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DIDEROT CRITIQUE D'ART ET LA TRADUCTION DE L'ESPACE-TEMPS: DE LA COMPOSITION PICTURALE À LA DÉCOMPOSITION/RECOMPOSITION LITTÉRAIRE
© 2018. N. Langbour
C.E.R.E.d.I, Université de Rouen Rouen, France Envoyé le 12 février 2018 Publié le 25 juin 2018
Résumé: En tant que théoricien des beaux-arts, Diderot postule que les artistes doivent nécessairement suivre l'unité de lieu et de temps dans la création de tableaux afin d'assurer leur unité thématique et esthétique. Cependant, ces unités sont elles-mêmes un problème pour Diderot quand il les étudie en tant que critique d'art. À ce titre, il est obligé à travers une séquence discrète de lettres de transmettre l'immédiateté du tableau. De plus, son travail sur la description des œuvres d'art exige la fragmentation des peintures, le démembrement en nombreuses scènes qui, à la fin, brouillent complètement l'unité de lieu. Face aux problèmes émergents Diderot invente différentes méthodes de description qui lui permettent de traduire en mots une clarté picturale fondée sur l'unité de temps et de lieu.
Mots clés: D. Diderot, «Salons», l'esthétique, l'unité de lieu et de temps, ekphrasis, le rapport entre la peinture et la littérature.
Informations sur l'auteur: Nadège Langbour, docteur ès lettres, professeure, C.E.R.E.d.I., Université of Rouen, rue Lavoisier, 76821 Mont-Saint-Aignan, France.
E-mail: nadege.langbour@free.fr
Pour la citation: Langbour N. Diderot critique d'art et la traduction de l'espace-temps: de la composition picturale à la décomposition/recomposition littéraire // Studia Litterarum, 2018, t. 3, no 2, pp. 26-37. DOI: 10.22455/2500-4247-2018-3-2-26-37
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DIDEROT AS THE CRITIQUE OF ART AND THE TRANSLATION OF TIME AND PLACE: FROM THE PICTURAL COMPOSITION TO THE LITERARY DECOMPOSITION / RECOMPOSITION
© 2018. N. Langbour
С.E.R.E.d.I.,University of Rouen, Rouen, France Received: February 12, 2018 Date of publication: June 25, 2018
Abstract: In his reflections on painting, Diderot as a theoretician of fine arts explains that the painter must respect the unity of time and place for the paintings to be thematically and aesthetically solid. However, the unities present a problem for Diderot when he attempts to describe specific paintings in his accounts of painting exhibitions. Indeed, the writing requires conveying the instantaneous and unmediated perception of the work of art in discreet words. Moreover, the description of paintings suggests their fragmentation into different scenes that seems to dilate time and place out of the scene described. Diderot invents several descriptive methods that allow him solve this problem.
Keywords: Diderot, art critic, literary translation of painting, unity of time and place.
Information about the author: Nadège Langbour, PhD, Associate Professor, C.E.R.E.d.I., University of Rouen, Department of Philology and Humanities, Lavoisier str., 76821 Mont-Saint-Aignan, France.
E-mail: nadege.langbour@free.fr
For citation: Langbour N. Diderot as the critique of art and the translation of time and place: from the pictural composition to the literary decomposition / recomposition. Studia Litterarum, 2018, vol. 3, no 2, pp. 26-37. (In French) DOI: 10.22455/2500-4247-2018-3-2-26-37
ДИДРО КРИТИК ИСКУССТВА И ПРОБЛЕМА ВОПЛОЩЕНИЯ ВРЕМЕНИ И ПРОСТРАНСТВА: ОТ ЖИВОПИСНОЙ КОМПОЗИЦИИ К ЛИТЕРАТУРНОЙ
© 2018 г. Н. Лангбур
Лаборатория С.E.R.E.d.I., Университет Руана, Мон-Сен-Эньян, Франция Дата поступления статьи: 12 февраля 2018 г. Дата публикации: 25 июня 2018 г. DOI: 10.22455/2500-4247-2018-3-2-26-37
Аннотация: В качестве теоретика изобразительного искусства Дидро постулирует тот факт, что художники должны обязательно следовать единствам места и времени при создании картин, дабы обеспечить их тематическую и эстетическую собранность. Однако сами эти единства предстают проблемой для Дидро, когда он превращается в своих исследованиях в искусствоведа. В таком своем качестве он с помощью дискретной последовательности письма вынужден передавать сиюминутность и непосредственность живописи. Более того, его работа по описанию произведений искусства требует фрагментации картин, их расчленение на множество сцен, что, в конечном итоге, полностью размывает единство места. Перед лицом возникших проблем Дидро изобретает различные методы описания, которые позволяют ему перевести в слова и письмо живописную наглядность, основанную на единствах времени и места.
