Hugues Daussy, Vladimir Chichkine
de ledit de Nantes, rédigé au terme d'un long processus de négociation engagé entre le roi et ses sujets réformés.
Ce livre, œuvre commune des historiens français et russes spécialistes de cette période des guerres de religion, est le fruit des travaux qui ont été présentés lors du colloque international organisé à Saint-Pétersbourg les 14 et 15 mai 2012 par la Bibliothèque Nationale de Russie (Saint-Pétersbourg) et l'Institut de l'Histoire universelle de l'Académie des Sciences Russe (Moscou). Cette manifestation a été dédiée à la mémoire d'Aleksandra Lublinskaya (1902-1980), historienne russe qui a organisé l'étude systématique des documents portant sur l'histoire du XVIe siècle français conservés dans les archives et les bibliothèques de Russie.
Les différents contributeurs ont axé les études ici réunies sur les acquis les plus récents de la recherche sur les guerres de religion, s'ef-forçant de présenter de nouvelles approches de problèmes anciens, sur la base soit de nouvelles sources soit de nouvelles interprétations. L'exploitation d'une partie des documents inédits conservés en Russie a servi de base à plusieurs de ces études novatrices qui permettent de reconsidérer la périodisation des guerres civiles et d'en éclairer toute une série d'aspects encore méconnus. Organisées selon un plan thématique, ces contributions forment l'armature d'un véritable livre que les éditeurs sont heureux d'offrir à l'appréciation du public.
PARTIE 1
SOURCES ET DOCUMENTS NOUVEAUX
Pavel Ouvarov
A LA VEILLE DES GRANDS BOULEVERSEMENTS: L'ÉPÎTRE ENVOYÉE AU ROY HENRI SECOND PAR L'ÉVÊQUE DE NEVERS
La date du début des guerres de Religion reste une question à débattre — de même, d'ailleurs, que celle de leur fin1. L'importance que revêtent les documents faisant la lumière sur la brève période comprise entre la fin des guerres d'Italie et le commencement officiel des guerres de Religion n'en est que plus grande, la publication de nouveaux documents (y compris de ceux qui sont conservés dans les bibliothèques de Saint-Pétersbourg) s'accompagne d'une nouvelle lecture ou attribution de pièces déjà connues. Parmi ces textes-là, figure une lettre rédigée au début de 1559 et conservée à la bibliothèque parisienne Sainte-Geneviève.
Le manuscrit, intitulé Cinquante Traités de paix, alliances et confédérations faicts entre les Rois de France, d'Espaigne, d'Angleterre, d'Ecosse et d'autres, commencements en l'année 1195 avec autres pièces curieuses contenues en la table suivante"1, comprend une sélection de copies de nombreux documents recopiés de la même main et datant de la fin du XVIIe ou de la première moitié du XVIIIe siècle. Selon l'ex-libris, le manuscrit serait parvenu à l'abbaye et aurait été relié en 1753, au plus tard.
Parmi «d'autres pièces curieuses», sans compter de nombreux traités internationaux bien connus, on trouve aussi plusieurs textes jusqu'ici inédits, dont le prolixe Epitre envoyé au roy Henri Second par l'évêsque deNevers" daté de mai 1559 et qui couvre les pages de 339 à 370 du manuscrit.
1 Holt, M. P. The French wars of religion, 1562-1629. Cambridge, 2005.
2 Cinquante Traités de paix, alliances et confédérationsfaicts entre les Rois de France, d'Espaigne, d'Angleterre, d'Ecosse et d'autres, commencements en l'année 1195 avec autres pièces curieuses contenues en la table suivante (Paris. Bibliothèque Sainte-Geneviève. Ms 793. F. 177-196).
3 «Epitre envoyé au roy Henri Second par l'evesque de Nevers» / Epître en may mil cinq cent cinquante neuf dans: Cinquante Traités de paix. F. 339-370.
© Pavel Ouvarov, 2016
Le copiste ne connaissant apparemment pas les réalités du XVIe siècle, le texte pullule d'erreurs qui rendent sa compréhension assez difficile.
Dans le catalogue imprimé de manuscrits conservés dans les bibliothèques françaises, cet ouvrage est attribué à un Spifame4, tandis que dans le catalogue sur fiches de la Bibliothèque, créé à la fin de l'avant-dernier siècle, on trouve le nom de Gilles Spifame. la logique des bibliographes est bien simple: il suffit de consulter la liste des évêques de Nevers pour savoir que, du 27 janvier 1559 au 7 avril 1577, cette charge été tenue par Gilles Spifame, administrateur consciencieux s'appliquant à promouvoir dans son diocèse les décisions du Concile de Trente.
On pourrait résumer le contenu de L'Epître ainsi5. Dans l'avertissement adressé au Roi, l'auteur déclare sa volonté de «remonstrer trois poincts principaux pour donner ouverture à une bonne réformation», à savoir comprendre 1цца différence entre la vraie et fausse Eglise, priver les serviteurs de cette dernière de leurs bénéfices pour les employer au profit du bien public et «montrer le vrai et seul rémède à tant des cala-mitez, à la gloire de Dieu et au repozs universel».
Pour appuyer son propos, l'auteur donne un exemple historique: «Le roy Charles le Chauve, vostre predecesseur, lequel voyant les troubles, qui sont retournez de ce temps, chercha luy mesme un homme de bonne et saincte conversation surnommé Bertrand6 auquel
4 Kohler, C. Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Paris, 1893-1898. Vol. 1. P. 383.
5 Voir la traduction russe dans: Ouvarov, P. Y. Spifam Zh. Poslanie, otprqvlennoe korolyu Genrikhu Vtoromu episkopom Neverskim v mae 1559 [Jean Spifam. The letter, sent to the king of France Henry II by bishop of Nivernensis in may 1559], in: Frantmzskoe obshchestvo v epokhu kul'turnogo pereloma: Ot Frantsiska I do lyudovika XIV / Ed. by. E. E. Berger, P. Y. Ouvarova. Moskva, 2008. S. 62-72 [Уваров, П. Ю. Спифам Ж. Послание, отправленное королю Генриху Второму епископом Неверским в мае 1559 г., в. кн.: Французское общество в эпоху культурного перелома: От Франциска I до Людовика XIV. М., 2008. С. 62-72].
