Паскаль ПЕРРОДЕН/Pascale PERRAUDIN I Fiction(s) de nation et interculturalitéi
Паскаль ПЕРРОДЕН / Pascale PERRAUDIN
Сан-Луис, США. Университет Сан-Луис. Доктор философии, ассистент профессора французских и постколониальных исследований.
Saint Louis, USA. Saint Louis University (MO). PhD, Associate Professor of French and Postcolonial Studies.
FICTION(S) DE NATION ET INTERCULTURALITÉ
Fiction(s) of Nation and Interculturality: this article examines the relationship between cultural minorities and the State in contemporary France. I examine the limits of the dominant narrative that shapes the nation. While the nation is understood to provide room for evolution and transformation of its people, and as such, to provide a space for intercultural dynamic, the dominant cultural discourse suggests a reproduction of old patterns. A reading of Laurent Mauvignier's novel Des Hommes (2009), which deals with a number of unresolved issues surrounding the French-Algerian war (1954-1962) and its memory, suggests that a people's ability to deal with a cultural minority of colonial descent might be compromised. An analysis of narrative elements in the text indicates how individual voices are circumscribed by a dominant narrative of the nation and its history: their positioning toward the other (formerly the colonial other), as a result, is shaped by the return to an earlier perception of history, and forecloses intercultural relations.
Key words: Renan, nation, interculturality, master narrative, transmission, narration, imagination, France, Algeria, French-Algerian War, ethnic minorities, colonization, postcolonialism
Вымыслы нации и межкультурное взаимодействие
В данной статье рассматривается взаимосвязь между культурными меньшинствами и государством в современной Франции. Я рассматриваю пределы доминирующего нарратива, который формирует нацию. В то время как нация понимается как конструкция, предоставляющая место для эволюции и трансформации своих представителей, и как таковая, обеспечивающая одновременно и пространство для межкультурной динамики, доминирующей культурный дискурс предполагает постоянное воспроизводство старых шаблонов. Чтение романа Лорана Мовингера Des Hommes (2009), в котором обсуждаются ряд нерешенных вопросов франко-алжирской войны (1954-1962) и память об этой войне, заставляет задуматься о том, что способность людей взаимодействовать с культурой меньшинств колониального происхождения могла быть нарушена. Анализ повествовательных элементов текста указывает, каким образом отдельные голоса ограничивается требованиями доминирующего нарратива нации и ее истории: их позиционирование относительно другого (колониальный другой), в результате, формируется возвращением к более раннему восприятию истории, и перекрывает межкультурные взаимодействия.
Ключевые слова: Ренан, нация, межкультурные отношения, мастер нарратив, передачи, нарратив, воображение, Франция, Алжир, франко-алжир^ая война, этнические меньшинства, колонизация, постколониализм
L'actualité n'a décidément pas fini d'alimenter les controverses autour de l'intégration, de l'identité. Les sursauts, replis et déclarations intempestives des uns et des autres, repris et amplifiés par les médias et les politiques se cristallisent dans l'opinion publique et invitent à s'interroger sur la place de l'interculturel au sein de l'état nation. Quelques études
récentes de l'opinion des Français confirment «les crispations»1 de la so-
1 Gérard Courtois. "Les crispations alarmantes de la société française." Le Monde. 24 janvier 2013. http://www.lemonde.fr/politique/artide/2013/01/24/ les-crispations-alarmantes-de-la-societe-francaise 1821655 823448. html
42 I # 3(16) 2014 | Международный журнал исследований культуры
International Journal of Cultural Research
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ciété française face à la dimension interculturelle au sein de leur pays. Les chiffres avancés par les sondages, reposant notamment sur une étude d'Ipsos, font état d'une forte proportion de Français (70%) qui jugent le nombre d'étrangers en France trop important. 2 L'enquête d'Ipsos attire notre attention non seulement sur un «profond repli de l'opinion» de la société française, et ce, à «un niveau jamais inégalé». Il fait également état de la «méfiance», voire de «l'hostilité» des Français face aux étranger. Une telle position se traduit par des déclarations comme «on ne se sent plus chez soi comme avant»3.
