion une symphonie dont l'un des mouvements consiste en trois parties qui s'enchaînent : Scherzo, Trio, puis Scherzo da capo. La situation musicale est sans ambiguïté : le premier Scherzo expose les contrastes pour les exacerber et les conduire au point culminant qui se situe dans le Trio central ; le second Scherzo remplit — avec les mêmes notes écrites — une fonction musicale fort différente : rappelant ce qui est déjà connu, il apaise les contrastes pour les conduire à la fin. À l'issue de la séance, l'ingénieur du son responsable de l'enregistrement proposa de dupliquer le premier Scherzo et de le monter après le Trio, au motif qu'il lui semblait plus dynamique et plus coloré, à la différence du second, trop terne et dépourvu d'incisivité...
(Adorno, 2003, 39) — ceux par lesquels, précisément, il est susceptible de transcender son isolement.
Un musicien qui consent à l'enregistrement et attend de celui-ci des informations plus objectives ou plus fiables sur son art que celles que lui fournit l'écoute hic et nunc est immanquablement entraîné sur une pente problématique (Lephay, 2014). En l'absence des relations vivantes qui justifient la configuration des sonorités, celles-ci ne peuvent susciter, chez le musicien véritable, que de la frustration. Il n'est pas rare qu'en raison des inévitables distorsions acoustiques, des défauts d'intonation apparaissent sur l'enregistrement, qui n'étaient pas perceptibles comme tels dans l'espace réel. Telle voix intermédiaire, dont la fonction était nettement audible dans cet espace, apparaît trop faible sur l'enregistrement. Telle fausse note, qui passait inaperçue parce qu'elle était intégrée dans un juste et puissant enchaînement des tensions et des détentes, s'impose désormais impudemment comme une défiguration rédhibitoire. L'enregistrement, ne captant qu'une partie de la richesse des phénomènes, paraît inévitablement trop lent. Le musicien commence alors à douter de ce qu'il avait entendu, et de sa capacité à corréler les phénomènes. Il éprouve le besoin de compenser ce qui manque sur l'enregistrement par des substituts : un surplus de brillance, de « perfection » technique, de virtuosité ; une vitesse plus rapide, qui ne tient plus compte de la manière dont les épiphénomènes se complètent, se transforment, se relaient, se superposent ou se contredisent ; une manière de jouer plus « énergique », plus « dynamique », plus « passionnée », la fougue tenant lieu d'unique critère d'appréciation. Le musicien renonce à ses repères musicaux au profit de repères simplement sonores et matériels. Cela explique que la capacité musicale de corrélation — c'est-à-dire de vivre la relation entre phénomènes même éloignés dans la succession, et ultimement entre commencement et fin — ait été supplantée par un fétichisme des sonorités qui, ayant probablement toujours existé en marge de la vie musicale, est devenu sa norme presque exclusive. On est principalement attentif, par exemple, à la brillance et à la puissance du son, à une intensité expressive forfaitaire matérialisée par un vibrato omniprésent, à la rapidité et à l'exactitude des traits, etc. ; on recherche des couleurs vocales ou instrumentales âpres, rauques ou stridentes dont on suppose quelles sont celles de l'époque ou du style que l'on pratique ; on est en quête de sonorités sans cesse nouvelles, de modes de jeux de plus en plus nombreux et inédits. On poursuit l'idéal d'une fixation si définitive des caractéristiques sensibles des éléments
qu'il ne reste plus la moindre faille pour le sens du tout. Lexécution parfaite et immaculée dans le style le plus récent conserve l'œuvre au prix de sa réification définitive. Elle
la présente comme si l'œuvre était déjà achevée dès sa première note : l'exécution sonne
comme son propre enregistrement sur disque. Les nuances sont prédisposées de telle
sorte qu'il n'y a plus de tensions du tout. Les résistances de la matière sonore sont si impitoyablement éliminées au moment où elle sonne que la synthèse, l'autoproduction de l'œuvre [...], ne peut plus avoir lieu. (Adorno, 2003, 31-32)
Tel est en effet le renversement qui s'est opéré en vertu de la saturation des consciences auditives par l'enregistrement : l'on exige aujourd'hui — et certains musiciens espèrent — non pas tant que l'enregistrement soit fidèle à la réalité, mais que la
réalité satisfasse aux normes sonores des artefacts enregistrés.
* * *
Dans l'art musical comme dans tout autre art, le sensible est le support de quelque chose de spirituel qui ne se présente que dans le tout et non dans des moments matériels isolés. L'art est la promesse d'un bonheur auquel la jouissance exclusive des impressions sonores momentanées interdit l'accès. La plupart des auditeurs n'ont pas même conscience de cette entrave : l'ubiquité des enregistrements sonores a aujourd'hui supprimé jusqu'au pressentiment de la possibilité d'une telle expérience. Contrairement à ce que de brillants esprits ont cru avec sincérité et fait croire avec succès, les enregistrements ne sont nullement un vecteur de démocratisation de la culture musicale. Celle-ci, en effet, ne saurait consister à se nourrir seulement de ce que d'autres ont déjà digéré. Elle provient en premier lieu de la confrontation aux sons vivants, c'est-à-dire de la fréquentation de concerts et de la pratique personnelle (individuelle ou collective) du chant et/ou d'un ou de plusieurs instruments, obéissant, non pas à un désir d'imiter des attitudes à succès, mais à un besoin originaire d'extérioriser et, le cas échéant, de partager des affects humains. Les méthodes mises en œuvre en Hongrie au milieu du xxe siècle sous l'impulsion de Zoltan Kodaly, ou à peu près en même temps en Allemagne par le Schulwerk de Carl Orff, plus récemment El Sistema instauré au Venezuela grâce à José Antonio Abreu — pour n'évoquer que quelques exemples —, contribuent bien plus à cette fin, que la saturation du monde par des sonorités enregistrées.
REFERENCES
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