6 II s'agit, bien évidemment, de Ratramne de Corbie (mort vers 868) qui a déclaré que le pain et le vin de l'eucharistie sont les deux symboles mystiques offerts en mémoire du corps et sang du Christ, la source d'inspiration de notre auteur ainsi que la faute qui s'est glissée dans la transcription du nom d'un théologien du XIe siècle ne font aucun doute. Voir: Bertrani Presbyteri. de corpore et sanguine Domini liber, ad Caro-lum Magnum Imperatore, ante D.C.C. anno saeditus. Addita est epistola Augustinin ad Dardanum, de praesentia Dei & Christi. Item, tractatus eiusdem de corpore & sangunine Domini. Genève, 1541.
il feist expres commandement de traicter en bref sommaire quelle partie portion et communication nous avons au corps et sang de nostre Seigneur Jésus Christ. Ce qu'il feist autant fidellement qu'un bon fidel doit de reverence a dieu, et d'amour au repos publique. Et aussy pour le desplaisir quil avoit de veoir les Saincts sacramentz profanez». En prenant appui sur les débats sur la transubstantiation qui ont été vifs à l'époque carolingienne, il évoque la longévité de l'intérêt monarchique pour les questions de théologie et proclame qu'il appartient au roi de se conformer à la volonté divine.
Après avoir rappelé que Dieu veut que nous suivions précisément ses commandements et «non ce qu'il nous semblera bon comme il a griefement puny ceux qui ont suivis les traditions humaines quelques belles apparences quelles eussent», le créateur de l'ouvrage démontre de manière circonstanciée les différences qui existent entre «l'Eglise Abel» et «l'Eglise Cain»7. la première ne reconnaît que l'autorité
7 On peut les résumer de façon suivante:
Eglise d'Abel Eglise de Cain
Jésus Christ dit que par la seule foy nous recevons la misericorde de dieu sans aucunes œuvres precedentes. Le pape dit a l'encontre qu'avec la foy il faut aussy gaigner la misericorde par oeuvres.
Jésus Christ defend d'adourer autre que dieu. Le pape s'y oppose, commandant aussy d'adourer les creatures.
Voire luy mesme Jésus Christ defend de se prosterner devant les images. Le pape commande qu'on les adore.
Jésus Christ defend d'invoquer autre que le seul dieu. Le pape commande d'invoquer les creatures.
Jésus Christ se dit estre le seul chemin, c'est a dire le seul mediateur, advócate et intercesseur entre dieu et les hommes. Le pape dit que non affermant y en avoir beaucoup d'autres.
Jésus Christ ne veut qu'on ronge le prochain sous ombre ou titre de raison Le pape le veut.
Jésus Christ defend de chanter en l'eglise en langage incogneu au people. Le pape au contraire defend prier dieu en langue vulgaire, ce mal est entré en l'egise romaine lorsque les papes cognoissans l'inclinations volontaire des roys et princes envers la pieté et pure religion, et au lieu de les y nourrir et entretenir ilz ont cherchez tous les moyens pour usurper/
de la Sainte Ecriture, ne cherche le salut que dans la foi qui se nourrit de la Cène; elle respecte les lois et supporte patiemment toutes les peines. C'est bien à cette Eglise que s'oppose celle de Cain, créée par le Pape et ses suppôts, c'est-à-dire par l'Antéchrist et ses serviteurs, persécutant les justes, mais graciant volotiers des hérétiques invétérés.
Plus loin, la polémique se concrétise: en s'appuyant sur des exemples, il est prouvé que, contrairement aux affirmations des diffamateurs, les luthériens ont plus de vaillance que leurs adversaires, que le Seigneur octroie au roi des victoires au cas où celui-ci se dresserait contre le Pape; et inversement, l'alliance avec Rome mène inévitablement à des défaites. Elles poursuivent, en effet, les chefs d'armées dès que ceux-ci se proposent de porter préjudice aux adhérents de l'Eglise evangélique. Tel est le cas de François de Guise:
A quelle fin tourna l'entreptise de monsieur de Guise en Italie allant au secours de l'ennemy de dieu, avec délibération de ruiner a son retour les valeez de Piedmont pour immoler a dieu ses victoires, l'issue a bien montré que dieu scait bien renverser nos délibérations comme il a destourné celle de monseigneur le Connestable allant a Saint Quentin le jour saint Laurent qui voue a dieu qu'a son retour il iroit ruiner Geneve s'il avoit victoire.
A l'aide de détails de caractère presque médical, il énumère ensuite les supplices que le Seigneur a fait endurer aux ennemis les plus acharnés de la vraie Eglise.
La question d'argent y est aussi présente. En prouvant le droit du roi à confisquer les bénéfices aux serviteurs de «l'Eglise Cain», l'auteur dépeint comment il faudrait répartir les moyens ainsi libérés.
PREMIEREMENT a l'entretennement des fîdelles ministres de sa parolle de dieu...qui auront estât pour leur nourriture et entretennement ainsi que le lieu se requiert. SECONDEMENT des gens de vostre justice. TIERCEMENT a la nourriture des pauvres, a l'entretennement des collèges et a instruire la pauvre jeunesse... Mesme de vostre Noblesse qui vit du crucifix s'emploieroient a vostre service et de la chose publique d'autant plus diligemment qu'ils verraient que [vous] recompenseriez sinon ceux qui l'auraient servy... par cela il sera aisé a vostre majesté se servir seulement de sa main françoise au fait de la guerre... Car vous n'auriez que trop de gens aus'quelz aurait plus de fidélité qu'aux estran-
gers qui l'agueroissent a vos despens et emporte l'argent du royaume, comme aussy les deniers que vous baillez chacun an pour les pensions des estrangers, et ceux qui vont chacun jour a Rome pour les collations des benefîces.
Ensuite, sont rejetées, l'une après l'autre, les accusations qu'avancent contre les partisans de l'Evangile les serviteurs de l'Antéchrist, prêts à tout dans le seul but de garder leurs revenus. Tout en soulignant les vertus civiques propres aux adhérents de la nouvelle foi, l'auteur réfute les accusations du sacramentalisme. Il finit par conclure que, pour assurer la bonne administration du pays, il faut réformer l'Eglise et, pour ce faire, il est nécessaire de convoquer un concile de l'Eglise gallicane sous la présidence du roi. En décrivant les différents conciles qui ont pris, sous la pression du Pape, des décisions erronnées, l'auteur repousse toutes références à l'impeccable autorité des tout derniers conciles ecclésiastiques.