Un autre article publié dans Le Monde «Sept idées reçues sur l'immigration et les immigrés»4, nous permet de revenir concrètement sur le malaise qui affecte le vivre-ensemble au sein de la société française. Dans son article, Samuel Laurent reprend quelques stéréotypes et idées reçues qui structurent cette crispation identitaire et rappelle à quel point la défiance face à la présence étrangère est nourrie par des clichés souvent «démentis par les faits». Parmi les axes qu'il retient et déconstruit à l'aide de chiffres, on en retiendra deux: «explosion» de l'immigration en France ; pénétration beaucoup plus forte en France qu'ailleurs. Or, son analyse des données récoltées par l'INSEE indique qu'aucune modification en profondeur de l'immigration ne s'est produite au cours des trente dernières années. Cependant, l'écart qu'il fait ressortir entre la dimension quantitative et l'interprétation qui circule dans l'opinion publique (le cliché qui colore l'imaginaire), met en lumière comment la dynamique culturelle est perçue en France. La perception de l'immigration par l'opinion inscrit d'ores-et-déjà la relation interculturelle dans une perspective conflictuelle. Il faut noter que les termes évoquent l'excès («explosion») ou le caractère démesuré, presque exceptionnel, de l'immigration en France alors que les chiffres démontrent le caractère infondé d'une telle perception. Par ailleurs, on doit relever que c'est principalement l'immigration nord-africain et africaine qui fait l'objet d'une telle exaspération, l'immigration européenne n'étant pas la cible de ce sentiment. Cette tentation de plus en plus marquée de rejet profond du monde extérieur et d'autrui qui glisse vers une stigmatisation exacerbée de la figure de l'immigré et des minorités visibles va retenir notre attention ici.
Dans cet article, je propose une lecture de l'imaginaire national pour tenter de déterminer comment un tel positionnement vis-à-vis des minorités, en particulier vis-à-vis des communautés issues de l'Afrique du Nord se met en place et se transmet dans le paysage idéologique et culturel français. Je vais confronter deux manifestations (deux récits) de la nation: d'abord, le discours de Renan «Qu'est-ce qu'une nation?», un grand récit qui esquisse les idées et concepts qui façonnent l'horizon culturel et l'imaginaire d'une communauté nationale (ce qu'Arjun Appadurai identifie comme «ideoscape»5); d'autre part, un roman français contemporain, Des hommes (2009) de Laurent Mauvignier, où les personnages, aux prises avec un imaginaire national peinent à s'investir dans une relation interculturelle. Dans la première partie, on esquisse-
2 Ce chiffre, repris par Gérard Courtois dans son article, provident de l'étude menée par Ipsos, "France 2013: les nouvelles fractures," Janvier 2013. Web. 25 janvier 2013. http://www.ipsos.fr/ipsos-public-affairs/actualites/2013-01-24-france-2013-nouvelles-fractures
3 Cette déclaration trouve l'assentiment de 67% des personnes interrogées dans le cadre de l'enquête Ipsos.
4 Samuel Laurent. 'Sept idées recues sur l'immigration et les immigrés." Le Monde, 6 août 2014. http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/ar-ticle/2014/08/06/sept-idees-recues-sur-l-immigration-et-les-immi-gres 4467506 4355770.html
5 voir A. Appadurai, "Disjuncture and Difference in the Global Cultural Eco-
nomy." Public Culture, Vol. 2:2, Spring, 1990.
ra un bilan du modèle de la nation dans lequel le rapport entre état et minorités s'inscrit et se fossilise, en dépit des promesses d'inclusion et des velléités de transformation. Dans la deuxième partie, une analyse de quelques éléments narratifs du roman de Laurent Mauvignier soulignera que la dynamique interculturelle est le produit de la sur-détermination d'un grand récit national érigé par l'état-nation. Dans Des hommes, la voix et la structure du roman suggère que la relation interculturelle dépend de l'agencement de voix individuelles au sein d'un dispositif idéologique qui favorise la transmission d'un héritage dit «commun», mais qui, parce que non-problématisé par l'état, court-circuite toute transformation possible en renvoyant à une origine, une filiation. Je vais suggérer que le grand récit national, censé en théorie ménager égalités des droits individuels et libertés, est tributaire d'une volonté elle-même influencée par un imaginaire enraciné dans un passé colonial.