Ключевые слова: Д. Дидро, «Салоны», эстетика, единства места и времени, экфрасис, соотношение живописи и литературы.
Информация об авторе: Надеж Лангбур — PhD, доцент, Лаборатория C.E.R.E.d.I., Университет Руана, факультет филологии и гуманитарных наук, ул. Лавуазье, 76821 Мон-Сен-Эньян, Франция.
E-mail: nadege.langbour@ free.fr
Для цитирования: Langbour N. Diderot critique d'art et la traduction de l'espace-temps: de la composition picturale à la décomposition/recomposition littéraire // Studia Litterarum. 2018. Т. 3, № 2. C. 26-37. DOI: 10.22455/2500-4247-2018-3-2-26-37
УДК 821.133.1 ББК 83.3(4Фра)5 + 83
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A partir de 1759, Diderot entreprend de répondre à la commande de Grimm qui l'invite à rendre compte des expositions de peinture qui se déroulent tous les deux ans au Salon Carré du Louvre. De 1759 à 1781, il va ainsi écrire neuf Salons qui sont publiés dans la Correspondance littéraire. Très vite, Diderot se trouve alors confronté à des problèmes techniques: la différence fondamentale de nature entre la peinture et l'écriture interdit au salonnier de traduire fidèlement par des mots l'œuvre d'art. Comment, en effet, peut-il évoquer les couleurs et la composition générale en alignant simplement des lettres noires sur une page blanche? Comment peut-il aussi rendre compte du caractère instantané de la peinture, qui permet au spectateur d'appréhender simultanément, en un seul coup d'œil, tous les éléments constituants la toile, alors que l'écriture se développe de façon linéaire, en juxtaposant des éléments dont le lecteur ne prend connaissance que successivement? Les règles de «l'unité de temps» et de «l'unité de lieu» en peinture, que des théoriciens comme Du Bos, Dufresnoy, De Piles ou Richardson n'ont de cesse de rappeler dans leurs écrits, constituent un obstacle majeur au travail de critique d'art.
Le problème de «l'unité de temps» et de «l'unité de lieu»
Comme ses prédécesseurs, Diderot revient fréquemment sur la règle des trois unités à laquelle le peintre doit se soumettre plus rigoureusement encore que le dramaturge. Des trois unités, la plus importante est sans conteste l'unité de temps à laquelle sont subordonnées celle de lieu et celle d'action. C'est ce qu'explique Diderot dans l'article COMPOSITION qu'il rédige pour l'Encyclopédie et c'est précisément parce que l'unité de temps est la première règle à laquelle est soumise toute création picturale que Diderot l'analyse dès le début de son article,
écrivant: «le peintre n'a qu'un instant presque indivisible; c'est à cet instant que tous les mouvements de sa composition doivent se rapporter: entre ces mouvements, si j'en remarque quelques-uns qui soient de l'instant qui précède ou de l'instant qui suit, la loi de l'unité de temps est enfreinte» [1, t. 3, p. 772].
Dans ses écrits sur l'art, Diderot insiste à maintes reprises sur le caractère instantané de la peinture, notant par exemple dans ses Essais sur la peinture: «Chaque action a plusieurs instants; mais je l'ai dit et je le répète, l'artiste n'en a qu'un dont la durée est celle d'un coup d'œil» [2, p. 57]. L'instantanéité de la sensation et de la manière d'appréhender l'œuvre d'art oblige le peintre à représenter un moment unique. L'expression picturale se cantonne ainsi à un hic et nunc dont elle ne peut se défaire. A l'inverse l'expression littéraire, qui tente parfois de traduire cette expression picturale, est foncièrement linéaire, d'où l'inscription de l'expression littéraire dans la durée et dans une succession d'instants. C'est ce que remarque amèrement Diderot dans le Salon de 1767 lorsqu'il constate qu'«en quatre lignes, [il] fait succéder plusieurs instants différents, et croyant n'ordonner qu'un seul tableau, [il] en accumule plusieurs» [4, p. 155]. Cette différence de nature entre l'expression simultanée de la peinture et l'expression linéaire de tout écrit obsède Diderot.