Il faut que le roi arrête les persécutions des vrais fidèles et entende les arguments des gens qui sont prêts à endurer n'importe quelles peines et même à mourir pour leur foi:
Que si vous en faictes ainsy, Sire, Dieu bénira vostre entreprise et il accroitra et confirmera vostre regne et empire et a vostre postérité si autrement la ruine est a vostre porte et malheureux le peuple demourant sous vostre obeisance. Et n'est a doute que dieu ne vous endurcisse le coeur comme a pharaon. Il vous ostera la couronne...
D'ailleurs, il ne ressort point du texte de L'épître qu'il ait été écrit par un évêque de Nevers. Seul le titre sous lequel figure le document en témoigne. Même à y croire, il serait absolument clair que Gilles Spifame, évêque exemplaire de l'époque de la Contre-Réforme, ne pouvait en aucun cas être l'auteur de ce texte. Si tant est que celui-ci ait vraiment été écrit par un évêque de Nevers, il n'y a que Jacques Spifame, titulaire de la chaire épiscopale de 1547 jusqu'à janvier 1559, qui aurait pu le faire. Rappelons que la fin de sa carrière épiscopale a été liée à un gros scandale, à la suite duquel l'évêque s'est enfui à Genève. Voilà comment cet événement, qui a fait grand bruit, est décrit dans les «Mémoires» de Claude Haton:
L'evesque de Nevers, nommé monsieur de Pipham, home aultant bien reputeses en ses charges qu'il estoit possible et qu'il y eust point
au royaume, mais ypocritte, feinct et simulé, voyant le recherché que le
roy faisoit des lutheriens.....clandestinement et sans dire adieu, se partit
de la ville de Paris.... s'en allèrent à Genefve: la fuite duqyel donna ung grand trouble à l»Eglise de Dieu, à la religion catholique romaine, au roy, aux Parisiens et au royaulme de France. Cest home avoit si bien sceu couvrir et dissimuer son ypocrisie, qu'il estoit tenu et réputé pour ung des meilleurs et sages prelatz de la France, et qui faisoit le plu grand debvoir de prescher... Quandt le roy en fut asverty, il feit courir après luy en poste par les chemins pour le prendre et ramener prisonnier, mais ne fut trouvé. Sa fuitte desbaucha de la religion catholique mille personnes de Paris8.
Nul doute que Claude Haton ait perçu ces informations audi-tivement, comme en témoigne l'erreur dans l'orthographe du nom de l'évêque fugitif (il n'empêche que plus tard, en 1561 et en 1566, le nom sera reproduit correctement par le mémorialiste). L'exposé d'Haton est très coloré, mais il nécessite quelques précisions. Il rédigeait ses «Mémoires» plusieurs années après les événements décrits, en assemblant les matériaux en fonction de ses propres stratégies et en étant peu soucieux de précision chronologique. Il suffit notamment de dire qu'il parle de Spifame dans le chapitre traitant des événements relatifs à 1558. On pourrait, bien sûr, l'expliquer par le fait qu'il utilisait l'ancien style, mais Haton y cite des événements notoirement antérieurs à la fuite de l'évêque: la fuite du président Fumet, l'arrestation d'Anne du Bourg (le 10 juin 1559) et même l'execution de ce dernier qui a eu lieu sous le règne de François II. Il s'ensuit que le récit d'Haton traduit bien les réactions des catholiques à l'évasion de Spifame, mais n'aide pas à dater le document.
Par ailleurs, il n'y a guère de signes distinctifs qui permettent la datation dans le texte même de L'Epître, le dernier des événements cités étant la bataille de Saint-Quentin (1557). Dans ces conditions, comment faire pour savoir quand L'Epitre a pu être rédigée ? Il est facile de définir un terminus ante quem: c'est bien le 10 juillet 1559, date de la mort tragique du roi. Mais pour essayer de trouver le terminuspost quem, il faut se plonger dans la biographie de Jacques Spifame.
8 Mémoires de Claude Haton /Éd. L. Bourquin. Paris, 2001. P. 122.
Dans ses grandes lignes, l'histoire de la famille insolite des Spifame est donnée dans quelques ouvrages récents9. Trois d'entre les enfants de Jacques IV Spifame, qui comptait parmi les grands officiers de finance du Royaume, ont eu un sort extraordinaire. Ainsi, son fils ainé Gaillard a hérité de la fonction de son père ainsi que de l'essentiel de ses capitaux. Son fils puîné Raoul a lié sa vie à la jurisprudence, devenu l'avocat du Parlement de Paris. Tandis que son fils cadet Jacques-Paul, né en 1502, a choisi la carrière ecclésiastique, ce qui ne l'a pas empêché de recevoir une formation juridique brillante. En 1529, il est nommé conseiller clerc au Parlement de Paris et à partir de 1533 il devient chanoine et chancelier de l'Université. Bénéficiant du soutien de l'évêque de Paris Jean Du Bellay, protecteur des humanistes, Jacques Spifame essaie de réformer, dans l'esprit de l'humanisme, l'enseignement à la Faculté des Arts de l'Université de Paris10. Ami de beaucoup de savants et juristes illustres, il se distingue parmi les conseillers du Parlement par sa culture et son érudition11. Devenu en 1546 évêque de Nevers, il a été mis au nombre des membres de la délégation française lors du Concile de Trente en tant qu'expert en droit et homme de grande éloquence.
Son talent de diplomate et ses relations l'ont aidé à sauver sa famille de la ruine à un moment difficile. François Ier, ayant rejeté la faute pour l'échec des guerres d'Italie sur les officiers de finance, a initié des procès retentissants. On a, entre autres, arrêté Gaillard Spifame, Trésorier de l'extraordinaire des Guerres, qui se suicidera en prison en 1535, à la veille de l'annonce de la sentence lui imputant un détournement de fonds important. Sa dette au trésor devait être restituée par la mainmise sur les biens du financier disgracié. Or, c'est Jacques Spifame qui s'attaque au problème en se chargeant des négociations avec la commission royale
9 Descimon, R., et al. la réconciliation manquée des Spifame. Domination, transgression et conversion (XVIe-XVIIe siècles) dans, in: Epreuves de noblesse: Les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne, XVI' -XVIII' siècle /Ed. R. Descimon, E. Haddad. Paris, 2010. P. 87-107.