Clivages, manifestations d'hostilité envers la diversité ethno-cultu-relle et agitations politiques en France semblent en effet appeler à un maintien du modèle identitaire national. Celui-ci se définirait en large mesure par une adhésion à des comportements culturels homogènes au sein de ses frontières nationales, adhésion fondée sur, justifiée par l'affirmation d'une volonté commune de vivre ensemble, de porter un regard commun vers l'avenir.
Cette volonté commune, mise en exergue depuis la Révolution Française, est d'ailleurs remise à l'ordre du jour suite à la victoire de la Prusse qui a conduit à l'annexion de l'Alsace-Lorraine en 1871. Dans «Qu'est-ce qu'une nation?»6 plaidoyer passionné qu'il prononce en 1882 à la Sorbonne, Renan consacre le concept de nation où la notion de volonté consciente, comme facteur déterminant, est articulée:
Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. (37)
La volonté, c'est ce qui se démarque de ce que l'on ne peut contrôler, c'est-à-dire l'origine — l'essence—comme critère d'appartenance à une nation. Si l'on en croit Renan, chacun peut donc prétendre à une place dans la nation, quelle que soit son origine (linguistique, culturelle, géographique, religieuse...). Il souligne le caractère infondé de l'origine comme critère d'appartenance nationale, faisant primer ce qu'il voit comme processus où s'estompent les origines diverses d'un peuple: «Le Français n'est ni un Gaulois, ni un Franc, ni un Burgonde. Il est ce qui est sorti de la grande Chaudière où, sous la présidence du roi de France, ont fermenté ensemble les éléments les plus divers»7 (28). Ainsi, c'est au terme d'une fermentation que la diversité peut émerger en une voix collective.
Cette démystification des origines est par ailleurs renforcée, selon Renan, par l'oubli: l'oubli du passé tumultueux des violences, guerres, différends et conquêtes permettrait cette convergence et permettrait de faire abstraction des origines de ses citoyens: "L'oubli, et je dirai même l'erreur historique, sont un facteur essentiel de la formation d'une nation." (18)
Au-delà du condensé de la formule de Renan, il convient d'interroger les manifestations de cet imaginaire qui se constitue pour en souligner
6 https://archive.org/stream/questcequunenat00renagoog#page/n21/ mode/2up (9 novembre 2013)
7 Je souligne.
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les limites. Dans un article intitulé «Identity Crises: France, Culture and the Idea of the Nation»8, Lawrence D. Kritzman problématise le concept de nation hérité du XIXè siècle. Il attire notre attention sur la conception idéaliste de Renan:
In studying culture and the idea of the nation we must recognize that the aesthetic of civilization is often the result of forced consent, and that the «national contract» has an unpleasant side that forces an insidious means of cohesion on the nation. (8)
Malgré les affirmations que, sous l'effet d'une fermentation, une volonté commune parvient, par un processus naturel semble-t-il, à faire émerger une volonté collective ou un semblant de consensus, un tel modèle implique forcément une cohésion forcée, porteuse de tensions9.
L'oubli (mais parfois le silence) qui entoure ces tensions contribue à mettre en avant un modèle qui, en plus d'être éloigné de la réalité, se rétracte et se fige autour d'un concept qui semble se transmettre, par-delà toute spécificité, dans son unicité. Or, comme le suggère Kritzman, la nation de Renan fait abstraction des conflits passés, des luttes de pouvoir, comme si tout était réglé une fois pour toute: «For Renan, the conflicts and struggles associated with the founding of the nation became invisible in the seamless rhetoric of the accomplished, reified object known as la France» (Kritzman 8). Cette notion de France «réifiée», pour reprendre les termes de Kritzman, capte bien la problématique inhérente au modèle national: le devenir est par conséquent tributaire d'un objet/cadre qui s'élève au-dessus de la réalité contingente, un objet fini pris dans une obligation de transmission de soi ; en se gardant d'éventuelles modifications, ce cadre devient le support de ce fonds commun, point de retour vers lequel le discours identitaire converge et se mobilise. Plutôt que d'aller dans le sens d'une fermentation, riche en possibles transformations, ouverte sur l'avenir, l'identité nationale se trouve canalisée par ce regard passéiste ; malgré une démystification de l'origine que Renan s'efforçait de souligner, l'idée nationale reste, finalement, subjuguée par, enserrée dans une aura de l'origine.