A ce problème de l'unité de temps se superpose celui de l'unité de lieu puisque, selon le salonnier, un tableau fige en quelque sorte le temps et l'espace pour offrir au spectateur un point de vue unique. C'est d'ailleurs ce qu'explique encore Diderot dans l'article COMPOSITION: «Un tableau bien composé est un tout renfermé sous un seul point de vue, où les parties concourent à un même but, et forment par leur correspondance mutuelle un ensemble aussi réel, que celui des membres dans un corps animal» [1, t. 3, p. 772].
Comme l'unité de temps, l'unité de lieu est un obstacle majeur pour le critique d'art. En effet, le travail du salonnier consiste à décrire les toiles, c'est-à-dire à substituer l'expression littéraire à l'expression picturale. Mais, en substituant l'écriture à la peinture, le salonnier remplace la perception instantanée et totale du tableau qu'en a le spectateur par la perception successive et fragmentée que s'en fait le lecteur. Dans le Salon de 1767, Diderot évoque d'ailleurs: «la difficulté de décrire et d'entendre une description. Plus on détaille, plus l'image qu'on présente à l'esprit des autres diffère de celle qui est sur la toile» [4, p. 343]. Telle est donc l'origine du paradoxe de l'écriture critique: c'est par son effort pour décrire la toile, c'est par son souci constant de fidélité à l'œuvre picturale, que le salon-
nier lui est foncièrement infidèle, puisque, à force de décrire chaque détail de la composition du peintre, il la fragmente et substitue la décomposition littéraire à la composition picturale.
Pour peu que la composition picturale soit étendue et que le peintre ait mis en scène plusieurs groupes de figures, le salonnier éprouve vite des difficultés pour en proposer une description synthétique. Diderot en fait l'expérience lorsqu'il veut décrire, par exemple, Le Miracle des Ardents que Doyen expose en 1767. Il tente de décrire consciencieusement la toile mais se perd dans sa description et passe sans cesse de la description d'éléments situés à gauche du tableau à celle d'éléments situés à droite. Il commence ainsi l'article qu'il consacre au tableau de Doyen: «Dans le tableau de Doyen, tout en haut de la toile, à gauche, on voit la sainte, à genoux, portée sur des nuages» [4, p. 256]. Quelques lignes plus loin, il évoque des éléments placés à droite de la toile. On lit par exemple: «Vers la droite, au-dessus de la sainte, et proche d'elle, autre petit groupe de chérubins» [4, p. 257] ou encore: «A droite, sur le parvis, plus sur le devant, c'est un grand cadavre qu'on ne voit que par le dos» [4, p. 257]. Puis Diderot décrit de nouveau des éléments placés à gauche du tableau: «Tout à fait à la gauche du tableau, sur la terrasse, au pied de l'escalier et du massif, un homme vigoureux qui soutient par-dessous les bras, un malade nu» [4, p. 258]. Après avoir péniblement décrit aussi bien les groupes que les accessoires et le décor, Diderot sent que sa description est encore imparfaite et il s'écrie: «Voilà la composition de Doyen: reprenons-la» [4, p. 259]. Il revient alors sur les éléments déjà décrits et rédige un article de plus de vingt pages dans lesquelles la composition de Doyen est intégralement décomposée, disséquée et fragmentée par l'écriture.
Il semble donc bien exister un hiatus insurmontable entre l'unité de la composition picturale et sa description littéraire qui décompose l'œuvre dont elle rend compte au risque de la réduire à néant. Faut-il alors en conclure que l'entreprise de la critique d'art est vouée à l'échec? Le salonnier est-il dans l'incapacité de «faire tableau» par l'écriture alors même que son «hypotexte» (comme dirait Genette) est un tableau? La rencontre entre les deux arts que sont la peinture et la littérature n'a-t-elle engendré le genre des Salons que pour le vouer aux dents de l'infanticide Chronos?