10 Ouvarov, P. Y. Frantsia XVI veka: Opyt rekonstruktsii po notarialinym aktam [The 16th century France: A recostruction based of notarial acts]. Moskva, 2004. P. 364-365 [Уваров П. Ю. Франция XVI в.: Опыт реконструкции по нотариальным актам. Москва, 2004. С. 364-365].
11 Quilliet, В. Le Corps d'officiers de la prévoté et vicomté de Paris et de l'Ile-de-France, de la fin de la guerre de cent ans au début des guerres de religion. S. 1., 1982.
au nom de la famille. Grâce à lui, en rapport avec le montant extrêmement haut des réclamations du Trésor, le remboursement réellement payé par les héritiers du financier a été extrêmemnt bas12. Tous les biens de la famille ont été transférés en faveur de tierces personnes pour éviter leur saisie, mais le fait que les enfants du défunt Gaillard ont su assez vite acquérir des fonctions royales lucratives prouve clairement qu'ils disposaient quand même des moyens importants restés après le décès de leur père.
S'étant reconciliés avec la justice royale, Jacques Spifame et les enfants de Gaillard Spifame se sont fait un ennemi implacable en la personne de Raoul Spifame qui se croyait ainsi déshérité. Cet avocat a longuement plaidé contre ses parents haut-placés et, comme le précise l'arrêt du Parlement, il a diffusé contre eux «de petites brochures et épigrammes diffamatoires». Puis il a publié un livre contenant des projets de réforme dans le domaine judiciaire et ecclésiastique qui auraient été rédigés au nom du roi, ainsi que de vives critiques contre les délinquants, pasteurs négligents et dilapideurs des fonds de l'Etat13. Les flèches lancées par ce livre visaient, bien évidemment,Jacques Spifame. Pourtant, parla décision du Parlement de 1555, Raoul Spifame a été reconnu irresposable et mis sous la tutelle de sa famille14.
12 D'après Hamon, P. Messieurs des flnances: Les grands officiers de flnance dans la France de la Renaissance. Paris, 1999. P. 183-185.
Nom du condamné Montant de condamnation des gens de finances par la Tour Carrée Montants de compositions réellement payées par les familles des financiers condamnés (en livres tournois)
692 585 20 000
Jean de Poncher 385 000 80 000 environ
Jean Carré 375 000 120 000
Jean de Bon, seigneur de Saint-Blancat 300 000 50 000
Thomas Boyer 190 000 150 000
Jean Rusé 168190 30 000
Jehan L'Allement le Jeune 60 000 28 049
Lambert Meigret 15 000 15 000
Il faut d'ailleurs noter que les pertes réelles subies par la famille Spifame ont été plus importantes, car ils ont perdu l'acompte qui avait été versé par Gaillard avant de recevoir sa fonction.
13Spifame R., Dicaearchiae Henrici Régis christianissimiprogymnasmata, Paris, 1556. 14 Uvarov, P. T. Frantsia XVI veka. P. 456-458.
Cette période peut être considérée comme l'apogée de la carrière de Jacques Spifame. En 1555, il devient Maître des requêtes et fait ainsi partie des dignitaires royaux revêtus d'une confiance particulière. Il devient aussi membre du conseil secret de Catherine de Médicis et va désormais de moins en moins souvent s'occuper des affaires de son dio èse, lui préférant la vie parisienne.
Apparemment, vers le début des années 1550, la sensibilité religieuse de Jacques Spifame subit une évolution propre à beaucoup d'humanistes — il devient de plus en plus partisan du retour à la simplicité évangelique de l'Eglise d'origine. En tout cas, dans son testament fait en 1552, on ne trouve aucune mention des voeux pieux traditionnels, tels que les messes pro anima, la distribution de l'aumône aux pauvres, les legs aux monastères etc...15
Dans les rangs du haut-clergé français mûrissait alors la conviction de la nécessité de réformer l'Eglise. Il s'agissait plutôt d'une quête spirituelle difficile d'un chemin vers Dieu propre à chacun16. Or, Genève était le refuge le plus proche de France, où leur sécurité semblait être garantie. Du coup, c'est chez Calvin que se sauvaient de plus en plus souvent ceux qui devenaient la cible des persécutions religieuses. Au sein du Parlement tout comme dans d'autres cours de justice, la certitude allait croissante qu'il fallait réformer l'Eglise et cesser les persécutions de ces «honnêtes hommes» qui cherchaient à en appeler à l'autorité de l'Eglise d'origine. Il n'était pas question, tant s'en faut, de promulguer la liberté de conscience: tous convenaient qu'il était non seulement possible mais aussi indispen able de brûler les athées, les anabaptistes, les sacramentaires, les ariens, les servétistes et autres hérétiques. Mais les représailles des «honnêtes hommes» empêchaient l'identification de «vrais hérétiques»17.
15 AN. MCVIII294
16 Wanegffelen, T. Ni Rome, ni Genève: Des fldèles entre deux chaires en France au XVIe siècle. Paris, 1997.
17 «Et ainsy tous maux font permis, et toutes heresies souffertes pourveu qu'on ne touché aux abuz du pape s'estans deux jugementz depuis un an et demy donnez l'un d'un domestuique du Cardinal de Guise pour n'estre qu'arrian, servetistz ou Anabaptiste et Libertin niant les principes de nostre religion a la diminution de nostre seigneur Jésus Christ fut deliver a pur et a plain par ce qu'il n'avoit parlé des abus du pape et un Atheiste fut seulement condamné a ester pendu et estranglé avant qu'estre bruslé. Mais a ceux qui différent seulement de ceremonies le petit feu et les plus horribles tourmentz ne suffisent pour appaiser la rage des Cardinaux qui sont près vostre majesté, lesquelz estans juges de leurs causes les gaignent aisement comme a toutes mains ilz obtiennent et poursuivent vos edits avant que les differentz ayent este deuement debatuz» (L'Epître..., p. 252).