Ce bref rappel de Renan nous plonge au cœur des débats et enjeux contemporains et nous amène à évoquer ce que les ennemis proclamés du multiculturalisme, dans le contexte actuel, mettent en avant: une adhésion affirmée à un fonds commun, sous l'égide de la devise de la République: Liberté — Egalité, adhésion supposée garantir les droits de tous. Or, les quelques exemples que nous avons évoqués ci-dessus suggèrent que l'identité reste conçue dans son rapport à l'origine, à la racine, à la souche, tout autant d'images qui s'auto-légitiment dans un modèle, ou une devise, sans procéder à une évaluation critique du processus de transmission—ce que l'oubli favorise.
L'oubli que loue Renan promeut un récit qui met en avant une perspective, celle des dominants ; c'est cette filiation qui détermine appartenance et inclusion dans la communauté collective, et renvoie du coup au cadre national. Comme les réactions retenues dans l'article de Samuel Laurent, dans le journal Le Monde, tout ce qui dévie de cette lignée comporterait alors les germes d'une menace, d'un risque destructeur et suscite le rejet.
8 Lawrence D. Kritzman, «Identity Crises: France, Culture and the Idea of the Nation.» SubStance, Vol. 24, No. 1/2, Issue 76/77: Special Issue: France's Identity Crises (1995), pp. 5-20
9 On doit garder à l'esprit que l'intégration nationale républicaine et le "recul des particularismes locaux" qui marquent les premières décennies de la Troisième République résultent, comme nous le rappelle Gérard Noiriel, de mesures concrètes et dirigistes menées par l'état, et ne sont en rien le fruit du hasard. Voir Gérard Noiriel, Population, immigration et identité nationale en France.
XIXè — XXè siècles. Paris, Hachette, 1992, pages 5-38
Cet oubli est particulièrement problématique dans le monde postcolonial puisqu'il omet de réévaluer la relation de pouvoir qui lie l'état français à ses minorités issues de la colonisation.
Le roman de Laurent Mauvignier, Des hommes (2009), nous propulse au cœur d'un imaginaire complexe, hérissé de tensions, de silences, et de doutes en abordant la question de la Guerre d'Algérie10, un conflit que la France s'est longtemps refusée à reconnaître officiellement. Elle préférait lui consacrer l'euphémisme «événements d'Algérie», niant de cette façon la relation conflictuelle qui l'opposait aux Algériens. Ceux-ci, devenus Français dans les trois départements nouvellement acquis par la métropole de l'autre côté de la Méditerranée, n'en étaient pas moins soumis à un régime différent de droits ; ils demeuraient régis par le code de l'indigénat, qui introduisait une sous-catégorie pour ce qu'on appelait alors «l'indigène musulman». Le système à deux vitesses dessine ainsi une feuille de route et de classification culturelle, déterminante dans les rapports sociaux et politiques. Il définit en creux un idéal identitaire (le citoyen français de religion chrétienne) comme facteur déterminant d'inclusion ou d'exclusion. Comme Frantz Fanon l'a démontré dans Les damnés de la terre (1961), notamment dans le chapitre «De la violence», c'est à travers cette organisation coloniale et discriminante, articulée principalement autour de la race, que le regard envers l'Autre se structure et se perpétue. L'origine s'impose structurellement comme limite à l'inclusion et détermine les paramètres du nous collectif, de la volonté commune.
Le récit s'installe dans un contexte contemporain que rien ne dispose a priori à évoquer la guerre d'Algérie, un passé qui se veut révolu. La scène d'ouverture nous transporte dans un espace où la relation interculturelle est évoquée pour la première fois. Le roman s'ouvre sur une fête d'anniversaire et de départ à la retraite donnée en l'honneur de Solange à la salle des fêtes du village. La salle des fêtes est un espace municipal, à vocation publique donc, mais où les initiatives privées et familiales (comme fêtes d'anniversaire, mariages, etc. ,) ont toute leur place. Ce lieu de convivialité, de rassemblement permet le croisement des sphères publiques et privées. Solange y a invité sa famille, des amis et personnes venues l'aider à servir boissons et plats. Parmi les personnes présentes se trouve un certain Chefraoui, arrivé en France peu après la fin de la guerre d'Algérie. La scène de convivialité tourne vite au drame et nous est présentée à travers les yeux du narrateur (Rabut) qui en reproduit les moindres détails, allant des réactions des convives, à leur regard, et à leurs pensées et dialogues.