On pourrait être tenté de répondre par l'affirmative en constatant l'antinomie entre le traitement de la composition proposé par l'image et celui proposé par l'écriture. Pourtant, il serait superficiel de s'en tenir à un tel constat. En ef-
fet, Diderot entend résoudre ce paradoxe en inventant des méthodes descriptives. Dans le Salon de 1765, il confie en effet à Grimm, son commanditaire: «Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle qu'avec un peu d'imagination et de goût on les réalisera dans l'espace et qu'on y posera les objets à peu près comme nous les avons vus sur la toile» [3, p. 26]. Mais quelles sont les méthodes que Diderot met en place pour décrire les tableaux tout en insufflant, dans ses descriptions, le principe d'unité qui est consubstantiel à une œuvre picturale? Dans ses Salons, Diderot en élabore trois: la méthode scientifique, la méthode mimétique et la méthode narrative.
La méthode scientifique et l'unité focale
Les méthodes scientifiques élaborées par Diderot reposent sur une analyse rigoureuse du cheminement de l'œil dans la toile. Selon Diderot, «une composition bien ordonnée n'aura jamais qu'une seule vraie, unique, ligne de liaison; et cette ligne conduira et celui qui la regarde et celui qui tente de la décrire» [4, p. 270]. Pour «faire tableau» en décrivant un tableau, Diderot met donc en place une méthode qui consiste à «entrer sur le lieu de la scène, par le côté droit ou par le côté gauche, et s'avançant sur la bordure d'en bas, [à] décrire les objets à mesure qu'ils se présentent» [4, p. 301]. La description du Musicien champêtre de Le Prince, dans le Salon de 1767, est un bon exemple de cette méthode scientifique: «Je m'établis sur la bordure, et je vais de droite à gauche. Ce sont d'abord de grands rochers assez près de moi. Je les laisse. Sur la saillie d'un de ces rochers, j'aperçois un paysan assis, et un peu au-dessous de ce paysan, une paysanne assise aussi. Ils regardent l'un et l'autre vers le même côté. Ils semblent écouter. Et ils écoutent en effet un jeune musicien qui joue à quelque distance d'une espèce de mandoline. Le paysan, la paysanne et le musicien ont quelques moutons autour d'eux. Je continue mon chemin, je quitte à regret le musicien, parce que j'aime la musique et que celui-ci a un air d'enthousiasme qui attache; il s'ouvre à ma droite une percée d'où mon œil s'égare dans le lointain; si j'allais plus loin, j'entrerais dans un bocage; mais je suis arrêté par une large mare d'eaux qui me font sortir de la toile» [4, p. 309-310].
Pour animer son style et vivifier sa description, Diderot se présente comme un promeneur qui se déplace dans la toile et qui rencontre les figures peintes. Mais il n'oublie pas qu'il fait la description d'un tableau et, grâce à une épanadi-plose thématique, il encadre la promenade fictive par des allusions à la méthode
descriptive qu'il emploie. En effet, il commence sa description par «Je m'établis sur la bordure, et je vais de droite à gauche» et la clôt par «je suis arrêté par une large mare d'eaux qui me font sortir de la toile». Cette épanadiplose constitue alors une sorte de cadre qui rappelle le cadre qui encercle la toile peinte.
La méthode scientifique utilisée par le salonnier pour rendre compte de certaines œuvres exposées au Salon Carré lui permet donc bien de «faire tableau» puisqu'elle lui offre le moyen de restituer la toile par des mots tout en respectant l'unité focale de la composition picturale. Néanmoins, cette méthode a ses limites et elle se révèle parfois inefficace pour décrire les œuvres. Tel est l'amer constat que Diderot dresse dans le Salon de 1767 quand, après avoir décrit le Clair de lune de Vernet en allant de droite à gauche, il s'exclame: «Mais que signifient mes expressions exsangues et froides, mes lignes sans chaleur et sans vie, ces lignes que je viens de tracer les unes au-dessous des autres. Rien, mais rien du tout. Il faut voir la chose» [4, p. 225]. Pour que ses descriptions soient plus en adéquation avec les tableaux, Diderot va alors mettre en place une autre méthode: la méthode mimétique.