Dans L'Epître, à la doctrine eucharistique de la Sainte Cène s'oppose cet «affreux monstre de transsubstantiation, choisi finalement par Thomas d'Aquin et implanté dans la papauté, à la suite de quoi, aujourd'hui, tant de fidèles serviteurs de Dieu sont voués à la mort»18.
Ceci correspondait globalement aux vues de Jacques Spifame. Selon une source de 1558, en célébrant la messe, l'évêque de Nevers aurait prononcé, en violation du canon, les mots suivants: «Acceptez donc le symbole du corps du Christ», ce qui sinifiait la négation de la réalité de la transsubstantiation. Alors, le doyen du chapitre cathédral, présent à la messe, lui a arraché la prosphore et a prononcé les paroles requises. Le roi, qui avait été informé de l'incident, a ordonné d'ouvrir une enquête19.
Les actes notariés que nous avons à notre disposition témoignent qu'à la fin de 1558, Jacques Spifame commence activement à vendre ou à transférer à d'autres personnes ses biens et revenus des bénéfices ecclésiastiques20. Il se peut que cette hâte soit due à une circonstance supplémentaire: le 19 octobre 1558, la tutelle sur Raoul Spifame a été levée21. Du coup, ses témoignages révélant comment sa famille, Jacques Spifame en tête, avait dissimulé au Trésor un argent fabuleux pouvaient recevoir une valeur juridique. Henri II qui mettait fin aux les guerres d'Italie, perdues dans une large mesure par manque de moyens et à cause de l'absence de discipline dans les rangs des fonctionnaires royaux, était alors déterminé à rétablir l'ordre dans le royaume et à en finir avec le détournement des fonds, à appeler à l'obéissance les parlementaires et à dénoncer des hérétiques clandestins et tous ceux qui les favorisent. Jacques Spifame devait comprende que la colère royale allait s'abattre sur lui dans l'avenir le plus proche. Il devait donc faire vite.
A la fin de 1558 ou en janvier 1559, il reçoit de Rome le permis de résignation, c'est-à-dire de cession de droits de l'évêché de Nevers
18 Epitre envoyé au roy Henri Second. P. 264.
19 Btet, P. Ranuccio Scotti: correspondance de nonce en France, 1639-1641. Rome; Paris: Presses de l'Université Grégorienne; E. de Boccard, 1965. P. 182-183; Fisquet, H. la France pontificale (Gallia christiana): Histoire chronologique et biographique des archevêques et évêques de tous les diocèses de France depuis l'établissement du christianisme jusqu'à nos jours, divisée en 17 provinces ecclésiastique. Paris, 1864-1873. Art. «Nevers» (Cit. par: Baumgartner, F. Change and continuity in the French episcopate: The bishops and the wars of religion: 1547-1610. Durham, N.C., 1986. P. 131).
20AN. MC VIII 236; 237 passim.
21 AN. Xla (1589). Fol. 474.
et de l'abbaye Saint-Paul de Sens en faveur du neveu qui, précédemment, avait déjà reçu de Jacques Spifame les bénéfices de chanoine parisien et de doyen du priorat de Saint-Marcel à Paris. Revenons-en au témoignage de Claude Haton:
Avant que partir, il avoit resigné à son nepveu l'évêché de Nevers et l'abbaie de Sainct-Paul de Sens, et les avoit faict admettre par le pape au dessu du roy. de quoy Sa majesté ne fut contente et en vouloit priver ledit nepveu, disant qu'il[s] avoient une promesse ensemble de luy donner et envoyer à Genefve l'argent desditz benefîces; ce que nia ledit nepveu, auquel la majesté laissa l'evesché de Nevers, pour le bon rapport qu'il eut de sa prudomie, mais osta l'abbye dudit Sainct-Paul de Sens, qu'il bailla à ung aultre22.
André Delmas, l'auteur de la thèse sur les frères Spifame23, qui n'a pas été publiée et qui n'est pas accessible, indique dans un article la date présumée de la fuite de l'évêque — le 20 février 155924. Il s'y réfère à Claude Haton qui, on l'a vu, ne donne aucune date exacte. Dans une autre étude, on trouve une date différente: le 12 mars de la même année25. En tout cas, le 24 avril 1559, Jacques Spifame a été officiellement privé de tous ses bénéfices «en raison de l'hérésie26. Le roi Henri II ne voulait vraiment pas que l'évêché soit confié au neveu d'un renégat. Or, s'il fut ultérieurement contraint de revenir sur sa décision, ce n'est pas seulement sous l'effet de l'intégrité de Gilles Spifame, mais aussi parce que le candidat qu'on destinait à cette chaire s'était avéré lui-même «hérétique»27.
22 Mémoires de Claude Haton. P. 122-123.
23 Delmas, A. Gaillard, Jacques et Raoul Spifame. Étude d'unefamille au XVIe siècle: École nationale des chartes. Positions des thèses soutenues par les élèves de la promotion de 1943. Nogent-le-Rotrou, 1943.
24 Delmas, A. Le procès et la mort de Jacques Spifame, in: Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 1944. Vol. 5. P. 105-137. Vol. 5. P. 106.
25 Carpi-Mailly, 0. Étude de la famille Spifame (XV-XVIP siècles): Mémoire de Diplôme d'études approfondies (Paris I Panthéon Sorbonne, sous la direction de N. Lemaitre). Paris, 1994. P. 42.
26 Acta consistorialia. BnF. Lat. 12559. Fol. 23 (Cit. par: Carpi-Mailly, 0. Étude de la famille Spifame. P. 43).
27 Ribier, G. Lettres et mémoires d'estat sous les règnes de Francois I, Henri I, et Francois II. Paris, 1666. P. ii; 798; 811.
Voilà comment Claude Haton décrit le dernier sermon de Spifame:
Et mesmement, le dimanche dont il partit le landemain, il feit ung sermon qui fut le mieux diet du monde, auquel, comme il avoit en plusieurs aultres, avoit confuté et confut du l'heresie de Luther et de Calvin touchant les poinetz de la religion catholique qui estoient en controverse. Ce neantmoing ne laissa de prendre la fuitte28.