Dans cette scène, c'est l'arrivée de Feu-de-Bois, un personnage miséreux et solitaire, que les siens ne reçoivent plus qu'avec gêne ou évitent, qui fournit l'élément déclencheur du récit. Feu-de-Bois, toujours précédé de son odeur désagréable et autrefois connu sous le nom de Bernard, fait irruption parmi les invités. Sa venue crée le malaise et le cadeau qu'il offre à sa sœur (une belle broche en or) ne lui vaut pas les remerciements chaleureux qu'il escomptait. Mécontent de ne pas se voir apprécié et d'être plus ou moins refoulé, il s'en prend à l'un des invités, Chefraoui, dont la présence à la fête n'est pas remise en question: face à Chefraoui, il l'interpelle et l'insulte en le traitant de «bougnoule», une injure raciste:
Et puis. / Parce que Chefraoui tout à coup était là, devant lui, dans son champ de vision. Comme une image impossible venue brouiller le réel. [...] Puis la voix de Feu-de-Bois qui a dit très fort, interpelant Solange,/
10 La prise de l'Algérie par la France remonte à 1830; à partir de 1848, le territoire algérien est divisé en trois départements français. Au terme d'une guerre s'éta-lant de 1954 à 1962, l'Algérie obtient son indépendance vis-à-vis de la France.
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Et lui, lui, il peut être là. Il a le droit d'être là, le. Il le droit et moi, alors que moi. / Solange a laissé retomber sur la table les choses qu'elle tenait, on a entendu le choc de l'Inox sur la planche épaisse qui a vibré sur les tréteaux. / Bernard11, arrête. / Et lui il peut être là. Lui, le. / Arrête. / Le bougnoule- (42).
Enervé, Feu-de-Bois part. En chemin, il fait un détour pour se rendre chez Chefraoui, resté à la fête. Il s'introduit au domicile de l'homme, agresse la femme de ce dernier, dans une scène qui a failli dégénérer en viol.
Cette scène de convivialité où se joue la relation interculturelle (et où se profile son impossibilité) donne lieu à un récit déroutant: la voix du narrateur, lequel était pourtant présent lors de la scène, se caractérise par une distance, presque une extériorité qui affecte sa capacité à se situer face à l'agression qu'il relate et qui, dans le même temps, le propulse dans un récit circulaire qui le renvoie à la guerre, d'où il ne semble pouvoir s'échapper. Contexte contemporain et retour sur la guerre s'entremêlent dans une structure où les deux thématiques et les deux temporalités s'emboîtent l'une dans l'autre. La guerre s'avère ainsi déterminante de tout le récit, tant dans la structure qu'elle impose au roman que par l'appréhension de l'identité qu'elle engendre dans le contexte présent, et le type de relation sociale qu'elle trace. Le passé de la guerre s'impose au narrateur, à son insu, comme grille de lecture.
Il convient de souligner le malaise qui imprègne le récit dès le début et de l'identifier. On pourrait effectivement en attribuer la responsabilité à Feu-de-Bois, l'auteur de la double agression, personnage au comportement incongru, à la limite de l'équilibre psychologique (celui-ci a été profondément affecté et transformé par son service militaire effectué en Algérie lors de la guerre). Cependant, il faut relever que le malaise se voit amplifié pour deux autres raisons: d'une part, il se déplace vers le narrateur, et d'autre part, l'agression semble prolongée par la forme narrative.