La méthode mimétique et la contraction de l'espace-temps
Pour Diderot, le meilleur compte rendu d'une œuvre d'art est celui où la «description [est] calquée sur la figure» [3, p. 292]. C'est ce que j'appelle «la méthode mimétique». Pour créer un mimétisme entre l'œuvre d'art et son texte et ainsi «faire tableau» par l'écriture, Diderot invente en effet un style et une langue lui permettant de calquer la structure de sa description sur la composition artistique.
Dans le Salon de 1765 par exemple, Diderot utilise la méthode mimétique pour décrire les naufrages de Vernet: «Ici, un enfant échappé du naufrage est porté sur les épaules de son père; là, une femme étendue morte sur le rivage, et son époux qui se désole. La mer mugit, les vents sifflent, le tonnerre gronde, la lueur sombre et pâle des éclairs perce la nue, montre et dérobe la scène. On entend le bruit des flancs d'un vaisseau qui s'entrouvre, ses mâts sont inclinés, ses voiles déchirées; les uns sur le pont ont les bras levés vers le ciel, d'autres se sont élancés dans les eaux, ils sont portés par les flots contre les rochers voisins où leur sang se mêle à l'écume qui les blanchit; j'en vois qui flottent, j'en vois qui sont prêts à disparaître dans le gouffre, j'en vois qui se hâtent d'atteindre le rivage contre lequel ils seront brisés. La même variété de caractères, d'actions et d'expressions règne sur les spectateurs: les uns frissonnent et détournent la vue, d'autres secourent, d'autres immobiles regardent; il y en a qui ont allumé du feu
sous une roche; ils s'occupent à ranimer une femme expirante, et j'espère qu'ils y réussiront» [3, p. 134]. On voit ici que, par le style, Diderot s'emploie à recomposer le tableau dans l'esprit de son lecteur. Pour cela, il utilise des procédés stylistiques qui permettent de restituer l'unité de la composition picturale. Il mime cette unité en utilisant le présent d'énonciation, en recourant à des connecteurs spatiaux comme «ici» et «là» qui n'ont de sens que dans la situation d'énonciation et en utilisant l'asyndète, puisque cette figure de style lui permet de juxtaposer la description de différentes scènes sans recourir à l'emploi de connecteurs temporels. De ce fait, la description semble bien évoquer une multitude d'actions qui se passent simultanément alors même que l'écriture contraint le salonnier à les énu-mérer de façon successive. En utilisant cette méthode mimétique de description, Diderot recompose donc les tableaux de Vernet et parvient à «faire tableau» car, comme le peintre, il introduit une unité dans la scène représentée. Il va même plus loin puisqu'il parvient à transposer, dans l'écriture, le principe de contraction du temps qui caractérise l'art pictural.
L'art du peintre consiste, en effet, à contracter le temps. Choisissant souvent de représenter le moment de crise de l'événement, moment où la tension est si forte qu'elle génère des actions grandioses qui sont pour le peintre une source d'inspiration, l'artiste risque néanmoins d'isoler l'action qu'il met en scène de ses causes et de ses conséquences. S'il peut tabler sur les connaissances historiques du spectateur pour resituer, dans la chronologie, l'événement qu'il fixe sur la toile, le peintre tente tout de même de lui fournir des indices en insérant, dans son œuvre, des signes qui rappellent les événements antérieurs ou ceux à venir. C'est d'ailleurs ce que remarque Diderot dans ses Pensées détachées sur la peinture lorsqu'il écrit: «J'ai dit que l'artiste n'avait qu'un instant, mais cet instant peut subsister avec des traces de l'instant qui a précédé et des annonces de celui qui suivra» [5, p. 399]. Diderot ne fait alors que paraphraser ce qu'il écrivait déjà dans l'article COMPOSITION lorsqu'il étudiait le tableau de Rubens représentant La Naissance de Louis XIII: «Il y a pourtant des occasions où la présence d'un instant n'est pas incompatible avec des traces d'un instant passé: des larmes de douleur couvrent quelquefois un visage dont la joie commence à s'emparer. Un peintre habile saisit un visage dans l'instant du passage de l'âme d'une passion à une autre, et fait un chef-d'œuvre. Telle est Marie de Médicis dans la galerie du Luxembourg; Rubens l'a peinte de manière que la joie d'avoir mis au monde un fils n'a point effacé l'impression des douleurs de l'enfantement. De ces deux passions contraires, l'une est présente, et l'autre n'est
pas absente» [1, t. 3, p. 773]. Le peintre procède donc à une sorte de contraction du temps sur la toile, représentant une sorte de temps idéal où le passé et le futur cohabitent avec le présent dans l'instant figé sur le tableau.