On ne peut pas s'empêcher de se rappeler le texte de L'Epître qui oppose — avec éloquence, point par point - l'Eglise d'Abel et l'Eglise de Cain. Cette opposition pouvait être une figure de rhétorique bien maîtrisée par 1 evêque. Il est à supposer qu'en parlant devant les Parisiens, il n'appelait tout de même pas les catholiques «papistes» ou «idolâtres» et n'incitait pas le roi à s'en prendre à l'Antéchrist, c'est-à-dire au Pape. Mais Spifame aurait pu s'appuyer sur des clichés tout prêts qui, par la suite, à condition de remplacer les mots — «catholiques» par «papistes» et «hérétiques» par «partisans de l'Eglise d'origine» — auraient pu prendre la forme de l'Epître au roi.
L'autre argument en faveur de la paternité de Jacques Spifame pourrait également être le choix des exemples édifiants de morts effrayantes:
Poncher, Archevesque de Tour, poursuivant l'erection d'une chambre ardente fut brûlé du feu de dieu, qui luy commence au talon, et se faisant coupper membres l'un après l'autre mourant misrablement sans qu'on peu jamais trouver la cause ou bien les conseillers du Parlement de Paris Claude Dezasses, Jean Tronçon, Francois Tauvel «et autres conseillers qui seraient trop long a reciter mesmes de l'advocat [Guillaume] Guerin qui avoient solliciter contre les Vauldois.
Ici, la logique de Spifame (en supposant qu'il soit vraiment l'auteur de ce texte) est bien claire. Plus compliqué est le cas de Pierre Du Chatel (lat. Castellans), dénommé dans tous les ouvrages de référence comme adepte d'une indépendance d'esprit propre à la Renaissance, disciple de Guillaume Budé et même partisan des transformations de l'Eglise dans l'esprit évangélique29. En qualité de bibliothécaire royal, il subissait des attaques de la part de la Sorbonne, ce qui ne l'empêchait pas de rester dans les bonnes grâces du roi Francois Ier qui lui avait prêté son concours pour obtenir la chaire de Toul (1539), puis la chaire de Mâcon (1544).
28 Mémoires de Claude Haton. P. 122.
29 Michaud, L.-G. Biographie universelle ancienne et moderne. Paris. Vol. 12. P. 102-105.
Sous Henri II, Pierre Du Chatel est devenu, à partir de 1547, le grand aumônier de France. Enfin, en 1551, il est passé évêque d'Orléans et un an plus tard, lors d'un sermon prononcé dans la cathédrale, il a eu une attaque d'apoplexie. On pourrait, semble-t-il, s'attendre à ce que Spifame se montre favorable envers Du Chatel30, mais il fait preuve à son égard d'une hostilité inattendue: «Comme Castellans s'estant enrichy par l'evangille et ayant reste la pure doctrine pour retourner a son vomissement voulans persecuter la ville d'Orléans fut touché en la chaire du doit de dieu et d'une maladie incogneu aux medicine brûlant la moytié de son corps et l'autre froide comme glace mourant avec crier et gémissements épouvantables»31.
Il est évident que les adhérents de «l'Eglise d'Abel» ne pouvaient pardonner à leur ancien confrère son «apostasie», et pour cause. Le début du règne d'Henri II était porteur d'espoir pour ce qui concerne la cessation des persécutions religieuses. Cependant, en réalité, les représailles contre les «hérétiques» n'ont fait que s'aggraver et le Grand aumônier, devenu ardent défenseur du catholicisme, y fut sans doute pour quelque chose.
L'Epitre fait aussi mention d'un autre homme que Spifame devait bien connaître. En décrivant les avantages qu'apporterait le recrutement de l'armée nationale aux frais des biens confisqués à l'Eglise, l'auteur s'en rapporte aux conseils donnés par le seigneur de Langey dans son traité sur l'art militaire32. Il s'agit de Guillaume Du Bellay, humaniste et guerrier, frère germain de Jean Du Bellay — évêque de Paris (1532-1541), ami politique et protecteur de Jacques Spifame.
Tout cela permet de conclure, avec un fort degré de probabilité, que Jacques Spifame, évêque de Nevers (ou, plus précisément, l'ancien évêque), est bien l'auteur de L'Epître. Mais qui était alors le vrai destinataire de la lettre et combien celle-ci a-t-elle eu de lecteurs, si jamais
30 Compagnon de Spifame lors de la réfome universitaire, l'humaniste Pierre Galland a écrit sur la mort de Du Chatel un traité parfaitement apologétique. Pierre. Galland. Pétri Castellani, magni Franciae eleemosynarii, vita, auctore Petro Gallandio / Ed. E. Baluze. Paris, 1674.
31 Epitre envoyé au roy Henri Second. P. 355-356.
32 II s'agit du traité suivant: Raymond de Rouer Fourquevaux, Guillaume Du Bellay. Instructions sur le faict de la guerre. Paris, 1548, dans lequel se trouvait l'appel à remplacer les mercenaires étrangers par une armée nationale régulière.
ces lecteurs ont existé33? Enfin, dans quel but la lettre a-t-elle été écrite? Il est peu probable, en effet, qu'après sa fuite à Genève, Jacques Spifame ait encore nourri l'espoir de persuader le monarque de quoi que ce soit.
Indépendamment du moment exact de la rédaction de L'Epître, ce texte ne pouvait être publié (sinon envoyé directement au roi) avant la date à laquelle Jacques Spifame a quitté Paris (entre le 20 février et le 24 avril, lorsque l'apostasie de l'évêque de Nevers est devenue officielle). Il est très probable que l'apparition de ce texte a été liée à la tenue, en mai 1559, du premier synode national clandestin des Eglises réformées, où, entre autres, on devait discuter de la définition de la profession de foi calviniste. Cette hypothèse est étayée par un sous-titre du traité cité dans le manuscrit. Il semble cependant que, en plus du roi, des réformés français et de leurs sympathisants, le texte de L'Epître était adressé aux Genevois comme preuve de la loyauté de Jacques Spifame à l'égard de la «vraie Eglise». Bien sûr, la profondeur de la pensée théologique de Jacques Spifame laissait à désirer comparée à celle de Calvin ou Théodore de Bèze. Toutefois, les autorités genevoises comprenaient bien qu'en la personne du «seigneur Poissy», comme on allait désormais appeler l'ex-évêque, elles acquiéraient un polémiste brillant et un orateur de talent. Faire une carrière à Genève, saturée de milliers d'émigrés, n'était pas facile; cependant, c'est bien Spifame que les Genevois avaient l'intention d'envoyer au colloque de Poissy pour défendre la cause de la Réforme protestante et plus tard, c'est bien lui qui s'est vu confier des missions diplomatiques importantes.