Le récit du narrateur, construit a posteriori, «une fois que tout aura été fini» (12), porte les marques de sa subjectivité («Je me suis dit ça en le regardant.» (13)). Néanmoins, ce qui frappe, c'est la distance du narrateur qui ne se prononce pas sur l'acte de Feu-de-Bois, s'enfermant ainsi dans une distance qui suggère, plus que son refus, son incapacité à se positionner face à l'agression dont Chefraoui et sa famille ont été victimes. La situation semble pourtant exiger un décryptage et une intervention de sa part. La double agression lui pose désormais un défi qu'il semble impuissant à relever. Les gendarmes et le maire font appel à Rabut (le narrateur) et lui demandent d'intervenir pour ramener le calme. Il ne peut se résoudre à le faire, prisonnier d'un récit qui s'impose, s'emboîte dans le sien et l'empêche de distinguer le juste de l'injuste, l'acceptable de l'inacceptable. Il ne semble pas prêt à exiger que Feu-de-Bois présente des excuses à Chefraoui et sa famille.
La lecture de la scène du roman par Rabut (et sa mise en récit) s'enchâsse dans un retour au passé qui agit implicitement comme filtre. Ce retour se manifeste d'abord comme une façon d'expliquer le comportement de Feu-de-Bois (le narrateur explique comment Feu-de-Bois a perdu pied lors de la guerre, comme si, quelque part, cela pouvait expliquer ou justifier son comportement envers Chefraoui lors de la fête). Cependant, le retour au passé affecte également le narrateur ainsi que sa faculté de décrypter la réalité, et porter un jugement sur l'acte de Feu-de-Bois.
11 Bernard est le prénom que portrait Feu-de-Bois lorsqu'il est arrivé en Algérie pour y effectuer son service militaire. Feu-de-Bois est le surnom qui lui est at-
tribué plus tard. Feu-de-Bois représente l'homme traumatisé par son expérience de la guerre.
Alors que le narrateur s'apprête à refuser de coopérer -et prendre rendez-vous pour le lendemain matin (72) pour parler à Feu-de-Bois—au cours de la conversation avec le maire et les gendarmes, soudain, une phrase, quelque chose de plus fort que lui, le surprend, l'envahit et le replace insidieusement, contre sa volonté, du côté de Feu-de-Bois:
Moi, je suis resté assis encore quelques secondes, le temps de penser à cette phrase soudain agressive, que je n'ai pas dite -elle a roulé dans ma bouche et je n'ai pas compris pourquoi cette phrase- là m'est venue lorsqu'ils se sont levés tous les trois, cette phrase, ces mots que j'ai ravalés alors que dans mon esprit ils ont frappé: Monsieur le maire, vous vous souvenez de la première fois où vous avez vu un Arabe? (73)
Au fur et à mesure que le roman se développe, on comprend que ses atermoiements ne résultent pas d'une amitié entre lui et Feu-de-Bois (qui n'est autre que son cousin) ; ils dérivent au contraire d'une emprise beaucoup plus insidieuse qui n'est autre que l'emprise du passé, structuré par la dynamique d'un «nous» qui s'est imposé; la voix du narrateur est subsumée, absorbée par un «nous» collectif omniprésent qui se manifeste comme le «nous» des dominants, le «nous» de l'armée enlisée dans une guerre coloniale, que rien ne vient contrecarrer.
La petite phrase qui submerge le narrateur à plusieurs reprises et qu'il adresse intérieurement aux représentants de l'ordre (donc il ne la prononce pas), fait ressortir les contours d'un horizon historique, politique et idéologique partagés, identifiés par une majorité silencieuse et dans laquelle il s'inscrit pleinement. D'ailleurs, pour justifier son hésitation, mais probablement aussi pour essayer de deviner -ou devancer—la réponse du maire à cette question, il replace d'emblée le notable dans le contexte de la guerre d'Algérie ; il égrène quelques questions en prenant pour appui des expériences que d'autres ont connues: «Est-ce qu'il a laissé des mois et des mois une famille, une fiancée? .Est-ce qu'il a tenu un fusil et connu la moiteur des mains sur le fusil?» (73)). Le contrat tacite qu'il établit entre lui-même et le collectif, la majorité, repose sur la relation conflictuelle passée: elle inclut forcément la dimension coloniale où l'identité obéit à une logique culturelle et raciale.