Or, dans la description des tempêtes de Vernet proposée dans le Salon de 1765, Diderot procède bien à ce travail de contraction puisqu'il n'évoque pas un mais deux tableaux de Vernet représentant des naufrages: la figure de la femme noyée étendue sur le rivage apparaît en effet dans le tableau intitulé La Tempête, que l'on peut voir aujourd'hui au musée de l'Ermitage; la figure de la femme évanouie que des hommes réchauffent sur la rive est, elle, présente dans le tableau qui a pour titre Autre naufrage au clair de lune. En procédant à cette description synthétique de plusieurs tableaux, Diderot transfère, dans l'écriture, le principe de contraction du temps auquel sont assujettis les peintres. La méthode mimétique permet ainsi au salonnier de recréer la temporalité du tableau assez fidèlement puisque, comme le peintre, il tente de restituer l'instant unique, le présent de la scène.
La méthode narrative: la dilatation du temps et de l'espace dans
l'écriture
La troisième méthode de description mise en place par le salonnier est plus complexe et semble, de prime abord, aux antipodes du principe pictural de contraction du temps et de l'espace puisque Diderot va procéder à une sorte de dilatation de l'espace-temps. L'un des exemples les plus significatifs de cette dilatation de l'espace-temps dans l'écriture du critique d'art est fourni par le compte rendu que Diderot consacre au tableau de Fragonard dans le Salon de 1765. L'œuvre exposée par Fragonard cette année-là représente Le Grand-Prêtre Corésus [qui] s'immole pour sauver Callirhoé.
Pour évoquer cette toile, Diderot met en place une fiction: prétendant qu'il n'a pas eu l'occasion de voir l'œuvre de Fragonard, il propose de substituer à sa description le récit d'un rêve qu'il a fait: «Mais pour remplir cet article Fragonard, je vais vous faire part d'une vision assez étrange dont je fus tourmenté la nuit qui suivit un jour dont j'avais passé la matinée à voir des tableaux et la soirée à lire quelques Dialogues de Platon» [3, p. 253]. Ce cadre onirique que met en place Diderot mérite d'être relevé. Depuis que Freud a exposé ses théories sur le «travail du rêve», on sait que celui-ci repose sur deux principes: le «déplacement» et la «condensation». Or, la «condensation» est le processus par lequel l'inconscient fonde plusieurs idées ou plusieurs objets en un seul. Ce processus de «condensa-
tion» propre au «travail du rêve» n'est donc pas sans rappeler le double principe pictural de l'unité de lieu et de contraction du temps qui permet au peintre de fondre, dans un même instant, le passé, le présent et l'avenir.
Quoiqu'il en soit, cette fiction du rêve va conduire Diderot à décrire cinq tableaux dont seul le cinquième et dernier rend compte de la toile de Fragonard. Le premier évoque «un jeune homme, ses longs vêtements sacerdotaux en désordre, la main armée d'un thyrse, le front couronné de lierre» [3, p. 255]. Il fait une offrande à Dionysos, s'enivre avec des femmes hystériques puis arpente avec elles les rues tandis que le peuple fuit et se réfugie dans les maisons. C'est le sujet du deuxième tableau. Le troisième représente le jeune prêtre qui mène les bacchantes. Ivre d'amour, il déclare sa flamme à une jeune fille qui reste inflexible. Pendant ce temps, dans un quatrième tableau, la folie de la bacchanale s'empare de tous les habitants à l'exception de quelques vieillards qui entendent une voix divine ordonner un sacrifice afin que cesse ce désordre. C'est ce sacrifice que Fragonard représente sur sa toile et que Diderot décrit comme le cinquième tableau de sa galerie onirique. Tous les personnages précédemment décrits y sont représentés: le jeune homme, le peuple, les vieillards, la jeune fille qui doit être sacrifiée et le prêtre amoureux qui préfère se tuer plutôt que d'offrir aux dieux la mort de celle qu'il aime.