Cependant, Spifame n'est pas arrivé à Genève tout seul, mais avec une dame du nom de Catherine de Gasperne et leurs deux enfants communs, déjà assez grands. Le fait qu'un prélat catholique ait eu des enfants de sa concubine était tout à fait compatible avec les mœurs du XVIe siècle, de même, que le fait que certains prêtres qui avaient choisi la Reforme se soient mariés avec leurs concubines après avoir renoncé au célibat n'était pas neuf. Mais en se présentant devant le Consistoire genevois, Spifame a remis des documents montrant que c'est dès 1537 (!) qu'il avait conclu le mariage avec Catherine de Gasperne, veuve du procureur au Châtelet de Paris, sur quoi il avait été établi un contrat notarié. Ainsi, les enfants nés dans le cadre de ce mariage étaient déclarés enfants légitimes. En
33 Quoique la personnalité extravagante de l'évêque fugitif ait attiré l'attention de ses contemporains, on n'a pu, jusqu'ici, découvrir une seule référence à sa lettre.
outre, cela visait à prouver que le rejet du «papisme» de la part de Spi-fame avait une histoire de plus de vingt ans.
Par la suite, Spifame a servi comme pasteur à Issoudun, a collecté des fonds pour le prince de Condé qui défendait Orléans; après la prise de Lyon par les huguenots, il y a rempli, pendant un certain temps, la fonction de surintendant. Plus tard, le Conseil de Genève l'a envoyé à la cour de Jeanne d'Albret pour régler, à sa demande, les affaires financières et juridiques de la reine de Navarre. Spifame ne fut pas un écrivain prolifique, mais en cas de besoin, il s'arma volontiers de sa plume dans l'intérêt de la Réforme protestante et démontra ses dispositions pour l'écriture polémique34.
Pourtant, sous peu, la chance a tourné. Spifame s'est brouillé avec la reine de Navarre elle-même ainsi qu'avec beaucoup de gens de son entourage. Rentré à Genève, il a continué à échanger avec eux toute sorte d'accusations et injures (on disait, notamment, que c'était lui qui avait fait courir un bruit d'après lequel le père d'Henri de Navarre, futur roi Henri IV, n'était point Antoine de Bourbon, mais bien le pasteur Merlin, confident de la reine et pire ennemi de Spifame)35.
Finalement, Spifame a été mis en prison à Genève. Là, on a retenu contre lui des charges très variées: qu'il aurait continué à recevoir secrètement les revenus de ses bénéfices; que, voulant devenir 1 evêque de la ville de Toul, il aurait entretenu des liens secrets avec Catherine de Médicis; ou encore qu'il aurait mené des négociations avec la cour des ducs de Savoie. Mais ce qui s'est avéré fatal pour lui, c'est que les juges ont établi la fausseté de ses documents matrimoniaux. Il s'est trouvé que Catherine de Gasperne avait mis au monde leur fils commun encore du vivant de son premier mari, la dernière goutte d'eau qui a fait
34 Sous un nom d'emprunt, prétendant que son texte était une traducion d'italien, Spifame a rédigé un message à Catherine de Médicis, essayant de la persuader de conclure une alliance avec les protestants et punir sévèrement les transgresseurs de ledit sur la tolérance religieuse. Lettre, addressée de Rome à la Royne Mere du Roy / Trad. d'Italien en François, contenant utile admonition pour pourvoir aux affaires qui se présentent. S. 1., 1563. Son autre texte, dirigé contre le cardinal de Lorraine, a aussi été anonyme. Discours sur le congé impetré par Monsieur le Cardinal de Lorraine, de faire porter armes defendues à ses gens, pour la tuition et defense de sa personne. Et sur ce qui luy advent à cela, à son srrivee à Paris le VIII. de Ianvier M.D.LXV. Avec la copie dudit congé contenu en l'autre page. S. 1., 1565.
35 Delmas, A. Le procès et la mort. P. 124.
déborder le vase a été pour les juges, à en croire à l'arrêt du tribunal, son comportement compromettant en prison à Genève, lorsqu'il a essayé de séduire la servante pour transmettre par elle des lettres à ses complices. Le 23 mars 1566, par la décision de la cour criminelle de Genève, Jacques Spifame a été pendu.
Claude Haton, qui a commenté cette histoire, raconte non sans malice ce qui arrive aux apostats et affirme que Spifame a été exécuté pour avoir voulu rendre Genève à son ancien seigneur, le duc de Savoie. Bien que Claude Haton ait évalué négativement la personnalité de Jacques Spifame, il regrette que son plan n'ait pas pu se réaliser et que Genève ne soit pas revenue au bercail de l'Eglise catholique36.
En citant les témoignages des diplomates de l'époque, André Delmas vient à la conclusion que le cas d'adultère et de fraude n'était qu'un prétexte pour exécuter un criminel qui s'était compromis dans une relation avec les ennemis de la ville, de l'avis du chercheur, si les Genevois ont présenté ce verdict comme une affaire purement intérieure, c'est parce qu'ils ne voulaient pas exacerber inutilement les relations avec leurs puissants voisins catholiques. D'ailleurs, du point de vue de l'éthique calviniste, une accusation d'adultère était bien suffisante pour mettre à mort le coupable, et d'autant plus que celui-ci avait délibérément trompé ses coreligionnaires37.