Par ailleurs, le déploiement narratif souligne à quel point la lecture du présent est soumise au récit du passé. En plus de la «petite phrase» qui réitère un positionnement datant de la guerre (et prolonge l'exclusion de Chefraoui de la communauté), le récit nous propulse sans transition dans une autre temporalité, celle du passé, celle de la guerre d'Algérie. La partie la plus longue du récit, intitulée NUIT, s'inscrit dans le déroulement de la journée du narrateur (elle s'insère après les parties: APRÈS-MIDI, NUIT, et avant la partie finale MATIN) et représente une partie constitutive de son histoire personnelle. Dans cette partie, le narrateur évoque très directement, sans transition, l'expérience de la guerre en Algérie, alors qu'il effectuait son service militaire, au même titre que Feu-de-Bois. Cependant, les voix narratives et les points de vue fluctuent et se fondent pour converger vers une vue d'ensemble, où une voix générale, collective, semble émerger. Même si la voix du narrateur (Rabut) ne s'impose pas, ce récit de la guerre s'emboîte et structure sa vision, sa conception des rapports au présent, notamment parce qu'il jette les bases d'un «nous» qui le poursuit jusqu'au présent. Or, c'est ce «nous» implicite vers lequel il retourne sans cesse qui l'enferme dans la temporalité de la guerre, et maintient, par l'absence de décision de sa part, la censure symbolique de Chefraoui au sein de la communauté.
Tout ramène à une scène pivot que je vais résumer: lors d'une permission à Oran, Feu-de-Bois et Rabut, pour des raisons de jalousie, en viennent à se battre. Du fait de cette bagarre, les deux hommes ne peuvent regagner leur caserne à temps, ce qui amène le reste du groupe permis-
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sionnaire à retarder leur départ pour rentrer à la base (loin d'Oran). Tous les permissionnaires rentrent à leur base en retard. A leur retour, ce qui les attend, c'est le spectacle du massacre des autres soldats -leurs copains de régiment—qui n'avaient pas reçu de permission. Immédiatement, la faute est rejetée plus ou moins directement sur eux: s'ils étaient arrivés à temps, cela ne serait pas arrivé. Les retardataires seront jugés par l'armée tandis que les regards des autres appelés définissent la culpabilité de Feu-de-Bois et de Rabut.
Sous le choc, un regard collectif au sein des appelés émerge. La crise marque la vulnérabilité des personnages et la confusion autour de l'attribution de culpabilité et de responsabilité au sein des soldats. (Est-ce parce qu'ils sont arrivés en retard que leurs camarades ont été tués? Est-ce parce qu'ils sont en retard que ceux qui les ont attendus à Oran ont été épargnés? Faut-il au contraire y déceler la trahison d'un des leurs?) Elle marque surtout le moment où, dans la confusion hésitante et dissonante de la polyphonie, les voix singulières se voient absorbées dans un «nous» désormais structurant, celui de l'armée, celui du groupe qui intériorise la lecture que l'armée fait de l'Algérien. Et ce «nous» reconduit le positionnement problématique de l'état dans cette guerre.
C'est d'ailleurs à ce moment que Feu-de-Bois semble avoir «basculé». Feu-de-Bois, autrefois Bernard, plutôt indifférent mais pas antipathique à la cause algérienne, change de cap, et pour purger la responsabilité qu'on lui assigne, s'engage dans les combats. Il adopte, d'un coup, la position officielle, s'il en est, de l'armée: en effet, le flottement de cette guerre jamais déclarée ouvertement ne relègue pas les Algériens au rang d'ennemi combattant. Leur statut se résume désormais à travers les propos péjoratifs, racistes que le groupe tient: «C'est là qu'on a arrêté de parler des fells, là qu'on a dit bougnoules ou moricauds, tout le temps, parce que cette fois, pour nous autres, on avait décidé que c'était pas des hommes.» (252)12
Comme nous l'avons vu, le lien entre ce «nous» collectif, défini par un contexte passé, colonial, reste cependant d'actualité chez Feu-de-Bois, mais aussi chez le narrateur. Double de Feu-de-Bois, Rabut reproduit symboliquement l'agression envers Chefraoui en différant l'intervention que sollicitent le maire et les gendarmes. Il se maintient dans l'enchâssement d'un récit (passé) dans un autre (récit du présent).
Ce texte illustre bien comment la volonté commune ou collective est sous l'emprise d'une conception raciale de l'autre, emprisonnée dans une définition coloniale. En plus de porter préjudice à la relation interculturelle dans le cadre présent, elle introduit une fracture au sein même du nous, du moi, fracture que l'oubli, (ou le silence officiel) ne permet pas de conjurer.