On peut ainsi conclure que la contraction du temps et de l'espace dans le tableau de Fragonard est telle que, tout en ne représentant que le moment du sacrifice, le peintre a su rappeler et suggérer aux spectateurs les événements qui ont précédé l'instant représenté sur la toile et qui se sont déroulés en dehors du temple. Cela permet alors au critique d'art de reconstituer le cheminement narratif et temporel qui a mené à cette scène de sacrifice. Ainsi Diderot parvient-il bien à rendre compte du principe pictural de contraction du temps et de l'espace en mettant en scène différents lieux, en dilatant le temps et en reconstituant la chronologie des événements.
Le compte rendu consacré à Fragonard n'est pas unique en son genre. Diderot procède à la même dilatation du temps et de l'espace lorsqu'il décrit les tableaux de Greuze ou ceux de Vernet, auxquels il consacre la fameuse promenade dans le Salon de 1767. Là aussi, il met en place une fiction qui va servir de cadre à la description de sept paysages peints par Vernet. Diderot prétend faire un séjour à la campagne et décrire, à l'occasion de ses promenades champêtres, les sites qu'il peut admirer. Le temps de la marche et de l'observation sert alors de support à la description. Dans son compte rendu, Diderot dilate le temps en le calquant sur
les pas lents du promeneur qui, tout en regardant chaque site, prend conscience du mouvement et des mutations perpétuels auxquels est sujet chaque élément constituant la nature, des hommes aux animaux, en passant par les plantes, l'eau, le vent... On comprend alors, à la lecture du compte rendu consacré à Vernet dans le Salon de 1767, que la peinture, loin de figer le temps, loin de fixer des scènes dans une sorte de hors-temps, permet au contraire de représenter le mouvement perpétuel du monde qui n'a de cesse d'évoluer dans le temps et de l'espace.
En mettant en place des méthodes scientifique, mimétique et narrative pour décrire les œuvres picturales exposées au Salon Carré, Diderot n'est pas condamné à décomposer un tableau pour le décrire. Il est à même de recomposer le tableau par l'écriture et peut, comme le peintre, prétendre «faire tableau». En exergue de son roman La Religieuse, Diderot écrivait la formule de Corrège «moi aussi, je suis peintre». C'est une formule qui aurait aussi pu figurer en tête des Salons où, comme on l'a vu, Diderot s'est illustré dans l'art de «faire tableau» par l'écriture, en développant un style qui lui permet de traduire l'unité de temps et l'unité de lieu qui sont consubstantielles à toute œuvre picturale. Par ce style, il résout l'apparent paradoxe entre la critique d'art et l'œuvre d'art. Certes, le tableau représente simultanément plusieurs instants tandis que l'écriture présente ces instants successivement, mais, en définitive, tous deux rendent compte d'une réalité philosophique immuable: l'espace est infini et le temps ne peut être suspendu. La «poétique des ruines» concrétisée sur la toile par Hubert Robert et théorisée par Diderot dans le Salon de 1767 ne dit d'ailleurs pas autre chose et c'est sur ces mots du salonnier que nous conclurons: «Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le temps qui dure» [4, p. 338].
References
1 L'Encyclopédie. Paris, Briasson, David, Le Breton, Durand, 1751-1772. 17 t. (In French)
2 Diderot D. Essais sur la peinture, Salons de 1759,1761,1763. Paris, Hermann, 1984. 294 p. (In French)
3 Diderot D. Salon de 1765. Paris, Hermann, 1984. 370 p. (In French)
4 Diderot D. Salon de 1767. Paris, Hermann, 1995. 564 p. (In French)
5 Diderot D. Salons de 1969, 1771, 1775, 1781, Pensées détachées sur la peinture. Paris, Hermann, 1995. 461 p. (In French)