Dressons un bilan. Il n'y a aucune raison de ne pas faire confiance au titre de L'Epître figurant sur le manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève. Son auteur, avec un très haut niveau de probabilité, a été l'évêque de Nevers Spifame, mais Jacques et non pas Gilles. Il est aussi très probable que le texte, comme indiqué dans le manuscrit, date de mai 1559, alors que Spifame était déjà installé à Genève. A supposer même qu'il ait été écrit avant cette date, le décalage n'est pas très grand: en tout cas, Spifame l'a fait après sa fuite de France qui a eu lieu après le 20 février ou après le 12 mars, selon les incertitudes de la chronologie. Malgré sa renommée postérieure (même scandaleuse), son Epître de 1559 n'a pas été largement connue et n'a jamais été publiée. Cela n'a rien d'étonnant, car il a très vite perdu de sa pertinence à cause du décès
36 Mémoires de Claude Haton. Vol. 2. §135.
37 Sur la sévérité de châtiments prévus pour l'adultère à Genève voir: Kingdon, R. M. Adultery and divorce in Calvin's Geneva. Cambridge (Mass); London, 1995. P. 117-142.
de son destinatire, le roi de France Henri II. Le jugement de Dieu s'est donc accompli. Il n'y avait plus personne à convaincre.
Les événements se sont alors brusquement accélérés et, dans la vague toujours croissante de la littérature pamphlétaire, l'Epître de l'évêque de Nevers s'est tout simplement perdu, tel un grain de sable pendant une tempête.
Information on the article / Информация о статье
Ouvarov, P. A la veille des grands bouleversements: L'epitre envoye au roy Henri II par l'eveque de Nevers, in: Proslogion: Studies in Médiéval andEarly Modem SocialHistory and Culture. 2106. Vol. 1(13). P. 9-28.
Павел Юрьевич Уваров
Д. и. н., профессор, Институт всеобщей истории РАН (119334, Россия, Москва, Ленинский пр., 32 а)
oupavQjmail.ru
УДК 94 (44)
Накануне больших потрясений: послание епископа Неверского королю Генриху II (1559)
Одним из важных источников, во многом предваряющих Гражданские войны XVI в., представляется трактат, написанный в начале 1559 г. и хранящийся в парижской библиотеке Св. Женевьевы, это «Послание, отправленное королю Генриху второму епископом Неверским. Послание от мая 1559 г.». Его автором, вероятно, является епископ Жак Неверский Спифам, а сам текст написан, очевидно, весной 1559 г., после его бегства из Франции. В статье анализируется текст послания.
В обращении к монарху автор объявляет о своем намерении дать совет, как отличить ложную церковь от истинной, объяснить, почему и как именно следует урезать многочисленные церковные бенефиции ради общего блага, и, наконец, показать путь к прекращению смут. Несмотря на последующую (пусть и скандальную) славу Жака Спифама, его «Послание...» 1559 г. не получило широкой известности и не было опубликовано. В этом нет ничего удивительного, ведь оно утратило актуальность очень быстро в связи с гибелью адресата — французского короля Генриха II.
Ключевые слова: История Франции, XVI век, Гражданские войны, протестанты, Итальянские войны, Жак Спифам, епископ Неверский, Генрих II, рукописный кодекс, библиотека Св. Женевьевы, политическая публицистика.
Pavel Ouvarov
Doctor in history, professor, Institute of Universal History of the Russian Academy of Sciences (119334, Россия, Москва, Ленинский пр., 32 а)
oupavgjmail.ru
On the eve of the great troubles: The letter sent to the king Henry the Second by the bishop ofNevers
One of the important sources, introducing in many aspects the Civil wars of the 16th century, is the treatise written at the beginning of 1559 and stored in the Paris library of Sainte Genevieve, the "Letter, sent to king Henry the second by Bishop of Nevers. A message from may, 1559". Its author, with very high probability, was Jacques the Bishop of Nevers Spifame and the text was written in spring of 1559 after his escape from France. This article is to analyze this little-known source-text. In an address to the monarch the author announces his intention to give advice, how to distinguish the false Church from the true, to explain why and how exactly to cut back on numerous Church benefices for the common good, and finally to show the path to the cessation of troubles. Despite the subsequent and scandalous fame of Jacques Spifame, the letter was not widely known and was not published. This is not surprising, because it very quickly became irrelevant due to the death of the addressee, the French king Henry II.
Keywords: History of France, the 16th century, the Civil wars, the Protestants, the Italian wars, Jacques Spifame, Bishop of Nevers, Henry II de Valois, the manuscript code, library of St. Genevieve, political literature.
Список источников и литературы / References
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Vladimir Chichkine
LES AUTOGRAPHES FRANÇAIS DU TEMPS DES GUERRES DE RELIGION (1559-1598) CONSERVÉS À LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE RUSSIE À SAINT-PÉTERSBOURG
Depuis le début du xixe siècle, la Russie et la France sont liées par la collection des autographes et des manuscrits français déposée en 1805 à la Bibliothèque nationale de Saint-Pétersbourg par Pierre Dubrovsky, son premier propriétaire et conservateur. L'histoire de cette collection est bien connue, notamment grâce aux travaux de l'historienne russe Alexan-dra Lublinskaya (1902-1980) et de ses élèves. On sait que les manuscrits ont d'abord constitué une importante partie de la collection du bibliophile Roger de Gaignières (1644-1715), avant de tomber entre les mains de la famille de Harlay, dont plusieurs membres furent présidents au Parlement de Paris, puis d'être confiés au garde des sceaux Germain-Louis Chauvelin, avant déchoir, en 1755, parmi les collections de la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés. La composition de ce fonds, qui s'est enrichi au gré des possibilités de ses détenteurs successifs, était semble-t-il déjà en grande partie déterminée lorsqu'elle fut acquise par Gaignières au milieu du xvne siècle1. Elle comprenait ainsi, dans son état originel, de nombreux documents recueillis et classés par les secrétaires d'État, les chanceliers et les gardes des sceaux au cours du siècle précédent, et notamment une grande partie des correspondances royales et ministérielles. Profitant de l'accès aux archives des familles de Guise et de Bellegarde, Gaignières apporta ensuite quelques compléments2.
1 Diplessis, G. Roger de Gaignières. Paris, 1870.
2 Documents pour servir à l'histoire des Guerres civiles en France (1561-1563) / Ed. A. Lublinskaya. Moscou; Leningrad, 1962. P. 11-12.
© Vladimir Chichkine, 2016