Chez Mauvignier, ce n'est que lorsqu'il réactive, de façon nouvelle, ce passé qui s'était figé, structuré, formaté dans le collectif et l'officiel que l'illisibilité de l'agression raciste -et de son lien avec le nous des dominants—donne lieu à un dépassement, un déchiffrement, mais aussi à un apaisement. Dans Des hommes, le narrateur parvient à dépasser le malaise après avoir confronté quelques clichés qui problématisent le discours national, le «nous» dans lequel il est censé se retrouver et où
12 Je souligne.
l'Autre ne figure pas (comme dans les photos d'appelés prises sur fond de ciel bleu ensoleillé et lunettes de soleil), ou bien celle où l'Autre est subordonné (photo d'un Algérien sous le drapeau tricolore). Pour lui en effet, le véritable déclencheur d'un processus de «guérison» repose sur l'inscription, dans sa narration, du cliché qu'il avait pris d'une petite fille algérienne. Cette photo, qu'il décrit longuement, précède la scène du massacre à la caserne et l'adhésion à la dynamique du «nous» homogène qui s'ensuit. L'inscription narrative de la photo, sa remise en contexte, la tentative de retracer ce qui a échappé au narrateur/photographe, apporte un nouvel éclairage sur sa relation avec cette petite (égorgée par la suite). Cette photo révèle la relation singulière, particulière qui l'attachait à cette petite, antérieure à l'adhésion au collectif. Elle désamorce la dynamique collective.
Les problèmes cernés dans ce texte nous permettent d'aborder la question de l'intégration de l'Autre dans le contexte contemporain ; cependant, ils renvoient la balle dans le camp des dominants, du «nous» collectif, l'exhortant à confronter l'apparente illisibilité de l'agression raciste, d'abord simple perturbation de l'ordre, de la fête, mais qui nous ramène en fin de compte à quelque chose de plus profond, de plus lointain, à cet oubli, à cette cécité que le grand récit national consigne dans les zones d'ombre.
Si les contradictions qui sous-tendaient l'entreprise coloniale de la France n'ont pendant longtemps pas réussi à ébranler l'idée quasi mythique d'une France généreuse, assimilationniste et universaliste, l'ère de la culture de masse, de la globalisation des échanges culturels et économiques, des déplacements de personnes (volontaires ou forcés) accélère la remise en question de ce principe. La capacité de «faire société au sein de la société-monde qui est désormais la nôtre» (Fistetti)13 doit alors passer par une interrogation renouvelée du collectif, de la volonté commune, et de la nature de ce «nous» qui le véhicule. Comme le rappelle Françoise Vergès, «la nation ne peut être le référent suprême: les «racines» ne peuvent être valorisées ou célébrées là où le déplacement et l'exil sont devenus, de par l'histoire, des principes d'organisation transnationale ou transcontinentale.» (281) Ancienne puissance coloniale, la France se doit de réfléchir aux enjeux des questions d'héritage, de transmission, de mémoire et de l'impact que la voix collective—le «nous» non problématisé et surdéterminé—peut avoir sur le présent. La possibilité ou l'impossibilité de l'interculturel repose sur la volonté de l'état d'intervenir dans la bataille de l'imaginaire qui détermine et affecte les grandes lignes de l'intégration. Une perspective allant au cœur de la complexité des relations entre la France et l'Algérie, affrontant aussi les silences et tabous de la relation coloniale passée, aiderait sans doute à sortir la relation interculturelle de l'impasse dans laquelle d'aucuns aiment à l'acculer. La perception des minorités visibles sur le sol français pourrait peut-être devenir moins conflictuelle, non plus définie uniquement en relation à un récit ramenant à une origine, une filiation, une norme ou un récit passé sur lequel repose la nation depuis la IIIè République.
13 Francesco Fistetti. Théories du multiculturalisme. Un parcours entre philosophie et sciences sociales, traduit de l'italien par Philippe Chanial et Marilisa Preziosi. Éditions la Découverte/M. A. U. S. S. (2009).
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I # 3(16) 2014 I